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A MONSIEUR DE LOURDOUEIX

Rédacteur en chef de la GAZETTE DE FRANCE

IV

Mon très-cher et très-honoré confrère,

De notre controverse, aussi courtoise de votre part que de ma part elle est sérieuse, doit-il résulter finalement entre nous un accord quelconque ou, au contraire, un dissentiment plus marqué? Sera-t-elle utile, sera-t-elle vaine? Conséquemment devons-nous la continuer, ou devons-nous la clore? Je la continue, parce que, s'il n'en doit naître aucun accord, il en jaillira du moins des éclairs, et qu'un véritable contradicteur tel que vous est un avantage qui a manqué à ces graves et mémorables débats, où il a fallu y suppléer par un contradicteur imaginaire, tel que l'Étranger dans le dialogue de Platon sur la royauté, ou tel que le Sénateur dans le dialogue du comte de Maistre sur la justice humaine et la divinité du bourreau.

Vous vous abusez, mon cher contradicteur, quand vous dites que, vous aussi, vous voulez la liberté ! Non, non, vous ne voulez pas effectivement la liberté. Entre nous, qui essayons d'aller au fond des choses, ce que vous voulez, ce

que vous décorez du nom de Liberté, c'est l'Autorité, mais l'autorité restreinte, l'autorité éclairée, l'autorité bien intentionnée, l'autorité tutélaire, l'autorité héréditaire, l'autorité royale, l'autorité idéale, l'autorité, enfin, toujours protectrice, jamais oppressive, telle que votre esprit solitaire se plaît à la rêver, mais telle que le passé séculaire prouve, hélas! qu'elle n'a jamais existé.

Tout pouvoir divisé périra. Ce qui a été justement dit du pouvoir impersonnel, de l'Autorité, je le dis du pouvoir personnel, de la Liberté.

L'histoire est là pour l'attester toute liberté qui n'est pas la liberté indivisible est une liberté imaginaire et précaire, une transaction, une transition. Là liberté qui ne suffit pas à se protéger efficacement elle-même est une liberté mortellement menacée qui, pour échapper aux risques douteux du meurtrier, se livre aux coups certains du tyran; une liberté de Gribouille, qui, pour éviter d'être mouillée, se jette dans l'eau. La prétendue liberté qui ne saurait exister sans l'intimidation et l'échafaud est la sœur jumelle de la prétendue vérité qui ne saurait exister sans l'inquisition et le bûcher.

Mon cher confrère, vous êtes sincèrement catholique; conséquemment, vous croyez en Dieu, au jugement dernier, au paradis, au purgatoire, à l'enfer. Sur quoi donc alors vous fondez-vous pour distinguer entre la liberté de faire, la liberté de dire, la liberté de penser, pour les séparer, pour limiter et condamner celle-là, pour ne pas limiter et ne pas condamner celle-ci?

Un père a trois fils et un domaine.

Le plus jeune des trois fils, impatient d'hériter, se surprend parfois à penser que son père est doué d'une santé trop robuste et d'une existence trop longue; l'avant-dernier, non moins impatient de jouir de la fortune qu'il convoite, ne se bone pas à le penser: il le dit à l'aîné, qui, plus impatient encore que ses deux frères et dépassant ce que le plus jeune a pensé, ce que l'avant-dernier a dit, abrége la vie de son père.

La justice divine, à laquelle vous croyez, la justice divine, à laquelle rien ne doit rester caché, ni actions, ni paroles, ni intentions, la justice divine distinguera-t-elle entre ces trois

fils insensés? Je dis insensés, car ils auront empoisonné à sa source le désir d'avoir des enfants; car ils se seront condamnés à la crainte perpétuelle, s'ils ont des enfants, que ces enfants, ressemblant à leurs pères, n'en souhaitent aussi la mort, ne l'avouent, ne la hâtent? La justice divine distinguera-t-elle entre ces trois frères, condamnés par eux-mêmes à la peine de se défier constamment chacun l'un de l'autre, car, complices de fait, ils ne seront plus frères que de nom; ils n'auront plus de garanties réciproques; ils n'auront plus de sécurité mutuelle; ils n'existeront plus que pour se craindre, se haïr, se mépriser.

Ma conclusion, devançant votre réponse, est celle-ci : Ce que la raison interdit de faire, elle interdit de le dire; ce qu'elle interdit de faire et de dire, elle interdit de le penser. L'être raisonnable n'a donc pas la liberté de penser ce qu'il ne se reconnaît pas la liberté de dire; il n'a pas la liberté de dire ce qu'il ne se reconnaît pas la liberté de faire.

Qu'un obstacle empêche une source de jaillir, elle ravine; c'est ce que fait pareillement l'homme que la force empêche de faire ce qu'elle ne l'empêche pas de dire, ou qu'elle empêche de dire ce qu'elle ne saurait l'empêcher de penser. Il se venge de la force par l'adresse; ce qu'il n'ose faire ouvertement, il tente de le faire ténébreusement. Il s'exerce à rendre impunissable et à faire passer sous le déguisement ce qui paraîtrait monstrueux et serait puni sans masque. Il change le vol en fraude; il le diversifie, l'assouplit, le rend insaisissable et presque méconnaissable; il n'affronte pas la pénalité, il l'élude.

Je demande donc à la raison, ce centre de gravité de l'homme marchant dans sa liberté, plus que vous ne demandez à la force, car la raison seule peut former des hommes sincères, des hommes logiques; la force ne forme que des hommes dissimulés, des hommes inconséquents. «La force ne >> peut persuader l'homme, elle ne fait que des hypocrites», a dit Fénelon.

Je demande à la raison, cette culture de l'homme par l'homme, non-seulement la condamnation du meurtre et du vol, mais encore la condamnation de toute pensée de vol, de toute pensée de meurtre, demeurât-elle à l'état de simple

intention, tandis que la force croit avoir tout fait quand elle a emprisonné le voleur et guillotiné le meurtrier.

«Tous les êtres ont leurs lois : les bêtes ont leurs lois, » l'homme a ses lois », a dit Montesquieu. De ce que je demande à la raison, cette loi de l'homme, loi naturelle, loi de sa supériorité relative, loi de sa souveraineté sur la matière ; de ce que je lui demande d'affranchir l'homme de toutes les lois factices, dites lois positives, vous tirez cette conclusion que j'admets, « en dehors de l'homme, une raison indépen»dante de l'individu, puisque son raisonnement le conduit à » la connaître et lui sert à la démontrer » ; j'admets, sans entrer dans la distinction scolastique entre l'objectif et le subjectif, j'admets l'existence de la raison ni plus ni moins que j'admets l'existence de la vérité, de la force, du mouvement, de la chaleur, de la lumière.

Comment la lumière se prouve-t-elle? Par elle-même, par l'impuissance relative 'de l'ombre dissipée.

Comment la chaleur se prouve-t-elle ? Par elle-même, par l'impuissance relative du froid remplacé.

Comment le mouvement se prouve-t-il? Par lui-même, par l'impuissance relative de l'immobilité rompue.

Comment la force se prouve-t-elle? Par elle-même, par l'impuissance relative de la résistance vaincue.

Comment la vérité se prouve-t-elle? Par elle-même, par l'impuissance relative de l'erreur démontrée.

Comment la raison se prouve-t-elle? Par elle-même, par l'impuissance relative du raisonnement réfuté.

Donc, ce que le raisonnement est impuissant à réfuter et ce qu'il est tout-puissant à démontrer, voilà ce que je nomme la raison. La raison, c'est le droit du plus fort immatériellement, comme la force est la raison du plus fort matériellement. Le droit du plus fort logiquement me suffit pour condamner sans appel le meurtre et le vol.

Vous prétendez que je suis inconséquent, parce que je considère comme n'ayant pas ou n'ayant plus sa raison l'individu qui va, par le meurtre ou le vol, droit au but que se propose sa haine ou sa convoitise. « Trouvez donc, me dites-vous, >> trouvez donc à lui opposer une considération quelconque >> qui ne soit pas puisée dans une obligation morale méconnuc » par lui et déclarée sans valeur par vous-même, puisque vous

» ôtez toute criminalité au vol et au meurtre ! Trouvez donc, » pour condamner sa géométrie, un argument qui ne détruise >> pas la vôtre ? »

Je vous réponds: Choisissez, par voie de supposition, dans toutes les prisons du globe, le malfaiteur le plus habile à se justifier; faites-lui prendre contre moi la défense du vol, et vous verrez si je serai embarrassé à prouver « à l'homme qui » veut de l'argent, et qui se détermine à le prendre dans la » poche de son voisin, que son raisonnement est erroné, que » son moyen n'est pas en rapport direct avec son but. >>

Un voleur ne vole pas uniquement pour voler; il vole pour posséder. Si votre voleur trouve qu'il a eu raison de prendre dans la poche de son voisin l'argent qu'il désirait faire passer dans la sienne, il se condamne conséquemment lui-même à donner raison au voleur qui agira à son égard en vertu du même raisonnement. De quelque subtilité que votre voleur soit doué, il sera contraint de confesser son inconséquence ou son absurdité.

Si votre voleur, ayant tort logiquement, pouvait avoir raison mathématiquement, qu'est-ce que cela prouverait? Cela prouverait uniquement que, hérissée de lois pénales et comptant trop sur l'intimidation, la société imprévoyante a laissé subsister contre elle le calcul des probabilités au lieu de le mettre de son côté ; cela prouverait l'imperfection, cela prouverait l'impuissance d'une société qui, pour appui, préfère la force à la raison. Funeste préférence! car la force, c'est le nombre: or, il peut arriver tel jour où la force numérique soit en pleine possession d'elle-même. Ce jour-là, ne serait-ce pas l'ignorance qui ferait la loi? ne serait-ce pas la barbarie qui l'appliquerait? N'est-ce pas pour s'être endormie trop longtemps l'oreille sur l'échafaud que, le surlendemain de 1789, la France s'est réveillée la tête sous la guillotine? En prévision de ce risque, qu'après trois révolutions dans un demi-siècle, on ne saurait d'imaginaire, trouvez donc un autre frein social que la raison humaine, ce frein naturel? En prévision de ce risque, qui a sa place marquée au rang des probabilités, comment les civilisés, qui sont les plus forts immatériellement, mais les plus faibles numériquement, ne s'appliquent-ils pas sans relâche à joindre à la force immatérielle qu'ils ont la force numérique qui leur manque? En d'autres

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