VII. HISTORIQUE. Ici se termine ce que j'appellerai l'état présent de la langue. Ceux qui ne voudront rien de plus pourront s'arrêter là et laisser une dernière partie que la disposition typographique en a tout à fait séparée. Mais ceux qui seront curieux de voir comment un mot a été employé d'âge en âge depuis l'origine de la langue jusqu'au seizième siècle; ceux qui iront jusqu'à désirer de connaître l'étymologie entreront dans l'histoire du mot, et trouveront, au-dessous de cette histoire, l'étymologie qui très-souvent en est dépendante. Je donne le nom d'historique à une collection de phrases appartenant à l'ancienne langue. Lorsqu'un mot a été exposé complétement tel qu'il est aujourd'hui dans l'usage, lorsque les sens y ont été rangés d'après l'ordre logique, lorsque des exemples classiques, autant que faire se peut, ont été rapportés à l'appui, lorsque la prononciation a été indiquée et, au besoin, discutée, lorsque enfin des remarques grammaticales et critiques ont touché, dans les cas qui le comportent, à l'emploi du mot ou aux difficultés qu'il présente, alors s'ouvre un nouveau paragraphe pour les textes tirés de la langue d'oïl. Ainsi placé, c'est le prolongement naturel d'une série que l'on tronque quand on s'arrête à notre temps et aux temps classiques. Après avoir vu comment écrivent Corneille, Pascal, Bossuet, Voltaire, Montesquieu et nos contemporains, on pénètre en arrière et l'on voit comment ont écrit Montaigne, Amyot, Commines et Froissart, Oresme et Machaut, Joinville, Jean de Meung, Guillaume de Lorris, Villehardouin, le sire de Couci, le traducteur du livre des Psaumes, et Turold, l'auteur de la Chanson de Roland. Ce n'est point, je l'ai déjà dit et je le répète, un dictionnaire de la vieille langue que j'ai entendu faire; on ne trouve pas ici tous les mots qui nous ont été conservés dans les livres de nos anciens auteurs. Mon plan est plus restreint; la vieille langue ne figure qu'à propos de la langue moderne. Toutes les fois qu'un mot d'aujourd'hui a un historique, c'est-à-dire n'a pas été formé et introduit depuis le dix-septième siècle, il est suivi d'un choix de textes qui en montrent l'emploi dans les siècles antérieurs. Il y a deux cents ans que quelque chose d'analogue avait été conseillé par l'auteur anonyme de la préface du Dictionnaire de Furetière : « L'on pourra avec le temps faire porter à ce dictionnaire le titre d'universel en toute rigueur; il faudroit pour cela y enfermer tous les mots qui étoient en usage du temps de Villehardouin, de Froissart, de Monstrelet, du sire de Joinville et de nos vieux romanciers................ On y pourroit insérer l'histoire des mots, c'est-à-dire le temps de leur règne et celui de leur signification. Il faudroit observer à l'égard de ces vieux termes ce qu'on pratique dans les dictionnaires des langues mortes, c'est de coter les passages de quelque auteur qui les auroit employés. On ne feroit pas mal non plus de se répandre sur les ouvrages des anciens poëtes provençaux ; et rien ne serviroit plus à perfectionner la science étymologique qu'une recherche exacte des mots particuliers aux diverses provinces du royaume; car on connoîtroit par là l'infinie diversité de terminaisons et d'altérations de syllabes que souffrent les mots tirés de la même source; ce qui donneroit une nouvelle confirmation et plus d'extension aux principes de cet art, et justifieroit plusieurs conjectures qui ont servi de raillerie à quelques mauvais plaisants. >> Je reviendrai ci-après sur les patois, le provençal et les autres langues romanes, et je continue l'explication de cet historique. Pendant que, dans l'article consacré à l'usage présent, les acceptions sont rigoureusement classées d'après l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par le sens propre et en allant aux sens de plus en plus détournés, ici tout est rangé d'après l'ordre chronologique. Le principe de succession prévaut sur le principe de l'ordre des significations; ce qui importe, c'est de connaître comment les emplois se succèdent les uns aux autres et s'enchaînent. D'un coup d'oeil on saisit toute cette filiation; et, allant de siècle en siècle, on voit le mot tantôt varier d'usage, de signification et d'orthographe, tantôt se présenter dès les plus hauts temps à peu près tel qu'il est aujourd'hui. La curiosité qu'excite naturellement un tel déroulement ne se satisfait pas sans éveiller une foule de réflexions spontanées qui rendent la langue plus claire, plus précise, et, si je puis dire ainsi, plus authentique, et qui, faisant sentir le prix de la tradition, inspirent le respect des aïeux, et, au lieu du dédain pour le passé, la reconnaissance. L'antiquité des langues romanes est fort grande; elle se confond avec l'origine de toutes les choses modernes en Occident, puisque c'est du centre romain que sont parties les influences de civilisation qui ont agi sur la Germanie, conquise par Charlemagne, christianisée par la conquête et par les missionnaires, et rendue féodale du même coup. Quand on considère l'Occident européen dans son ensemble et comme corps politique, on y aperçoit trois groupes : le groupe allemand, le groupe roman, le groupe anglais, tous trois distincts par la langue. Le premier, comme le nom l'indique, est de langue germanique; le second est de langue latine; le troisième est intermédiaire, germanique d'origine, mais fortement mélangé de roman par l'effet de la conquête normande. Le premier est le plus ancien, je parle des monuments de langue : on remonte, dans le domaine germanique, jusqu'au quatrième siècle, aux Goths et à Ulfilas, à une époque où le latin était encore vivant, et où il n'était aucunement question des langues romanes. Le second est postérieur, et son idiome commence à se dégager vers le neuvième siècle. Le troisième est le dernier en date; au quatorzième siècle l'anglais se forme de la combinaison d'un fonds germanique avec un mélange français. C'est ainsi que se partage l'histoire des langues dans l'Occident. La langue française, en tant que langue distincte du latin, a commencé d'exister dans le courant du neuvième siècle, du moins à en juger par les monuments écrits. Un trouvère du douzième siècle, Benoît, nous apprend que des vers satiriques en cette langue furent faits contre un comte de Poitiers qui s'était mal conduit dans un combat avec les pirates normands. Ces vers du neuvième siècle ne nous sont point parvenus, et nous n'avons d'une aussi haute antiquité que le serment des fils de Louis le Débonnaire. Le dixième siècle n'est guère plus riche en textes. La langue vulgaire, cela est certain, ne faisait que bégayer, et, quand il s'agissait d'écrire, c'était au latin que l'on recourait. Deux très-courts échantillons du parler d'alors nous ont été conservés: c'est le Chant d'Eulalie et le Fragment de Valenciennes. Le Chant d'Eulalie est une petite composition qui n'a que vingt-huit vers; le Fragment de Valenciennes est un lambeau de sermon trouvé sur la garde d'un manuscrit, décollé à grand'peine et lu avec non moins de difficulté. Quelque courts qu'ils soient, ces textes sont précieux et curieux par leur date. C'est au onzième siècle que commencent les grandes compositions poétiques; mais comme ces compositions, d'abord écrites en assonances, furent remaniées dans le siècle suivant en rimes exactes, il ne nous reste que bien peu de poëmes que l'on puisse faire remonter avec certitude jusque-là. Cependant ce n'est point une témérité que d'attribuer au onzième siècle la Chanson de Roland, qui a conservé les assonances primitives et qui porte d'ailleurs toute sorte de caractères d'ancienneté. Les Lois de Guillaume, imposées par le conquérant à l'Angleterre lorsqu'il y établit le système féodal, sont incontestablement du onzième siècle; seulement les textes que nous en avons ne sont pas purs de toutes retouches ni de ces influences qui donnèrent au français parlé én Angleterre un cachet particulier. Rien de pareil ne peut être reproché au Poëme de Saint Alexis, qui est un excellent texte de la langue écrite du onzième siècle. Il n'y a que ces trois documents pour la période qui compte ses années depuis 1001 jusqu'à 1100. Celle qui les compte de 1101 à 1200 voit se développer dans son essor le mouvement et le travail commencés dans le siècle précédent. Le douzième siècle est l'âge classique de l'ancienne littérature. C'est alors que se composent ou se remanient les grandes chansons de geste et que se font les poëmes du cycle breton sur la Table ronde et Artus. Les textes abondent; et, ne pouvant tout citer, il faut faire un choix. On trouvera à l'historique, particulièrement mis à contribution, la geste des Saxons, le poëme si remarquable de Raoul de Cambrai, les chansons du sire de Couci, le poëme si bien écrit et si travaillé sur le martyre de saint Thomas de Cantorbéry, les traductions du livre des Psaumes, de Job, des Rois, des Machabées et des sermons de saint Bernard, Benoît et sa Chronique de Normandie, Wace et ses poëmes de Brut et de Rou. De la sorte, on a sous les yeux un suffisant témoignage de la manière de parler et d'écrire du temps de Louis le Gros et de Philippe Auguste. Le treizième siècle est a tous égards la continuation du douzième; il n'innove pas, mais il ne laisse rien dépérir, et il cultive tous les genres créés dans l'âge précédent. Seulement le nombre des textes conservés est plus grand; c'est une immensité, si à ce qui est publié on ajoute ce qui demeure inédit dans les bibliothèques, Les exemples de l'historique sont empruntés à Villehardouin et à Joinville, ces deux historiens, l'un du commencement, l'autre de la fin de ce siècle, à la Chronique de Rains, à Beaumanoir, au Renart, épopée burlesque et vive satire de la société féodale, à la Rose, aux fabliaux, à la Chanson d'Antioche, à Berte aux grands pieds, à Marie de France, etc. Le quatorzième siècle perd le goût des compositions qui avaient fait le charme des âges précédents, et pourtant il n'est pas en état d'y suppléer par des créations de son fonds; l'originalité languit, mais cela n'empêche pas les textes d'être fort nombreux. Quelques-uns seulement figurent dans l'historique : pour la poésie, le roman héroïcomique de Baudoin de Sebourg, la vie de Bertrand du Guesclin, Machaut, Girart de Rossillon, etc.; pour la prose, Oresme, le traducteur d'Aristote, Bercheure, le traducteur de Tite Live, Modus, qui est un traité sur la chasse, le Ménagier de Paris, qui est une espèce de guide de l'administration d'une maison et d'un ménage, les Chroniques de Saint-Denis, etc. Dans le quinzième siècle, on trouvera des citations de Froissart, qui clôt le quatorzième siècle et qui meurt dans le quinzième, d'Alain Chartier, de Christine de Pisan, de Charles d'Orléans, d'Eustache Deschamps, de Coquillart, de la spirituelle comédie de Patelin, de Commines, de Villon, de Perceforest, l'un de ces romans en prose qui remplacèrent les anciennes chansons de geste, du petit Jehan de Saintré. C'est par ces écrivains que le quinzième siècle passe sous les yeux du lecteur. Au seizième siècle se termine la partie archaïque de la langue; on ne le quitte que pour entrer dans l'âge classique. Rabelais, Amyot, Calvin, Montaigne, d'Aubigné, Marguerite de Navarre, le conteur des Perriers et quelques autres ont été dépouillés; Olivier de Serres et Ambroise Paré l'ont été aussi pour le langage technique de l'agriculture et de la chirurgie. Les poëtes, dans cette période, n'ont pas atteint à la hauteur des prosateurs; cependant les deux Marot, le père et le fils, Joachim,du Bellay, Ronsard, donnent encore un contingent important. Tels sont les principaux auteurs et ouvrages, mais les principaux seulement, qui ont fourni des échantillons de leur langage. Quand la série est complète, c'est-à-dire quand on a des exemples jusqu'au onzième siècle (en avoir plus haut est rare, puisque des deux siècles précédents quelques lignes seulement nous sont parvenues), une même vue montre d'âge en âge comment le mot s'est comporté, et quelles modifications graduelles l'ont fait ce qu'il est aujourd'hui. En ceci, le classement par significations troublerait tout; le classement par ordre de temps éclaircit tout. Je citerai quelques exemples. Toutes les personnes familia risées avec la latinité ne peuvent manquer d'être frappées du mot choisir tres-voisin d'élire par le sens. Élire est, si je puis ainsi parler, du cru; il nous appartient par droit d'héritage; mais comment avons-nous l'autre, et quel est-il? L'historique donne la réponse. En le suivant dans son ordre chronologique, on voit que choisir a le sens d'apercevoir, de voir, et n'a que ce sens; puis, peu à peu, à côté de cette signification fondamentale apparaît la signification d'élire, de trier; puis, entre les deux significations, le rapport devient inverse : c'est celle d'élire qui prédomine; l'autre n'a plus que de rares exemples; si bien qu'au seizième siècle elle est un archaïsme, abandonné tout à fait dans le dix-septième. On comprend comment l'idée d'apercevoir s'est changée en une idée dérivée, celle de trier. A ce point, l'étymologie se présente sans conteste; et notre mot vient du germanique kausjan, voir, regarder. Danger peut encore être allégué comme un de ces mots que l'historique éclaire particulièrement. Avant toute histoire et toute ancienne citation, on a été porté à y voir un dérivé du latin damnum; par exemple, damniarium, d'où danger ou dangier. Mais d'abord l'idée de dommage n'est pas tellement voisine de celle de péril, qu'une simple conjecture, sans preuve de textes, suffise à établir le passage de l'une à l'autre. De plus, la langue du droit a, dans quelqu'un de ses recoins, conservé des emplois où danger ne signifie aucunement péril, mais signifie la défense qu'impose une autorité. Enfin, ce qui est décisif, l'historique élève deux objections fondamentales : la première, que la forme primitive est non pas danger, mais dongier ou donger; la seconde, que le sens primitif est non pas péril, mais pouvoir, autorité, et, par suite, interdiction, défense. Il faut donc, quant à l'étymologie, ne considérer que cette forme et ce sens; on satisfait à l'une et à l'autre à l'aide du latin dominium, seigneurie, pouvoir, fournissant par dérivation la forme fictive dominiarium, ou la forme réelle dongier. On voit les conditions précises imposées à l'étymologie; il faut qu'elle soit explicative de la forme et du sens. Elle vient pour ces deux, forme et sens, d'expliquer dongier; il lui reste à expliquer danger. C'est une habitude beaucoup plus étendue dans l'ancienne langue, mais dont il reste des traces dans la moderne, de changer o des latins en a, on ou un en en ou an: ainsi dame, de domina; damoiseau, de dominicellus; volenté, de voluntas; mains pour moins; cuens pour coms (de comes, comte), etc. A cette catégorie appartient danger, qui figure dans les textes à côté de donger, et qui n'en est qu'une variante dialectique. Voilà pour la forme; quant au sens, on voit, en suivant la série historique, que vers le quatorzième ou quinzième siècle se trouve estre au danger de quelqu'un, qui signifie également être en son pouvoir et courir du péril de sa part. Là est la transition; dès lors le sens de péril devient prédominant; on oublie l'autre peu à peu, si bien que, quand l'ancienne et propre signification est exhumée des livres, on la méconnaît; et l'on douterait de l'identité, si l'on ne tenait tous les chaînons. Ce sont ces chainons qui permettent de rattacher dais au latin discus dans le |