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et des combats sur terre et sur mer pour s'ouvrir des nouveaux débouchés, ou pour ne pas perdre ceux dont on était en possession. Mais, pour enrichir la nation et entretenir le luxe de l'aristocratie anglaise et des négocians et chefs de manufactures, il a fallu que le pauvre laboureur, et surtout le malheureux ouvrier manufacturier, après avoir épuisé son corps par un travail continuel trop pénible et souvent au-dessus de ses forces physiques, aille encore mendier des secours pour pouvoir nourrir sa famille. Tel est le tableau réel qu'offre l'Angleterre, non seulement depuis la paix, mais encore depuis 1793. Les sources auxquelles le gouvernement britannique doit son malheur, sont la trop grande inégalité dans la répartition des richesses, la trop grande extension donnée à l'industrie manufacturière et au commerce étranger, enfin le nombre trop considérable d'individus n'ayant d'autre propriété que leur travail, et dont la subsistance journalière dépend de la vente de ces produits qu'ils fabriquent, laquelle peut être contrariée ou soudainement arrêtée par mille circonstances diverses ou imprévues. Aucune autre nation ne se trouvant dans cette dépendance de l'étranger, pour la vente de ses produits, aucune n'a dû souffrir autant que l'Angleterre de l'échec qu'a éprouvé son commerce. On n'a vu nulle autre part les ouvriers de tout genre en insurrection presque permanente pour obtenir de quoi se nourrir, ni plus du dixième de la population d'un pays florissant réduit à vivre d'aumônes (1). >>

M. de Sismondi, de son côté, trace un tableau non moins affligeant que fidèle de la crise commerciale de l'Angleterre, qu'il n'hésite pas à attribuer aux principes de l'économie politique de Smith, ainsi que la misère effroyable qui dévoré la population manufacturière de ce royaume.

(1) Le nombre des pauvres, en Angleterre, est le sixième de la population. Voir les chapitres I et VI du livre II.

En France, pendant les guerres de la première révolu tion et dans le cours de celles entreprises par l'empereur Napoléon, dont la pensée constante fut d'arrêter la tendance de l'Angleterre à la suprématie universelle du commerce maritime et de l'industrie, nos manufactures s'étaient bornées aux produits nationaux et à la consommation intérieure. La paix générale de 1814 leur imprima un mouvement rapide qu'il était facile de prévoir, parce qu'il était dans la nature des choses.

Replacée sous le dogme tutélaire de la légitimité et sous le sceptre doux et paternel des Bourbons, la France voyait se rétablir nos relations avec toutes les parties du monde connu. Elle avait devant elle un long avenir de paix et de liberté. Les progrès opérés dans tous les arts de l'industrie étrangère, lui étaient complètement révélés à la fois. Le crédit publie se fondait sur des bases solides : de grands capitaux, resserrés jusqu'alors, demandaient un emploi productif. L'activité des esprits, détournée désormais de son cours belliqueux, se reportait sur les spéculations aventureuses du commerce, de l'industrie et de la bourse. Le spectacle de la prospérité apparente de l'Angleterre, que l'on s'empressait de visiter, fascinait les regards et excitait l'émulation et la rivalité de la France tout entière.

Les doctrines de Smith et de ses disciples venaient de déborder sur notre sol. On leur attribua les prodiges de l'industrie anglaise et une prospérité dont on n'apercevait pas les fondemens fragiles et précaires. Persuadés que la production était le seul élément de la richesse, que l'excitation à de nouveaux besoins était la véritable théorie de la civilisation, et la consommation une suite nécessaire de la production, nos principaux industriels se précipitèrent vers les entreprises manufacturières avec une furie toute française. On était avide de jouissances : il fallait obtenir des richesses largement et promptement.

Tout fut entraîné dans cette voie. De grandes fabriques s'élevèrent à l'envi, et autour d'elles la population ouvrière ne manqua pas de se grouper et de s'accroître dans la progression la plus rapide. On vit surgir de nouvelles villes toutes manufacturières. D'autres s'agrandirent démesurément. Durant quelques années un grand succès parut couronner notre industrie nationale, et principalement celle qui s'exerçait spécialement sur les produits de notre sol et s'attachait à satisfaire les besoins de la con-sommation intérieure. Mais on était allé plus loin: on voulut s'élancer aussi sur le théâtre de la concurrence universelle. On chercha, à l'aide des machines et des procédés les plus économiques, à rivaliser avec l'industrie anglaise pour les produits manufacturés dont les matières premières sont tirées de l'étranger. On s'aperçut trop tard que si la production pouvait être en quelque sorte illimitée, la consommation avait des bornes. Depuis longtemps tous les marchés de l'Europe et même de l'univers étaient encombrés de marchandises anglaises. Nos tissus de coton et d'autres produits, long-temps protégés par le blocus continental, mais dont l'abondance avait dépassé les limites de la consommation intérieure, ne purent être vendus. D'énormes capitaux, employés à l'établissement d'un grand nombre de fabriques, demeurèrent improductifs. Les fabricans durent ralentir leurs travaux, recourir de plus en plus aux procédés les plus économiques, diminuer les salaires au taux le plus bas, et finalement congédier un plus grand nombre d'ouvriers.

Il n'est guère resté debout, dans cette mémorable crise, que l'industrie fondée de préférence sur les produits du sol national, et les entreprises conduites avec prévoyance et charité.

D'un autre côté, la moyenne industrie, habituée depuis long-temps à la routine des travaux manuels qui suffisaient à des besoins modérés, dépourvue de grands capitaux et

peu disposée à des innovations périlleuses, n'avait pu se prêter aux changemens de procédés et de goûts qui s'étaient subitement opérés; elle devait être forcément absorbée par le système des grandes manufactures.

Ainsi la classe ouvrière, soit qu'elle se fût attachée au char rapide et brillant de l'industrie nouvelle, soit qu'elle fût demeurée fidèle à la vieille et modeste industrie, s'est trouvée d'autant plus vivement frappée dans son existence que la paix, la liberté, la sécurité de l'avenir et les promesses des capitalistes avaient naturellement multiplié les mariages et prodigieusement accru cette partie de la population qui ne vit que de son travail et qui, du reste, sous la domination de ses nouveaux suzerains, avait peu gagné en moralité, en lumières et en prévoyance.

L'agriculture n'avait eu qu'une part bien moindre dans l'emploi des capitaux que la paix avait fait reparaître.

Toutefois elle ne pouvait être étrangère au mouvement général de l'industrie. Elle s'est réellement améliorée dans plusieurs provinces, et ses produits ont été considérablement augmentés. Mais l'agriculture a cet avantage sur toutes les autres industries, qu'elle nourrit les individus qu'elle fait naître, et que les vicissitudes politiques et commerciales, si fatales à l'industrie manufacturière, ne l'affectent que faiblement ou passagèrement. Aussi paraîtelle destinée à devenir prochainement la principale ressource de cette population exhubérante qu'a produite et que délaisse, aujourd'hui, l'économie politique anglaise appliquée à l'industrie.

Les effets des doctrines de Smith, prévus par de grands hommes d'état de la France et de l'Angleterre, devaient nécessairement se faire sentir successivement chez tous les peuples qui auraient vu se développer dans leur sein l'extension excessive des forces productives de l'industrie manufacturière. Aujourd'hui l'Angleterre, les Pays-Bas, une partie de la Suisse et de l'Allemagne, enfin quelques

provinces de la France (et ce sont les plus avancées en population et en industrie manufacturière) offrent la preuve des conséquences fatales qu'entraîne, sur le sort des classes inférieures, l'application de théories économiques et matérielles de la civilisation.

Si l'on réunit à ces causes génératrices de la misère publique d'anciennes habitudes de fainéantise et d'immoralité favorisées en Angleterre, par la taxe des pauvres, ailleurs par le vice des institutions et la marche stationnaire de la charité; si l'on approfondit l'état de dénuement moral et physique dans lequel la plupart des hauts industriels ont laissé croupir les familles d'ouvriers; si l'on réfléchit enfin à l'affaiblissement général des principes religieux et charitables survenus dans les diverses classes de la société, on pourra comprendre comment, en Angleterre, en Suisse, dans les Pays-Bas et dans plusieurs départemens de la France les plus voisins de l'Angleterre et de la Belgique, le nombre des nécessiteux s'élève au dixième, au huitième, et même au sixième de la population générale.

Des calculs que nous avons lieu de croire très rapprochés de la vérité portent à environ 1,586,340 (le vingtième 39/408 de la population totale) le nombre des pauvres qui existaient en France au 1er janvier 1830, y compris 198,183 mendians. — Le cinquième de ces pauvres appartient à 6 départemens de la région du nord, où, sur une population de 3,288,207 individus, on trouve 348,731 indigens, c'est-à-dire 1/9 de la population générale. Ces mêmes contrées présentaient des hordes menaçantes de mendians de tout sexe et de tout âge, dont le nombre est évalué à environ 34,000.

Cette situation fâcheuse était encore bien loin de se manifester au même degré dans les autres parties du royaume, et particulièrement dans les départemens de l'est et du midi, mais elle n'en prouvait que mieux la cause et l'origine du mal.

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