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la droite de Voltaire, d'où il viendra juger les vivants et les morts;

«Je crois à Lekain, à la sainte association des fidèles, à la confrérie du sacré génie de M. d'Argental, à la résurrection des Scythes, aux sublimes illuminations de M. Saint-Lambert, aux profondeurs ineffables de madame Vestris. Ainsi soit-il. »

Les étrangers, et en particulier les Allemands, ont su bien rarement apprécier d'une manière convenable notre littérature. Tandis qu'ils traitaient avec le plus grand mépris les auteurs que nous considérons comme classiques, ils s'enthousiasmaient pour des écrivains auxquels le public français assignait un rang fort peu élevé.

Ainsi, Restif de la Bretonne et l'auteur du Tableau de Paris, Mercier', ont joui pendant longtemps d'une réputation colossale parmi les Allemands. L'abbé de Vauxcelles raconte qu'un Français, voyageant dans le nord de l'Europe, rencontra, vers le 60° degré, un professeur allemand qui, suant à grosses gouttes dans ses fourrures, s'évertuait à traduire ce qu'il appelait un chefd'œuvre de notre langue. Notre compatriote voulut sa-voir le nom de l'homme que l'Allemand nommait le plus grand de nos écrivains. Il cita d'abord les noms de Montesquieu, de Voltaire, de Racine; mais le professeur, après avoir souri dédaigneusement, lui dit : « Je vois que vous ne sauriez deviner; c'est M. Mercier. Il est, sans aucun doute, le premier génie qu'ait votre littéra ture, et n'a qu'un défaut, celui des Français; il sacrifie trop souvent aux grâces2. »

1 Mercier a donné la mesure de son goût et de son jugement dans l'An 2440. Dans ce livre, il forme une bibliothèque d'élite au moyen de Linguet, Marmontel, etc., ayant bien soin d'exclure Bourdaloue, Bossuet, Malebranche, Pascal, etc.

2 Aujourd'hui, M. Paul de Kock a remplacé Mercier auprès des Allemands et des Hollandais, qui lui ont voué une admiration sans bornes.

On conçoit que des partisans aussi fanatiques de Mercier aient pu rendre bien rarement justice à nos grands écrivains, et Lessing, à cet égard, fait une honorable exception. Mais un homme qui se pique d'être un grand critique, Schlegel, a osé écrire que Molière n'était bon que dans la farce. Si Voltaire revenait sur terre, il appliquerait certainement à Schlegel ce qu'il a dit d'un critique de la même nation: «C'est un Allemand; je lui souhaite plus d'esprit et moins de consonnes. »

Le P. Bouhours, auquel, suivant l'expression de madame de Sévigné, l'esprit sortait par tous les pores, avait probablement entendu quelques Allemands prononcer des jugements analogues à celui de Schlegel, lorsque, dans ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène, il mit en question si un Allemand pouvait avoir de l'esprit 2. Il fit parler ainsi l'un des deux interlocuteurs :

« C'est une chose singulière qu'un bel esprit allemand ou moscovite, et, s'il y en a quelques-uns au monde, ils sont de la nature de ces esprits qui n'apparaissent jamais sans causer de l'étonnement. Le cardinal du Perron disait

Il y a plusieurs années qu'un des premiers écrivains de l'Allemagne, qui avait passé quelque temps à Paris et avait été présenté à nos littérateurs les plus distingués, quitta la France désespéré. Il n'avait pu rencontrer M. Paul de Kock!

1 Voici une de ses fables: « Je fais sept tragédies par an, disait un rimeur à un poëte; et toi, tu mets sept ans à en faire une! - Oui, répondit le poëte, mais c'est une Athalie. »

2 Voici la définition de l'esprit, donnée par Voltaire, qui devait s'y connaître : « Ce qu'on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion finc; ici l'abus d'un mot qu'on présente dans un sens et qu'on laisse entendre dans un autre; là, un rapport délicat entre deux idées peu communes; c'est une métaphore singulière; c'est une recherche de ce qu'un objet ne présente pas d'abord, mais de ce qui est en effet dans lui; c'est l'art, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l'une à l'autre ; c'est celui de ne dire qu'à moitié sa pensée pour la laisser deviner. »>

un jour, en parlant du jésuite Gretser : « a bien de l'esprit pour un Allemand,» comme si c'eût été un prodige qu'un Allemand fort spirituel... » Le bel esprit ne s'accommode point du tout avec les tempéraments grossiers et les corps massifs des peuples du Nord. Ce n'est pas que je veuille dire que tous les Septentrionaux soient bêtes; il y a de l'esprit et de la science en Allemagne comme ailleurs; mais enfin on n'y connaît point notre bel esprit, ni cette belle science qui ne s'apprend point au collége, et dont la politesse fait la principale partie; ou, si cette belle science et ce bel esprit y sont connus, ce n'est seulement que comme des étrangers dont on n'entend point la langue, et avec qui on ne fait point d'habitude1. »

Dans l'intention de réfuter le P. Bouhours, l'Allemand Cramer composa un volume in-folio dont la lecture devait probablement confirmer pleinement les assertions du jésuite français 2.

D'Israëli appelle du Ryer un célèbre poëte français (a celebrated french poet); le marquis de Saint-Aulaire, l'Anacréon français, et il parle de l'agréable génie de Florian.

Le trait suivant, qui fait honneur à la générosité plutôt qu'au goût des Anglais, montre quelle influence notre littérature a exercée de tout temps en Europe: « Les Anglais, dit la Correspondance secrète, politique et littéraire, viennent de rendre un hommage bien flatteur à M. Raynal, auteur de l'Histoire politique des établissements européens dans l'Inde; son neveu, qui porte son nom,

Entretiens d'Ariste et d'Eugène.

in-4, p. 223-224.

Entretien sur le bel esprit, 1671,

2 On lit dans la Correspondance secrète, politique et littéraire, tome V, p. 357, 3 janvier 1778: « Les Allemands, entre autres mots, n'en ont point pour exprimer génie. De mauvais plaisants ont dit cela que la nation n'avait que faire d'un nom dont elle n'avait pas la chose. »

ayant été fait prisonnier, a été sur-le-champ remis en liberté; on lui a de plus offert tous les secours dont il pouvait avoir besoin pour retourner en France1. »

C. Robert Dati, Florentin, professeur de belles-lettres, appelait Chapelain l'Homère de la France. Un autre Italien, le célèbre violoniste Paganini, disait toutes les fois qu'on parlait de Voltaire : « Votre Voltaire, il est oun bête, il ne sait faire qué dé trazédies. » Le grammairien Biagioli parlait du pauvre Arouet à peu près dans les

mêmes termes.

Les grands hommes ont eu, comme les peuples, de singulières aberrations. Dante, Pétrarque et Boccace fondaient leur gloire sur leurs œuvres latines, Cervantes sur ses poésies.

Lucain était le poëte de prédilection de Grotius, et aussi du grand Corneille, qui avoua un jour à Huet, non sans quelque peine et sans quelque honte, qu'il préférait l'auteur de la Pharsale à Virgile.

M. de Chateaubriand avoue aussi quelque part que, pendant longtemps, il ne trouva rien au-dessus de Crébillon.

On sait l'enthousiasme que Napoléon professait pour les poésies d'Ossian.

Corneille préférait Rodogune à toutes ses autres tragédies, et Cervantes son monstrueux roman de Persiles à Don Quichotte. Cette prédilection des auteurs pour quelques-uns de leurs ouvrages a été comparée, avec raison, à l'amour exclusif que les mères ont, en général, pour ceux de leurs enfants qui sont maladifs ou disgraciés de la nature.

Terminons par quelques réflexions de M. de Chateaubriand sur le goût et le génie. « Le génie, dit-il, enfante; le goût conserve. Le goût est le bon sens du génie; sans 29 janvier 1779, tome VII, p. 214.

le goût, le génie n'est qu'une sublime folie. Ce toucher sûr, par qui la lyre ne rend que le son qu'elle doit rendre, est encore plus rare que la faculté qui crée. L'esprit et le génie, diversement répartis, enfouis, latents, inconnus, passent souvent parmi nous sans déballer, comme dit Montesquieu: ils existent en grande proportion dans tous les âges; mais, dans le cours des âges, il n'y a que certaines nations, chez ces nations qu'un certain moment, où le goût se montre dans sa pureté. Avant ce moment, après ce moment, tout pèche par défaut ou par excès. Voilà pourquoi les ouvrages accomplis sont si rares; car il faut qu'ils soient produits aux heureux jours de l'union du goût et du génie. Or cette grande rencontre, comme celle de quelques astres, semble n'arriver qu'après la révolution de plusieurs siècles, et ne durer qu'un instant. »

MÉLANGES DE CRITIQUE

La publication d'un ouvrage destiné à faire sensation dans le monde littéraire est en général suivie de critiques plus ou moins fondées, plus ou moins spirituelles. Au bout d'un certain temps, l'ouvrage prend sa place parmi les productions littéraires, et les critiques sont oubliées. Ce dernier fait est souvent fâcheux. Car comment bien juger des circonstances qui ont amené la publication de l'ouvrage, de l'effet qu'il a produit, et du jugement des contemporains, si on ne connaît pas les critiques qui en ont été faites au moment même de son apparition? Il nous semble donc regrettable que les édi

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