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Mon séjour à Lérida donna lieu aux mêmes observations. Tout ce que je pus procurer de soulagemens aux malheureux indigens de cette ville, je le dus aux secours seuls du clergé et de la charité religieuse; d'autres soins préoccupaient l'administration et les chefs de l'armée. Non loin de là, cependant, le royaume de Valence, sous le gouvernement de l'habile et vaillant duc d'Albufera, offrait alors une exception bien rare. Le vainqueur de Tarragonne et de Tortose avait voulu compléter sa gloire par le bonheur du peuple conquis. Il sut y parvenir et parer ainsi son nom d'une illustration nouvelle (1).

J'étais destiné à voir peu de temps après le speclacle des malheurs de la guerre, dans le cœur même de la France, où la réaction nécessaire de la politique de Napoléon avait conduit l'Europe entière en armes. La misère couvrait nós campagnes et nos villes ; je m'en affligeais profondément, mais sans m'en étonner. J'avais appris que guerre et misère marchent rarement l'une sans l'autre.

Soudain, et comme par enchantement, l'apparition des Bourbons en France fit évanouir ce triste tableau. Tous les cœurs s'ouvrirent à l'espérance; la paix ramena le travail, l'industrie, la sécurité.

(1) Nous aimons à rappeler ici les nobles souvenirs laissés à Tarragonne par M. le vicomte d'Arlincourt, auditeur au conseil d'état, intendant de cette province dépendante du gouvernement du duc d'Albuféra, et par M. Delaage, son successeur. Le gouvernement de l'Arragon, confié au loyal comte Reille et à M. le baron Lacuée, intendant général, dont la haute probité est une vertu de famille, rivalisait, avec celui du royaume de Valence, en bonne administration et en justice. Ces noms et celui du général Decaen sont demeurés purs de tout soupçon et de tout reproche.

L'indigence eut sa part des bienfaits de cette grande rénovation sociale.

Ce fut sous ces auspices que la confiance du roi Louis XVIII m'appela à l'administration de l'un des départemens du midi (1). Rien ne saurait décrire l'enthousiasme, la joie, l'ivresse qui transportaient les habitans de cette contrée; ce n'était que fêtes, que joies pures, que touchante fraternité. L'agriculture, long-temps privée de bras et de bestiaux, reprenait un essor inoui. L'industrie locale reparaissait active, prospère. Tout était en voie de progrès. L'invasion du 20 mars arrêta ce développement remarquable; ce fut là peut-être le moins funeste de ses effets, car l'union des Français venait d'être irréparablement détruite.

Néanmoins, à la suite de cet événement, les traces de la misère dans les provinces du midi étaient trop peu sensibles pour appeler l'attention spéciale de l'aministration. Au sein d'une population plus essentiellement agricole que manufacturière, le paupérisme ne se montrait que comme un accident de localité qui pouvait trouver ses remèdes dans la localité même. Un dépôt de mendicité, administré avec une rare perfection, avait éloigné l'apparence extérieure de la misère. La charité religieuse soulageait abondamment les ouvriers pauvres qui n'osaient solliciter l'aumône ; tout semblait présenter un état de choses satisfaisant pour l'administration, et de plus, les théories d'économie politique, qui commençaient alors à

(1) Le département de Tarn-et-Garonne.

pénétrer en France, paraissaient préparer des ressources infaillibles pour anéantir successivement l'indigence et la mendicité, à l'aide des progrès de l'industrie et des lumières, et d'une meilleure direction à donner aux institutions charitables.

Le chef-lieu du département (1) avait vu longtemps prospérer des manufactures de tissus grossiers consommés en Espagne et dans l'intérieur de la France. La guerre avait interrompu leurs travaux; la paix leur rendit leur activité. Mais le temps avait marché ; de nouvelles relations commerciales s'étaient établies ailleurs; de nouveaux goûts avaient fait naître d'autres besoins. Des industries rivales s'étaient créées et avaient adopté l'emploi des mécaniques; beaucoup de bras demeurèrent donc sans emploi. Un jour, les ouvriers, renvoyés de leurs ateliers, résolurent de s'en prendre aux machines et menacèrent sérieusement l'établissement qui, le premier, les avait subtituées aux forces humaines. Le tumulte fut grand; l'autorité parvint, non sans peine, à contenir la fureur de ces nouveaux luddistes. Lorsqu'ils furent calmés, on les blâma, et certes, avec juste raison; on déplorait leur ignorance aveugle et absurde; on les engageait à prendre patience et à chercher une industrie plus profitable. Moi-même, je puisais dans les écrits d'Adam Smith et de M. Say des conseils apparemment fort bons, mais qui, pour le moment, ne donnaient ni du travail, ni du pain. Des ateliers de charité, des travaux agricoles, et surtout l'assistance de la charité religieuse profondément

(1) Montauban.

émue, furent beaucoup plus efficaces que nos dissertations d'économie politique.- L'ordre revint, mais déjà le paupérisme avait jeté de profondes racines que l'on a vu plus tard se développer rapidement.

Sur ces entrefaites, une mesure générale supprima les dépôts de mendicité. Les mendians refluèrent dans les villes et les campagnes; il fallut se borner à poursuivre sévèrement les mendians valides et à tolérer les autres, moyennant une marque extérieure qui les autorisât à réclamer, dans les communes, l'aumône et les secours de la charité.

Je dus réfléchir à cette situation devenue affligeante. Je cherchai de nouveau dans les préceptes de l'économie politique, dont je faisais alors une étude spéciale, les moyens d'améliorer successivement le sort de la classe ouvrière; mais je n'apereus que dans un bien long avenir la possibilité d'appliquer ces séduisantes théories. L'exemple des luddistes de Montauban revenait souvent à ma pensée. D'un autre côté, le département de Tarnet-Garonne offrait deux populations bien distinctes; l'une, heureuse et paisible par l'agriculture; l'autre, misérable et agitée par les vicissitudes fréquentes de l'industrie. Mais celle-ci, me disais-je, est sans doute victime de la routine, de l'ignorance et d'une crise passagère. De beaux jours luiront un jour pour elle; l'industrie, perfectionnée et développée, se chargera de réparer les maux qu'on lui impute. Les rapports brillans que l'on publiait de toutes parts sur la prospérité de l'Angleterre me semblaient une démonstration sans réplique, et ne

permettre aucun doute, aucune objection. Que faire, cependant, des pauvres ouvriers qui ne pouvaient attendre ? Heureusement pour eux, la charité religieuse était là, toujours vigilante, toujours infatigable, toujours prête au moment du besoin. C'était donc toujours à elle, qu'en dernière analyse, il fallait recourir.

J'achevais de lire l'ouvrage de M. le comte de Laborde sur l'esprit d'association. Ce tableau magnifique de la prospérité de l'Angleterre me faisait plus que jamais déplorer la lenteur des progrès de la civilisation de France; il excitait dans mon âme une sorte de jalousie nationale, et, le dirai-je, j'en étais presque humilié. Je communiquai ce livre à un homme pour lequel j'éprouvais une grandesympathie, et dont le savoir profond s'alliait à la modestie la plus touchante (1). « C'est très bien, me dit-il; mais il faut voir maintenant le revers de cette belle médaille. » Le lendemain, il m'envoya l'Essai sur le principe de la Population de Malthus, que son cousin, M. Pierre Prévost, de Genève, avait traduit depuis quelques années ; nous le lûmes ensemble, et je ne pus lui dissimuler ma surprise, car il me semblait que la déplorable misère dont Malthus signalait l'existence en Angleterre, pouvait plus rationnellement être attribuée au système industriel, qu'à un excès de population, ou que du moins ces deux causes avaient agi simultanément. Ainsi, ce développement de l'industrie aurait amené un immense accroissement d'indi

(1) M. Bénédict Prévost, de Genève, professeur à la faculté de théo logie protestante de Montauban, mort en 1821.

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