Or ce succès a été très-grand; pourtant il faut distinguer, car il y a un succès absolu et un succès relatif. J'appelle absolu le succès d'une littérature quand, sortant des limites de temps et de lieu, elle se conserve d'âge en âge et devient une propriété commune pour l'esprit humain. Telle n'a pas été la fortune de la littérature du moyen âge français; un oubli profond l'a ensevelie pendant plusieurs siècles; aujourd'hui, exhumée et remise en lumière, on ne peut lui contester une grande importance pour la langue, un intérêt pour l'histoire, et, dans certaines de ses parties, un charme véritable pour l'esprit. Mais une exhumation n'est pas le retour à la vie; cette littérature est et demeurera un terrain réservé et un plaisir d'érudition. Cependant, si le goût qui se manifeste pour les notions de notre passé littéraire s'étend et se fortifie, si l'étude de la langue française est comprise dans un ensemble qui en embrasse les époques et les changements, si même ce dictionnaire contribue pour quelque peu à faciliter et à propager cette manière de concevoir et de connaître le français, on peut penser que le cercle des amateurs s'agrandira, et que ceux qui lisent ajouteront à leurs plaisirs quelques excursions dans la poésie du moyen âge, dans les cycles carlovingiens ou bretons, dans le Renart, dans les fabliaux, dans les chansons. Du côté du succès relatif, rien ne fut à désirer. On demandera sans doute quelle en fut l'extension. S'il s'était borné à la France, et si, pendant deux ou trois siècles, la production originale avait pleinement satisfait aux besoins intellectuels d'un aussi vaste pays, ce serait encore un fait littéraire considérable et qui mériterait d'être consigné dans les annales de l'histoire. Principibus placuisse viris haud ultima laus est, a dit Horace; moi je dis que ce n'est pas la moindre des gloires ni un honneur à dédaigner que de plaire à un grand peuple et à une grande époque; car l'époque féodale, dans son plein et dans son beau, est certainement une grande époque. Mais le champ de gloire et d'influence fut bien autrement étendu; il n'eut pas d'autre limite que celle du monde catholique et féodal. Partout en Europe on lut, on traduisit, on imita les compositions françaises, aussi bien en Allemagne et dans l'extrême Nord qu'en Italie et en Espagne; pour l'Angleterre, il est à peine besoin de le dire, puisqu'alors elle était sous une dynastie normande qui lui avait imposé l'usage de la langue française. L'influence extérieure de notre littérature n'a pas été plus forte au dix-septième et au dix-huitième siècle qu'elle ne le fut au douzième et au treizième. Ce témoignage spontané de tant de populations étrangères, ennemies ou rivales, ne doit pas être effacé de notre histoire ; c'en est une des belles et bonnes pages. Puis, si l'on creuse un peu profondément, et si l'on recherche ce que sont devenues à leur tour dans le domaine littéraire ces nations qui lisaient et admiraient nos compositions, on remarque que leurs littératures, qui ont jeté et jettent encore tant d'éclat, se sont, à un certain moment de leur développement, incorporé plus d'un élément de l'œuvre française du moyen âge; de sorte que, de ce côté aussi, le labeur de nos aïeux n'a pas été stérile, et qu'une part de leur veine coule encore dans des productions qui ne cesseront de vivre. Tel est l'apogée de notre littérature primitive, que j'ap pellerai féodale. Ce terme en désigne suffisamment le caractère, la fortune et la durée. Née avec l'ère féodale, elle ne lui survécut pas. A ce point de vue, le quatorzième et le quinzième siècle sont des temps de décadence. La langue, les idées, les institutions, tout change, et, dans cette perturbation, il ne se produit plus de composition originale; la source d'invention est tarie; la poésie n'a que des imitations décolorées et des remaniements stériles. Machaut, Eustache Deschamps et le prince Charles d'Orléans ne sont pas des poëtes qu'on puisse mettre bien haut; Villon est certainement parmi eux celui qui a le plus de verve, d'entrain et de style. Quand, se retournant vers le passé, on compare ce qui se fait alors avec ce qui se faisait auparavant, on est frappé de l'extrême diminution des forces de conception, d'imagination, d'exécution. Tout ce qui reproduit les anciennes idées est faible et chétif; et ce qui doit les remplacer n'est pas encore venu. On reconnaît sans peine que le terrain est intermédiaire, impropre également aux choses du passé et aux choses de l'avenir; il faut à la fois qu'il se dégage de ce qui l'encombre et qu'il se prépare à la culture et à la moisson. Cette période, littérairement pauvre, forme, historiquement, un très-digne objet d'étude; la durée en est longue; aucunes ténèbres ne l'enveloppent; les textes et les faits abondent. On y apprend donc de la façon la plus claire à concevoir comment, dans une évolution, il y a des espaces relativement mais nécessairement stériles; à remarquer que ces espaces se rencontrent au point de partage entre des régimes différents; et à distinguer le double courant, celui qui emporte les choses tombantes et celui qui apporte les choses naissantes. Ainsi acquises dans une époque où tout est caractérisé, ces notions deviennent un instrument pour reconnaître et apprécier d'autres époques analogues mais moins marquées. C'est de la sorte que, dans l'histoire littéraire de l'Italie et de l'Espagne, on se rend compte des temps qui deviennent moins productiss et moins originaux et où un certain sommeil semble gagner les esprits. C'est de la sorte aussi que, dans la nôtre, on donne leur juste caractère aux transitions qui mènent notre littérature du dix-septième siècle au dix-huitième et du dix-huitième au dix-neuvième. Dans cette stérilité relative du quatorzième et du quinzième siècle, il y a deux exceptions importantes à faire. La première est pour l'histoire: Froissart et Commines ont laissé à la postérité des ouvrages qu'on lit, non-seulement pour les consulter, mais aussi pour s'y complaire; Froissart surtout, chez qui revit d'une manière brillante toute cette chevalerie guerroyante de la France et de l'Angleterre. La seconde est pour le théâtre, du moins dans le genre de la farce; le Patelin en est le plus remarquable échantillon. Les choses étant ainsi, je n'étonnerai personne en disant qu'à partir de la fin du quatorzième siècle et durant le quinzième, les étrangers ne tournent plus les regards vers la France littéraire; ils n'y trouvent rien qui les attache, rien qu'ils admirent, qu'ils imitent, qu'ils traduisent. Ce grand attrait, qui avait prévalu dans les hauts temps, s'est éteint peu à peu, comme la flamme dans une lampe où l'on ne met plus d'huile. Mais ce délaissement servira lui-même de témoignage pour montrer que l'ancienne admiration des œuvres LVI françaises tenait non à la France politique et à sa puissance, mais à la France littéraire et à son génie. Dès que ce génie fut entré en défaillance, les étrangers en détournèrent leur attention. Dans ses mouvements, dans ses allées et venues, l'opinion européenne ne fait pas, si je puis ainsi parler, sa cour; et la France, alors justement abandonnée, avait été jadis justement suivie. Cet interrègne pour la France n'avait pas été un interrègne partout, et de grands événements littéraires étaient survenus. Les monuments de la Grèce et de Rome avaient été remis en lumière et la Renaissance avait commencé; l'Italie brillait dans les lettres et dans les arts d'un éclat incomparable, et, bientôt après, l'Espagne entra dans la carrière et signala son génie. Sous cette triple influence s'ouvrit ce que j'appellerai le seizième siècle français : il admira et imita la Grèce et Rome, l'Italie et l'Espagne. C'était un retour et un puissant retour vers une nouvelle vie littéraire, une promesse et une riche promesse, et la digne entrée de l'âge classique qui va s'ouvrir. Trop voisin de nous de langue et de pensée pour être oublié, ayant de trop belles parties pour être dédaigné, ses œuvres, malgré le temps qui s'éloigne, ont gardé leurs lecteurs. On remarquera seulement que, malgré certaines productions distinguées, la poésie y est de beaucoup inférieure à la prose. Nous voici arrivés maintenant, avec le dix-septieme siècle. en pleine littérature moderne; et une introduction telle que celle-ci ne comporte pas une revue même sommaire d'une période aussi remplie. Je me contenterai ici d'une remarque comparative qui, rapprochant les anciennes et les nouvelles destinées de la langue française, en fera sentir à la fois l'enchaînement et l'importance. Il y eut, comme on a vu, un assez long intervalle où la France fut sans ascendant littéraire sur le reste de l'Europe; mais il sépare deux époques où cet ascendant, le plus légitime de tous, puisque ceux qui le subissent veulent le subir, fut très-puissant : l'époque que j'ai déjà signalée et qui comprend le douzième et le treizième siècle, et celle qui commence avec le siècle de Louis XIV. Ainsi, par une fortune singulière, la faveur européenne qui avait accueilli les débuts renaquit après tant d'années et d'événements. Et pourtant, quoi de plus dissemblable que les causes et les mérites qui produisirent cette faveur? A. l'âge primitif, ce fut l'originalité des créations et le parfait accord des conceptions avec les croyances et avec les mœurs qui recommandèrent à l'Europe notre littérature; à l'âge de maturité, ce fut la correction soutenue, l'élégance parfaite, la haute raison et, bientôt après, la hardiesse philosophique qui firent prendre les livres français à tant de mains étrangères. Il y a là, sur le changement des aptitudes et du génie des nations, un profond enseignement que peut-être on ne voit nulle part ailleurs aussi clairement donné. TABLEAU DE LA FIGURATION DE LA PRONONCIATION. Le principe de figuration que j'ai adopté est de conserver rigoureusement à chaque lettre la valeur qu'elle a dans l'alphabet et de ne lui en attribuer jamais d'autre. Les sons et articulations de la langue française se divisent en : 1o voyelles simples; 2o voyelles nasales; 3o diphthongues; 4o consonnes. I. Les voyelles simples sont a avec ses deux sons, e avec ses quatre sons, i, o avec ses deux sons, ou qualifié à tort de diphthongue, et u. A a deux sons principaux, par exemple avoir et ame; c'est l'accent circonflexe qui les distingue. E est marqué pour ses quatre prononciations, ainsi qu'il suit: e muet, reprise, re-pri-z', clavecin, cla-ve-sin; é fermé, lié, li-é; è plus ouvert, sujet, su-jè; é tout à fait ouvert et long, téte, te-ť, reine, ré-n'. A la fin des mots, l'e muet est marqué par une apostrophe, ame, a-m'. Je suis, à défaut d'un signe particulier, l'orthographe ordinaire pour les e initiaux ou intérieurs; pourtant les e marqués de l'accent aigu au commencement ou dans l'intérieur des mots ont le son bien plus ouvert que l'é final; ainsi intérieur, médecin, se prononcent plutôt intèrieur, mèdecin, qu'avec l'accent aigu. Toutes les autres formes que l'orthographe emploie, ai, ei, es, ez, etc., rentrent dans l'une des quatre prononciations ici indiquées. I est bref ou long; un accent circonflexe distingue les deux i. Y grec, n'ayant que le son de l'i, est banni de la figuration; je ne m'en suis servi que pour représenter la vicieuse prononciation des ll mouillés : ailleurs, mal prononcé a-yeur. O a deux sons, l'un tel qu'il est dans croquer, police, etc.; l'autre tel qu'il est dans hote, le notre, etc. Pour faire la distinction, je conserve l'orthographe ordinaire qui met sur l'o grave un accent circonflexe. Il va sans dire que c'est aussi par ó que je figure les combinaisons des lettres au, aux, eaux, os, qui, quelle qu'en soit l'orthographe, ont, dans beaucoup de cas, le son de ó. OU n'est une diphthongue que pour les yeux; pour l'oreille c'est une voyelle; il n'y avait aucune raison pour en changer la figuration. U est bref ou long; l'accent circonflexe marque cette différence. II. Les voyelles nasales sont an, in, on, un. La figuration en est la même que dans l'orthographe usuelle. Il est clair que les variantes orthographiques telles que en pour an ou in sont ramenées, dans DICT. DE LA LANGUE FRANÇAISE. 1. h mon système, à an. J'ajoute seulement que la consonne qui les termine ne doit jamais, dans cette figuration, être entendue ni s'appuyer sur la voyelle qui suit; elle doit être prononcée comme si elle était isolée : enivrer, an-ni-vré; an prononcé comme dans l'an. III. Les diphthongues propres sont ia, ié, ieu, iou, ion, ui, oin, celles en un mot où l'on entend deux sons en une seule syllabe. Dans la figuration elles sont toutes réduites à l'une de ces six formes, quelle qu'en soit d'ailleurs l'orthographe effective. IV. Quant aux consonnes, voici les indications. B ne fait aucune difficulté. C a été exclu; quand il a le son de l's, il est représenté par s: ceci est écrit se-si; quand il a le son dur, il est représenté par k. F n'a besoin d'aucune remarque, sauf qu'elle remplace partout le ph : philosophe, fi-lo-zo-f'. G a deux articulations, l'une dure qui est l'articulation propre, l'autre sifflante qui est accidentelle (voy. le j). Il n'est ici question que de l'articulation dure: devant a ou o, ou l our ou toute autre consonne, gest conservé dans la figuration : gamme, ga-m'; gond, gon; gland, glan; grand, gran; stigmate, sti-gmate; devant ue et ui il est remplacé par gh: guerre, ghé-re; gui, ghi; figue, fi-gh'. Voyez plus bas gn. H ne figure que quand elle est aspirée: hache, ha-ch'; mais homme, o-m'. J, qui est une articulation propre à la langue française, est uniquement employé pour figurer cette articulation : gémir, jé-mir; geőle, jó-l'. K, qui est proprement le c dur, est employé pour le figurer ainsi que pour figurer le q: queue, keue; cueillir, keu-llir, ll mouillées; camard, ka-mar, etc. L est figurée par l. Quand deux ll, ayant chacune l'articulation qui leur est propre, doivent être dédoublées dans la prononciation, je les dédouble en effet, indiquant de la sorte qu'elles doivent toutes deux être entendues : illisible, il-li-zi-bl'. Voyez plus bas ll mouillées. M, N, Pet R n'ont rien de particulier. S, dans la figuration, a toujours l'articulation qui lui est propre dans sage, conseil, etc. L'arti culation douce est réservée au z. Test toujours t dans la figuration; il ne prend jamais l'articulation de l's. Vet Z aussi sont conservés avec leur valeur alphabétique. X, à proprement parler, n'est pas une articulation; c'est la représentation, avec un caractère simple, de deux articulations. Il va sans dire que je l'ai exclu de la figuration, et que j'ai mis chaque fois l'articulation ou les articulations qu'il représente. Quand deux lettres doublées se font entendre l'une et l'autre, elles sont, dans la figuration, jointes ensemble : immense, i-mman-s', sauf pour le cas de l'l. Quand il importe de faire connaître qu'une consonne finale doit sonner, une apostrophe y est jointe: Te Deum, Té-dé-om'. Il reste trois consonnes véritables que l'orthographe usuelle exprime par une combinaison de lettres, bien que ce soient des articulations simples; il s'agit de ch, de gn et de ll mouillées. CH est conservé dans la figuration avec l'articulation qui lui est propre et jamais avec celle de k. GN est une combinaison destinée à rendre un son qui est propre au français, à l'italien et à l'espagnol'; il n'y a rien à y changer : ignorant, i-gno-ran; magnanime, ma-gna-ni-m'. Mais il y a quelques cas où gn n'est plus combiné pour représenter cette articulation unique, et où sont 1. L'italien le rend par gn comme le français, l'espagnol par n. conservés aug le son dur et à l'n le son qui lui est propre; dans ce cas, le g est séparé de stagnant, stag-nan; igné, ig-né. I'n: L, simple comme dans péril, bail, ou double comme dans paille (dans l'un ou l'autre cas avec un i antécédent), forme une articulation qu'on nomme ll mouillées et qui a un son particulier, rendu en espagnol aussi par ll, et en italien par gl (dans l'ancien français on la rendait souvent par lh ou par li). Je note naturellement cette articulation par ll, en ajoutant toujours ll mouillées : ailleurs, a-lleur; bouteille, bou-tè-ll'. La juste prononciation des Il mouillées est souvent manquée; en Flandre, on fait entendre seulement une l: bou-tè-l'; à Paris, on les prononce souvent comme un y: bou-te-ye, a-yeur; partout je préviens contre cette prononciation vicieuse. |