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nagé cette retraite! La cave est spacieuse, et la voûte en est faite de pierres. Quelle bonne idée d'avoir apporté une lumière! on peut au moins se distinguer dans cette caverne souterraine ! Voilà nos gens; la comtesse est avec ses deux fils sur l'escalier inférieur; ma femme est assise sur un matelas étendu par terre, avec ses quatre petits, ils dorment si paisiblement, ces pauvres innocents, au milieu de la tempête! Les domestiques du château, hommes et femmes, sont là, entassés les uns sur les autres. Mais écoutez donc ! Quel fracas! Cela redouble dans toutes les directions. O mes pauvres enfants! qu'allonsnous devenir? Prions!... Qui peut prier? Le cœur est comme pétrifié d'effroi, la langue vous reste attachée au palais, tous les genoux se plient, nous crions ensemble au Dieu vivant, les larmes aux yeux, les mains tendues.

Nos supplications cessent. Le canon tonne que nous en avons la gorge serrée, mais les gémissements ne s'arrêtent pas! Allons! tenezvous tranquille, les femmes là-bas, et ne poussez pas ces affreux hurlements. Notre sort est entre les mains de Dieu. Nous ne courons aucun risque immédiat... Taisez-vous, on ne peut pas y tenir au milieu de ces cris et lamentations. Ah! bien oui, tenez-vous tranquilles! A chaque

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décharge des pièces, elles crient plus fort et ce sont des disputes et des répliques! - O Seigneur! Seigneur!... Et ma table de nuit où j'ai laissé mon argent!... Mon lit, mon lit! qui veut m'aider à l'aller chercher?»-Voulez-vous vous taire pour l'amour de Dieu, ou nous vous jetons tous dehors!... La menace réussit, ce monde se calme; mais le bruit du dehors persiste, on ne peut pas s'entendre soi-même. - Ah! qu'il fait bon dans cette fraîche retraite, pendant que là haut tout est à feu et à sang! Comme les enfants continuent à dormir paisiblement! Comme tous les cœurs sont devenus humbles et souples sous le déchaînement des jugements divins! Comme, dans ce terrible moment, on apprend à prier, à aimer, à pardonner! Mais, entendez-vous comme le tonnerre gronde! Comme les canons rugissent! Comme les mitrailleuses crachent leur pluie de plomb! O Seigneur! secours-nous, nous périssons.

Les obus arrivent au château: lustres, glaces, tableaux, meubles, tout est en morceaux. Si le château brûlait sur nos têtes! et si la masse de pierres qui nous protège s'écroulait!... Je m'aventure jusqu'au haut de l'escalier : le château n'est pas en feu, le presbytère que j'aperçois est en

core intact, mais dans le haut du village il y a toute une ligne de maisons qui brûlent!

Il est trois heures. La lutte décisive approche, il faut qu'il y ait des canons dans le jardin, tout près de nous. Les mitrailleuses ne cessent pas leur bruit étourdissant ; à chaque coup le bâtiment tremble. Nous sommes en proie à un trouble inexprimable, une angoisse mortelle étreint les cœurs. Enfants, le dernier jour arrive; remettons notre esprit entre les mains de notre Père céleste. Maintenant aussi les petits se réveillent; ils crient qu'ils veulent sortir, retourner à la maison. Mon Dieu! est-ce possible? Si l'ennemi avance et nous découvre, s'il n'a ni humanité ni miséricorde, c'en est fait de nous tous!... Qui descend là l'escalier ? Deux hommes armés, écumant, brisés, rendus de fatigue, l'un ruisselant de sang, deux Français qui fuient... - Eh bien! eh bien! Comment vont les affaires? Cela ne va pas bien, ils sont trop forts! Et tous deux tombent sur le sol, se blottissent sous les cuves, et nous les laissons faire, sans penser aux malheurs que leur présence peut nous causer. Au reste, nul de nous n'a conscience qu'il tienne à la vie; les cordeaux de la mort nous environnent... Mais, qu'est-ce qu'on entend de nouveau là-haut? Des pas pressés, une voix

qui appelle: Maman! maman! - Nous l'entendons tous; on dirait une voix chérie bien connue: Maman! maman! - La comtesse se lève en sursaut et veut monter l'escalier... Nous la retenons de force... Les pas s'éloignent, la voix ne retentit plus. C'était la voix du fils de la maison! Il a combattu ici, sur ce champ de bataille, plein de mépris pour la mort, il a emporté le corps de son colonel tué sous ses yeux, et, avant de fuir, il a voulu revoir le visage de sa mère. Il n'a pu satisfaire le désir de son cœur; décoré de la croix d'honneur il a ramené son régiment de hussards à travers les Vosges, il s'est trouvé de nouveau sur le champ de bataille de Sedan, mais il n'a pas revu le visage de ses bien-aimés. Il repose en terre française.

Maintenant le calme reprend. Les roulements du tonnerre s'éloignent dans la direction de l'ouest. Nous respirons dans notre sombre et humide cachette. Encore une explosion, encore une mitrailleuse qui part, encore quelques coups de fusils isolés... Tout à coup nous entendons de fortes voix d'hommes, des coups de crosse sur les dalles... - Hourrah! Victoire! Sortez ! sortez! - - Les Allemands sont là... Ah! l'heure la plus pénible de ma vie sonne maintenant.

II

Qui doit sortir le premier? Moi... Je vais, au nom de Dieu, dût-il m'en coûter la vie. Je prends dans mes bras mon plus jeune enfant, un véritable ange gardien, et je monte rapidement les marches de l'escalier; la comtesse de Dürckheim vient immédiatement après moi. Les autres suivent. Je me montre, pâle comme la mort, mais résigné, et je me trouve en présence d'un jeune soldat allemand, entouré d'autres guerriers de sa nation. Il est dans un état effroyable, écumant, furieux, les vêtements lui pendent sur le corps. Il me met son revolver sur la poitrine et me crie: - On a tiré de cette maison! J'avais bonne conscience pour les autres et pour moi, et je répondis tranquillement : Je vous donne ma parole d'honneur qu'on n'a pas tiré de cette maison. Qui êtes-vous ? Je suis le pasteur de la paroisse, et cette dame est l'épouse du comte de Dürckheim. Les autres personnes sont des membres de notre famille.-Le comte est-il ici ? - Non. Vous dîtes que vous êtes le pasteur de la paroisse, c'est possible, mais je dois provisoirement vous arrêter...

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