COMPLÉMENT DE LA PRÉFACE OU COUP D'OEIL SUR L'HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE. Mon plan, qui a rendu une préface nécessaire au dictionnaire, rend un complément nécessaire à la préface. En effet, sous la rubrique historique, je cite beaucoup de textes qui, rangés par ordre chronologique, montrent l'ordre des changements du langage. Dans l'étymologie j'invoque l'historique; je l'invoque aussi plus d'une fois pour la classification des sens, pour l'explication des locutions, pour des remarques qui confrontent l'usage moderne et l'usage ancien, et de cette confrontation tirent des conseils. Ici donc la vieille langue est auprès de la moderne, lui prêtant appui et lumière. Mais celui qui, pour chercher et consulter, tournera les pages de ce dictionnaire, est en droit de demander: « Qu'est la vieille langue? En quoi ressemble-t-elle à la langue moderne, en quoi en differe-t-elle ? Est-elle barbare, comme on le pense d'ordinaire, ou est-elle régulière? Que disent là-dessus l'érudition et les nouvelles recherches? Puisque des vers sont cités, de quel genre de versification usait-on, et quel est le rapport de notre versification avec l'ancienne? Puisque le français a déjà duré tant de siècles, quelle en est l'histoire? Et enfin quel est, parallèlement à cette histoire, le développement de la littérature? » La réponse à ces questions est dans sept chapitres qui se suivent et s'intitulent ainsi : 1o Des règles grammaticales de l'ancien français; 2° De l'ancienne orthographe et de l'ancienne prononciation; 3o Des règles de l'ancienne versification; 4o Des dialectes et des patois; 5o Des langues romanes, au nombre desquelles est la langue française; 6° Aperçu de l'histoire du français; 7° Coup d'œil sur l'histoire de la littérature, chapitre destiné à montrer quelle valeur et quel intérêt s'attachent aux vieux textes. I. DES RÈGLES GRAMMATICALES DE L'ANCIEN FRANÇAIS. Si l'on rapproche l'usage actuel de l'usage du dix-septième siècle, on note de nombreuses dissemblances. Ainsi on disait alors autant comme: Tendresse dangereuse autant comme importune. (CORNEILLF.) On ne le dit plus. On employait dessus, dessous, dedans comme prépositions; aujourd'hui ils sont uniquement adverbes. La tournure plus.... plus se rendait souvent par d'autant que.... d'autant plus, Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour, En remontant au seizième siècle, on aperçoit des modifications analogues: des tournures tombent en désuétude, d'autres s'introduisent; mais la syntaxe, dans ce qu'elle a d'essentiel, reste la même; les rapports des mots suivent des règles identiques, et l'accord s'en fait au seizième siècle comme au dix-septième et comme de notre temps. Il n'en est plus ainsi quand on arrive aux époques anciennes, aux onzième, douzième et treizième siècles. Alors la syntaxe est autre, ressemblant plus à la syntaxe latine qu'à celle de l'usage moderne. Le trait le plus marqué de la dissemblance, quant à la syntaxe, entre le latin ét le français actuel, est que l'un a des cas et l'autre n'en a point; eh bien, l'ancien français a des cas, non pas six comme le latin, mais deux, le nominatif ou sujet et le régime. La formation de ce nominatif et de ce régime se fait dans une certaine catégorie de mots en vertu de l'accent latin qui se déplace du nominatif au régime, et, dans une autre catégorie, à l'aide de l's, qui, dans la deuxième déclinaison latine, appartient au nominatif et disparaît à l'accusatif. Pour la première catégorie je citerai: emperere, empereor répondant au latin imperátor, imperatórem (j'indique par un accent la syllabe qui porte l'accent tonique); sire, seigneur répondant au latin sénior, seniórem; lerre, larron répondant au latin látro, latrónem; donere, doneor répondant au latin donátor, donatorem; mieudre, meilleur répondant au latin mélior, meliorem; pire, pior répondant au latin péjor, pejorem; abe, abé répondant au latin abbas, abbatem; enfe, enfant répondant au latin infans, infántem; prestre, prevere ou provoire répondant au latin présbyter, presbyterum, et ainsi de suite. On rapprochera de cette caté Pour la seconde catégorie, le nominatif se marque par unes qui provient de l's du nominatif de la seconde déclinaison latine, et le régime par le thème du mot sans l's: li chevals (caballus) ou chevaus ou chevax (car les finales als, aus, ax sout grammaticalement équivalentes, sans doute parce qu'elles l'étaient dans la prononciation), le cheval (caballum); li chevels ou cheveus (capillus), le chevel (capillum); li fils (filius), le fil(filium), etc. Le neutre latin s'étant perdu dans les langues romanes, les noms neutres de la deuxième déclinaison furent traités comme les noms masculins : li bras, le brac (brachium). Enfin, la règle de l's se généralisant, on la donna, pour distinguer du régime le nominatif, à des mots qui n'appartenaient pas à la deuxième déclinaison: li rois, le roi; li chiens, le chien; li airs, le air; la maisons, la maison; la riens (du latin rem), la rien; li dormirs, le dormir, etc. Il arriva même, l'esprit de régularité grammaticale s'étendant, que cette s caractéristique du nominatif en une certaine catégorie fut introduite en l'autre catégorie qui n'en avait pas besoin ; et dans un certain nombre de manuscrits on trouve, ce qui d'ailleurs est moins bon li empereres, li doneres, li enfes, li abes, li homs, etc. : Dans les noms de la deuxième déclinaison latine, le pluriel étant en i, par exemple caballi, et le régime avec une s, caballos, la langue d'oïl représenta exactement cette formation: li cheval, les chevals ou chevaus ou chevax (on voit d'où vient notre pluriel chevaux). De la sorte, le pluriel se trouve reproduire inversement le singulier, ayant pour nominatif la forme du régime du singulier, et pour régime la forme du nominatif. Dans l'autre catégorie de noms, le latin étant imperatores, imperatoribus, la langue aurait dû dire : li empercors, les empereors; mais l'influence de l'autre catégorie se fit sentir, et le nominatif pluriel, là aussi, resta semblable au régime singulier; de sorte que le tout devint li empereor, les empereors; li enfant, les enfans; li abé, les abés; li home, les homes, etc. : Les noms féminins à terminaison masculine, comme maison, cité, salut, etc. suivirent la règle commune de l's. Quant aux noms féminins à terminaison féminine, c'est-à DICT. DE LA LANGUE FRANÇAISE. dire ceux qui répondent aux noms de la première déclinaison latine, la règle voulait, au singulier, la rose, pour les deux cas, répondant à rosa, rosam; au pluriel, les rose (sans s) au nominatif, et les roses au régime, répondant à rosa, rosas; cela se trouve en effet dans quelques manuscrits. Mais l'usage prévalut de traiter ce genre de mots au pluriel comme au singulier, c'est-à-dire de ne leur donner qu'une terminaison pour les deux cas; cette terminaison fut l's: les roses, au nominatif comme au régime. Pourvue ainsi de deux cas, la langue eut une syntaxe qui, sans être celle de la latinité, ne fut pas non plus celle du français moderne. Dans les emplois où un mot était sujet ou attribut appartenant au sujet, on lui donna la forme du nominatif; dans ceux où il était complément soit d'un verbe actif, soit d'un verbe neutre, soit d'une préposition, soit d'un autre substantif, on lui donna la forme du régime : la fille le roi, la fille du roi; li chevals l'empereor, le cheval de l'empereur; plaire le seigneur, plaire au seigneur; li brans Charlon et li Rolant, l'épée de Charles et celle de Roland. Un souvenir de ces constructions s'est conservé jusqu'à nous dans fète-Dieu, hôtel-Dieu. Les adjectifs présentaient une particularité: ceux qui, en latin, avaient une même terminaison pour le masculin et le féminin, n'en avaient non plus qu'une seule dans le français. Ainsi, legalis ayant donné loial, on disait uns hom loials et une femme loials, au nominatif; un home loial et une femme loial, au régime. Plus tard, les adjectifs qui, venant des adjectifs latins en us, a, um, changent de finale pour le féminin, tels que bon, bonne, vrai, vraie, etc. étant les plus nombreux, il se créa une tendance à l'uniformité qui l'emporta sur la règle d'origine, et l'on finit par soumettre tous les adjectifs, quelle qu'en fût la provenauce, à la même flexion, et par écrire loyale au féminin. Mais, quand on rencontre les textes où l'accord déterminé par le latin est observé, il ne faut pas se laisser tromper par l'usage moderne et prendre l'usage ancien pour une infraction à la grammaire. Au contraire, l'infraction est dans l'usage moderne et la correction dans cet usage ancien, dont nous avons gardé gra....d mère, qui serait mieux écrit grand mère, et quelques autres A la règle des adjectifs tient de très-près celle de la for. mation des adverbes en ment. Les langues romanes laissèren complétement tomber les adverbes latins en ter, comme pru denter, prudemment, et en e, comme male, malement. Ains obligées d'inventer, elles créèrent une combinaison nou velle qui prévalut non-seulement dans le français, mais dans le provençal, l'espagnol et l'italien; ce fut de prendre le substantif latin mens, mentis, qui signifie esprit, de lui attribuer le sens de façon, manière, et d'en faire avec l'adjectif un composé organique ayant l'emploi d'adverbe. Cette combinaison implique des conditions grammaticales qui furent exactement remplies. Le mot mens étant féminin, il fallut que l'adjectif qui entrait dans cette composition, s'y accordât; cela fut fait, et l'on dit alors, comme nous disons encore, bonnement, saintement, hautement; on dit vraiement, hardiement, etc. (ces derniers, nous les avons contractés en vraiment, hardiment, etc.); on dit loialment, que nous avons changé en loyalement quand les adjectifs de ce genre prirent l'e au féminin; on dit prudemment, l'adjectif prudent I. f étant de ceux qui, de par le latin, ont le féminin semblable au masculin; nous avons conservé ce dernier sans lui faire subir ie changement qu'a subi loialment pour devenir loyalement; mais ce changement, il l'avait subi au seizième siècle, où l'on disait prudentement; ce néologisme ne se maintint pas, et la forme ancienne, quoique en désaccord avec la réforme apportée aux adjectifs, prévalut et demeura. Autre différence de syntaxe : le comparatif n'avait pas dans l'ancien français le même complément que dans le français moderne; ce n'est pas le que dont on se servait, c'est la préposition de : plus grant de son frere, etc Les langues rmanes (car les autres emploient aussi cette tournure) se conforment en cela au latin, rendant de cette façon l'ablatif qui était le complément du comparatif: major fratre. Quant à la conjugaison, la principale observation est que la première personne du singulier ne prend point d's, à moins que cette lettre ne soit du radical : je voi, je vi, etc. Ces formes sans s sont restées dans notre versification à titre de licences; mais, bien loin d'être une licence, c'est une régularité, car l's, conformément à la conjugaison latine, type de la nôtre, n'appartient pas à la première personne (video, dont elle vidi), et c'est à tort que de la seconde personne, est caractéristique, on l'a étendue à la première. L'imparfait est en oie, oies, oit: je aimoie, tu aimoies, il aimoit: ce qui représente les désinences latines abam, abas, abat; le conditionnel suit la même formation : je aimeroie, tu aimeroies, il aimeroit. Certains verbes de la première conjugaison subissaient au présent de l'indicatif une modification qui change le son de la voyelle du thème : je doin, tu doins, il doint, de donner; je aim, tu ains, il aint, de aimer. On trouve jusque dans le dix-septième siècle : Dieu vous doint. Ces quelques remarques sont surtout destinées à empêcher que les dissemblances qui sauteront aux yeux entre l'usage ancien et l'usage présent ne soient prises pour des fautes. C'était là l'illusion des gens du dix-septième siècle et du dixhuitième; pour Voltaire, ces dissemblances ne sont qu'une rouille de barbarie qui s'est effacée par le progrès des lumières, et il est plein de mépris pour le jargon qui se parlait at temps de saint Louis. Mais il n'y a aucun compte à tenir, en ce cas, de son jugement et de tout jugement pareil, car ce jugement était porté en pleine ignorance des faits; nul ne soupçonnait alors que le vieux français fùt une langue à deux cas, et que cette rouille apparente, ce jargon prétendu, dépendissent de règles syntaxiques qu'on admirait grandement dans le latin. Une étude positive témoigne que le français ancien est plus voisin du latin que le français moderne, et qu'à ce titre il faut en écarter toutes les imputations de barbarie grammaticale et de jargon grossier; le latin suffit à le protéger. Ces remarques ont aussi pour but d'aider à comprendre les textes de la vieille langue qui sont abondamment cités dans ce dictionnaire. Un peu de lecture la rend bien vite familière; pour nous le vieux français n'est point une langue étrangère où nous ayons tout à apprendre; c'est notre propre langue dont d'avance nous connaissons le fonds. Dès qu'on a écarté le voile des différences de grammaire, dès qu'on a saisi le sens de quelques mots essentiels, on devient suffisamment maître de la langue pour lire couramment les textes. II. DE L'ANCIENNE orthogRAPHE ET De l'ancienne PRONONCIATION. Il faut, parmi les difficultés qui déconcertent au premier abord, compter les différences d'orthographe. Bien que l'orthographe ancienne soit le fondement de la nôtre, cependant des changements très-notables sont intervenus; on s'en étonnera d'autant moins, vu le long temps qu'embrasse l'histoire de la langue, que le court intervalle qui nous sépare du siècle de Louis XIV a suffi pour nous faire écrire une foule de mots autrement que ne les écrivaient nos pères; ainsi nous figurons par ai ce qu'ils figuraient par oi (j'aimois), é ce qu'ils figuraient par es (teste), etc. par Quand la langue vulgaire, se dégageant du latin, commença d'être écrite, on eut devant soi une règle naturelle et toute faite que l'on suivit; ce fut l'orthographe latine qui fournit tout d'abord le gros de celle du français. Ainsi testa donna teste; tempestas donna tempeste; amare donna amer (aimer), et ainsi de suite. De la même façon, de alter on fit altre; de gloria, glorie; mais ici les particularités de la prononciation française se manifestèrent; de très-bonne heure, sinon de tout temps, on prononça autre et gloire; si bien que l'orthographe étymologique fut obligée de céder à l'orthographe de prononciation, et que, à côté de altre et de glorie, les textes ne tardèrent pas à présenter autre et gloire. Il y eut même, dans le quinzième et le seizième siècle, un moment où, combinant vicieusement le principe d'étymologie et le principe de prononciation, on écrivit aultre. Il faut dire un mot de la prononciation, car, ainsi qu'on le voit, elle est intimement liée à l'orthographe. Ce sont deux forces qui réagissent continuellement l'une sur l'autre. Quand l'enseignement grammatical est peu étendu et qu'on apprend sa langue beaucoup plus par les oreilles que par les yeux, alors c'est la prononciation qui modifie l'orthographe et la rapproche de soi. Quand au contraire les livres ont une grande part dans l'enseignement de la langue maternelle,, alors l'orthographe prend empire sur la prononciation; la tendance est de prononcer toutes les lettres qu'on voit écrites, et la tradition succombe en bien des points sous cette influence des yeux; nous en avons, dans le parler d'aujourd'hui, de continuels exemples. de Durant le cours de tant de siècles et au milieu de toutes les influences dialectiques, la prononciation a dù varier beaucoup, et il est impossible de la faire connaître exactement, nos aïeux ne nous ayant laissé là-dessus aucun renseignement direct. Toutefois, nous en avons d'indirects, et avec cette aide on peut se faire en gros une idée de la prononciation ou, si l'on veut, des prononciations de notre langue dans les temps anciens. Génin est le premier qui se soit occupé de cette matière, et qui, au milieu beaucoup propositions paradoxales et erronées, ait posé un principe vrai et fécond: c'est que, en général, dans les sons fondamentaux, la prononciation d'aujourd'hui reproduit la prononciation d'autrefois, et que, toute déduction faite de certaines différences manifestes d'elles-mêmes, on se rapproche bien plus de l'articulation passée en prononçant un mot comme nous le prononçons maintenant qu'en le prononçant comme il est écrit. En effet, les articulations propres à la langue moderne existent dans la langue ancienne. Les ll mouillées y sont écrites tantôt ll, tantôt li, tantôt, comme en italien, gl. Il en est de même du gn, qui est aussi en italien, et qui s'écrit ñen espagnol; il en est de même du j, cette lettre particulière au français parmi les langues romanes. On trouve au moins deux e : l'e muet et l'é fermé à la fin des mots. En combinant toutes les prononciations des langues romanes et en les rapprochant du latin, on arrive à déterminer avec probabilité beaucoup d'articulations qui, une fois déterminées, réagissent à leur tour sur le problème de la prononciation de l'ancien français. Une des plus heureuses applications du principe de Génin a été de constater ce qu'était la combinaison des lettres ue. Jusqu'à lui, on y voyait, comme cela est écrit pour nous et selon nos habitudes, deux voyelles énoncées distinctement (u et e); même on mettait, dans les anciens textes imprimés, un accent sur l'e, écrivant, par exemple, les bués (les bœufs): ce qui faisait deux fautes, l'une contre la versification quand le mot se trouvait en vers, puisque, de monosyllabe qu'il est, on en faisait un dissyllabe; l'autre contre la prononciation, puisqu'il doit se prononcer exactement comme aujourd'hui bœufs se prononce. Dans la peinture des sons par les lettres, tout est de convention. Le son eu se figure aujourd'hui par e et u; chez nos aïeux il se figurait par u et e; du moins, c'est la forme à beaucoup près la plus ordinaire; on ne rencontre que rarement notre figuration présente. Ainsi il puet doit s'articuler il peut; cuer doit s'articuler cœur, écrit dans les temps intermédiaires cueur; puis, quand l'ue se change dans l'écriture en eu, le c se trouvant alors devant un e et ne pouvant avoir la prononciation dure qui appartient à ce mot, on vint à la combinaison présente qui est cœur. Cueillir est un scandale pour les grammairiens suivant l'orthographe et la prononciation présentes, on y lirait ku-e-llir, non keu-llir; mais, si l'on se reporte à l'orthographe ancienne, on voit que c'est la figuration ue conservée archaïquement et non remplacée par cu, à cause de la difficulté qui s'est présentée de mettre e après c. Dans le nom de lieu, la Muette, qui a toujours été un rendez-vous de chasse, cette même figuration archaïque conservée a rendu le mot méconnaissable; il aurait fallu, quand la mutation d'ue en eu s'est faite, changer l'orthographe et écrire la Meute pour maintenir le son et le écrivait les enfans, non les enfants; les pons, non les ponts; les saus, non les sauts; les sers, non les serfs; les cos, non les coqs, etc. C'est ainsi que ost, qui signifiait armée et qui n'a pas complétement disparu de la langue, quand, au nominatif singulier ou au régime pluriel, il prenait l's, devenait li oz, les oz, et le buef (bœuf) devenait li bues, les bues. Les grammairiens qui ont demandé à diverses reprises et parfois obtenu la suppression du t dans les terminaisons plurielles ants, ents, peuvent invoquer pour eux l'usage antique. Dans un dictionnaire qui lie incessamment l'ancien français avec le français moderne et qui n'abandonne jamais la tradition, des explications de ce genre sont indispensables. III. DES RÈGLES DE L'ANCIENNE VERSIFication. L'ancienne versification est le fondement de la nôtre, et rien n'est plus faux que l'opinion de Boileau: Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers, Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers. Bien des siècles avant Villon, toutes les règles de la versification avaient été trouvées, et, durant un long intervalle de temps, appliquées dans une foule innombrable de compositions grandes et petites. Villon n'eut rien à débrouiller; il ne fit, lui et ses successeurs, que se servir des créations d'un âge primordial. Cet âge primordial est celui où la langue naquit des ruines du latin. Ce fut des mêmes ruines que sortit la versification. L'ancienne métrique, venue de la Grèce à Rome alors que les Romains connurent la littérature grecque et s'en éprirent, était fondée sur la quantité prosodique, c'est-à-dire que le pied, élément du vers, consistait en un certain nombre soit de longues, soit de brèves, soit de longues et de brèves (je laisse de côté ici l'arsis et la thésis). Ce système, dont l'origine se perd dans la plus ancienne histoire de la Grèce, eut progressivement à lutter contre un puissant adversaire, contre l'accent tonique. Celui-ci l'emporta; il réduisit pour l'oreille la quantité prosodique à un rôle subordonné, et, quand cela fut accompli, l'ancien vers à longues et à brèves se trouva sans raison d'être, ne répondant plus aux exigences de l'oreille et n'étant conservé que par la tradition littéraire qui imitait les anciens procédés des classiques. Les choses en étaient là quand les barbares intervinrent : l'empire fut ruiné, et les langues romanes commencèrent à se former. Ma's, si le vers antique était tombé en déchéance sans pouvoir se reproduire, puisque les langues modernes suivaient l'accent et non la quantité prosodique, le vers nouveau n'était pas trouvé. Il fallait pourtant qu'il se trouvât; car ie monde roman (je me sers de cette expression pour désigner l'ensemble des populations héritières du monde latin) ne pouvait demeurer sans poésie qui se chantât, donnât forme aux effusions de l'âme, racontât les hauts faits et les légendes, en un mot charmât l'imagination curieuse et le sens inné de beauté. Aussi la force spontanément créatrice qui, dans de telles circonstances, appartient à toute civilisation, fit son office' et, sans qu'on sache de qui provient une création poétique et musicale destinée à un si grand rôle, les décombres de la latinité produisirent le vers de dix syllabes, qui fut le vers héroïque des Italiens, Espagnols, Provençaux et Français, qui satisfait si pleinement l'oreille et qui est un si bel instrument de chant et de poésie. Mais rien ne vient de rien, et toute chose nouvelle est ou transformation ou prolongement de quelque préexistence. Ainsi en fut-il du vers de dix syllabes. Le latin avait un vers très-harmonieux, un vers qui nous plaît encore particulièrement, sans doute parce qu'il se rapproche plus que les autres des habitudes de notre oreille et de notre harmonie: je veux parler du vers saphique. Ce vers appartenait à l'ode, à la chanson, aux chants d'église; ce furent ces circonstances qui, le rendant familier et populaire, permirent de le transformer et d'y trouver les éléments du vers nouveau. Celui-ci est uniquement fondé sur l'accent (plus le nombre des syllabes); toute considération de la quantité prosodique des syllabes est exclue, et le nom de pied qui, dans l'antiquité gréco-latine, désignait, entre autres, une certaine combinaison de syllabes longues ou brèves, ne peut plus se dire qu'abusivement de chacune des syllabes qui le constituent. Formé de dix syllabes (ou de onze, quand la dernière est muette), l'harmonie qui lui est propre résulte de l'arrangement de deux accents ainsi distribués: un à la quatrième syllabe ou à la sixième, l'autre à la dixième; le reste des accents est facultatif, et sert au poëte à varier la modulation et à la conformer au sentiment qui l'inspire. Voiez l'orguel de France la loée est un vers du onzième siècle et pourrait être un vers du dix-neuvième. L'ancien décasyllabe français se présente sous deux formes: il est à césure ou sans césure (la césure est nommée hémistiche dans le vers alexandrin). La césure, quand elle existe, est placée à la quatrième syllabe, ce qui est le cas de beaucoup le plus commun, ou elle l'est à la sixième; presque toutes les chansons de geste sont écrites dans le premier système, quelques-unes seulement dans le second. Ces deux modes de versification traitent la césure comme la fin du vers, c'est-à-dire qu'une syllabe muette, quand elle s'y trouve en plus, ne compte pas; cette manière de versifier est bonne, satisfaisante pour l'oreille, et il est dommage qu'elle se soit perdue. Voici quelques vers en exemple du décasyllabe ayant une syllabe muette à l'hémistiche : Les treves donent devant midi sonant, En voici d'autres en exemple de la césure au sixième pied: Qu'il vous viene droit faire à vostre estage [résidence], Si com firent li home de son lignage. Quand il n'y a point de césure, notre décasyllabe ressembe en tout point au décasyllabe italien, les deux accents suffisent à y marquer l'harmonie fondamentale; mais te vers ne s'établit pas en France, on n'a point de poëme écrit en ce mètre, qui se rencontre seulement en des vers isolés et très-rares. Je cite cet exemple : Sire, choisi avez trop malement, Selon maniere de loial ami. Et encore celui-ci : Je pri, pour Dieu, bone amour et requier Qu'à la plus bele rien qui or soit née Face savoir mon cuer et ma pensée. Il n'y a point de césure, mais l'accent est à la place qu'il faut, dans les mots écrits en italique. Comme on sait, rien, du latin rem, signifiait chose, et se disait de la dame des pensées dans le style élevé. Notre décasyllabe actuel est exactement l'ancien décasyllabe avec la césure à la quatrième syllabe, sauf la faculté que nous avons perdue de ne pas compter une muette en plus après la césure. La poésie lyrique, les chansons, offrent une anomalie qui était sans doute dissimulée par la musique, mais qui n'en es pas moins très-choquante: c'est que, à l'hémistiche, la quatrième syllabe, celle qui porte l'accent fondamental dans le mètre régulier, peut être une muette. Quand cela arrive, il n'y a vraiment plus de vers, ce n'est qu'une ligne de dix syllabes qui satisfait à la musique de la chanson, mais qui viole l'essence même du décasyllabe. A côté du décasyllabe qui est le vers fondamental de la versification créée dans les langues romanes pour remplacer la versification de l'antiquité classique, viennent se ranger les autres espèces de vers, d'abord l'alexandrin avec l'hémistiche après la sixième syllabe, et comportant, comme le décasyllabe, à cet hémistiche une syllabe muette en plus ; puis les petits vers de huit syllabes, de sept, de six, de cinq, de quatre, de trois, combinés par les poëtes en des arrangements très-variés. De ce côté-là la versification moderne n'a rien ajouté. Le vers saphique, d'où le décasyllabe procède, n'est point rimé; aussi la rime n'est-elle point essentielle au décasyllabe roman, et aujourd'hui encore l'Italie use des vers blancs, nous pourrions en user de même. Toutefois, de très-bonne heure, la rime s'introduisit dans la poésie romane, du moins sous la forme d'assonance. Les plus anciens poëmes ne sont pas rimés, à proprement parler; ils sont assonants, c'est-à-dire que l'oreille s'y contente de syllabes où tantôt les voyelles se ressemblent mais non les articulations, et tantôt les articulations se ressemblent mais non les voyelles; la Chanson de Roland et quelques autres poëmes sont écrits en assonances. Le sentiment qui avait amené l'assonance ne tarda pas à se montrer plus exigeant; et dès le douzième siècle, la rime complète, exacte, devint une loi impérieuse de la versification, si bien que, à cette époque, on remania les anciennes compositions pour les mettre au goût du jour; et peu, échappant à ce remaniement, nous sont parvenues avec la forme antique de l'assonance. Nous n'avons, quant à la rime, rien innové, sauf la règle du croisement des rimes masculines et des rimes féminines, règle qui fut étrangère aux compositions de nos aïeux et dont le mérite est d'ailleurs contestable. |