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riches et des pauvres, d'augmenter la productivité du sol . On peut dire que depuis vingt-cinq ans, tous les congrès catholiques émettent des vœux en ce sens, notamment à Chicago en 1893 et à Rome en février 18942, et demandent que les pouvoirs publics prennent des mesures favorables à cette diffusion. Cet appel n'a été encore que très partiellement entendu on peut citer cependant la loi anglaise du 27 juin 1892, sur les small holdings, qui facilite aux cultivateurs l'acquisition de petits domaines pouvant aller jusqu'à 50 acres 3; la loi belge du 20 juin 1897, qui réduit les droits d'enregistrement et de transcription pour les acquisitions de petites propriétés rurales ; les lois françaises des 21 juillet 1897, 12 avril 1906, et 10 avril 1908: la première accorde à la petite propriété rurale d'importantes remises sur la contribution de la propriété non bâtie; la seconde favorise la construction d'habitations à bon marché destinées « à des personnes peu fortunées, notamment à des travailleurs vivant principalement de leur salaire » (art. 1er) 5; la troisième étend les avantages conférés par la seconde « aux jardins ou champs n'excédant pas un hectare » (art. 1). Enfin des œuvres diverses se sont fondées, principalemeut dans le nord de

1. Ibid. : « Ce résultat, une fois obtenu, serait la source des plus précieux avantages, et d'abord, d'une répartition des biens certainement plus équitable. La violence des révolutions politiques a divisé le corps social en deux classes et a creusé entre elles un immense abîme... Eh bien que l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la perspective d'une participation à la propriété du sol, et l'on verra se combler peu à peu l'abîme qui sépare l'opulence de la misère et s'opérer le rapprochement des deux classes. En outre, la terre produira toute chose en plus grande abondance. Car l'homme est ainsi fait, que la pensée de travailler sur un fonds qui est à lui redouble son ardeur et son application. Il en vient même jusqu'à mettre tout son cœur dans une terre qu'il a cultivée lui-même, qui lui promet, à lui et aux siens, non seulement le strict nécessaire, mais encore une certaine aisance; nul qui ne voie sans peine les heureux effets de ce redoublement d'activité sur la fécondité de la terre et sur la richesse des nations. »

2. Cf. MAX TURMANN, op. cit., p. 132. Voici le texte du vœu émis à Rome (ibid., p. 262): « Il est nécessaire de favoriser la diffusion de la petite propriété tout en la préservant des périls du fractionnement et des charges hypothécaires, qui ne la dispersent que trop rapidement ; et pour cela, il faut modifier le régime de succession et exonérer un minimum de propriété de toute expropriation coactive pour crédits de particuliers ou de fisc.

3. Sur cette loi, cf. A. SOUCHON, La propriété paysanne, Paris, 1899, in-8°, p. 158 et suiv. ; et GAILLARD, La petite propriété rurale en Angleterre de 1887 à 1892, Paris, 1902, in-8°.

4. Cf. MAX TURMANN, ibid., p. 132-133.

5. Sur cette loi du 12 avril 1906, cf. abbé LEMIRE, dans la revue Le Coin de terre, no de juillet 1906; et DESLANDRES, dans le compte rendu de la Semaine

sociale de 1906 (tenue à Dijon), p. 152 et suiv.

la France, pour aider à la diffusion désirée. Telle est l'œuvre des Jardins ouvriers, établie à Sedan en 1891 par Mme Hervieu, et qui a pris depuis une grande extension 1. Une œuvre analogue, fondée en Belgique en 1896, a pris ce titre significatif : « Ligue du coin de terre et du foyer insaisissable » ; elle a été, la même année, introduite en France par l'abbé Lemire et le Dr Lancry, de Dunkerque, l'un des plus actifs propagateurs de la doctrine « terrianiste » 2. 2o Mais les catholiques sociaux ne veulent pas seulement favoriser la diffusion de la propriété ; ils veulent encore la maintenir dans la famille pour assurer la stabilité de cette dernière, ce maintien est essentiel. Aussi ont-ils été conduits a réclamer deux choses:

a) La constitution d'un bien de famille insaisissable par les créanciers. C'est le vœu formulé par l'abbé Lemire dans la proposition de loi qu'il a déposée au mois de juillet 1894 à la Chambre des députés 3. Le 31 janvier 1905, M. Loubet a signé un projet de loi analogue, qui, transformé par la Chambre des députés en avril 1906, a fini par aboutir à la loi du 12 juillet 1909. D'après cette loi, les père, mère, aïeul, aïeule, sous certaines distinctions, peuvent constituer un bien de famille, insaisissable par les créanciers, même en cas de faillite. Ce bien peut comprendre une maison ou portion de maison divise, ou une maison avec quelques terres attenantes ou voisines, pourvu que la valeur ne dépasse pas 8.000 francs au moment de la constitution. Cette constitution peut se faire par testament, donation, ou acte notarié spécial; elle doit être publiée, homologuée par le juge de paix, et transcrite. Le bien de famille, une fois constitué, ne peut être ni hypothéqué ni vendu à réméré ; mais il peut être aliéné en tout ou en partie par le propriétaire, avec le consentement de son conjoint, ou, s'il est veuf et a des enfants mineurs, avec l'autorisation du conseil de famille. En cas de décès

1. Cf. MAX TURMANN, op. cit., p. 135-140. Sur l'état actuel de l'œuvre, on trouvera d'abondants renseignements dans les Comptes rendus des deux Congrès internationaux qu'elle a déjà tenus, à Paris, en octobre 1903 et en novembre 1906 (Paris, in-8°, 1904 et 1907), et dans le Bulletin cité à la note suiv.

2. Cf. MAX TURMANN, op. cit., p. 140-143;

et le Bulletin de la Ligue du Coin de terre et du foyer, qui parait en France depuis le 1er novembre 1897, sous la direction de l'abbé Lemire. Le Dr Lancry a développé ses idées dans un

ouvrage intitulé: Le terrianisme, Dunkerque, 1899. 3. Cf MAX TURMANN, op. cit., p. 143-148. Le texte de la proposition de M l'abbé LEMIRE est reproduit, ibid., p. 283-287; cf. sur cette proposition la critique D'A. SOUCHON, op. cit., p. 204-208.

du propriétaire, le juge de paix, à la requête du conjoint survivant ou du conseil de famille, a le droit d'ordonner la prolongation de l'indivision jusqu'à la majorité du dernier des enfants mineurs. La famille a ainsi la certitude de ne pas se trouver sans abri à la mort de son chef 1.

b) La transmission intégrale du bien de famille aux héritiers directs. Pour en arriver là, il faut le déclarer indivisible et le soustraire à la loi du partage en nature, parce qu'alors on arriverait rapidement à un émiettement tel que le bien de famille ne rendrait plus aucun service. Il est nécessaire qu'il passe intact entre les mains d'un seul héritier, désigné par le père ou par ses cohéritiers, qui recevront des soultes pour leurs parts. La proposition de loi de M. l'abbé Lemire, dans son article 25, donnait satisfaction à ce desideratum 2; mais cet article ne se retrouve pas dans la loi de 1909. Cela est d'autant plus étonnant qu'il existe déjà quelque chose de semblable dans certaines régions de l'Allemagne et de l'Autriche, sous le nom d'Anerbenrecht, qui assure à un héritier unique le bien rural ou Hof, et aux Etats-Unis, sous le nom de Homestead 3. Cette idée d'arriver à la reconstitution de la famille par la constitution d'un patrimoine familial est une idée féconde, que n'ont pas tardé à adopter les différents congrès catholiques en France, en Angleterre, en Espagne, en Belgique. Dans ce dernier pays, M. Carton de Wiart a déposé à la Chambre des représentants une proposition de loi analogue à celle de l'abbé Lemire 5.

3o Enfin, comme il y aura toujours un grand nombre d'individus qui ne pourront arriver ni à la propriété individuelle, ni même à la propriété familiale, et pour lesquels par conséquent la propriété collective est la seule forme accessible, les catholiques sociaux sont favorables à la reconstitution des propriétés communales ou corpo

1. Loi du 12 juillet 1909, art. 2, 3, 6, 8, 9, 10, 11, 18. 2. MAX TURMANN, ibid., p. 286.

3. Sur l'Anerbenrecht en Allemagne et en Autriche, cf. G. BLONDEL, Les populations rurales de l'Allemagne et la crise agraire, Paris, 1897, in-8°, p. 191-218; A. SOUCHON, op. cit., p. 195-200, 200-204; VERDELOT, Du bien de famille en Allemagne, Paris, 1899, p. 337-603; sur le Homestead: Louis CORNIQUET, L'insaisissabilité du foyer de famille aux Etats-Unis, Paris, 1894, in-8°; BUREAU, Le homestead, Paris, 1895 ; et sur l'extension possible de ces institutions à la France: PETIET, Le foyer stable ou bien de famille insaisissable, Paris, 1901, in-8°; CHAVANES, Le homestead français, Paris, 1907, in-8°.

4. Cf. MAX TURMANN, op. cit., p. 148.

5. La proposition de M. Carton de Wiart est reproduite, ibid., p. 292-294.

ratives, que les corporations soient des congrégations ou des syndicats 1. En Italie, en Autriche, en Allemagne, en Belgique, en France, il se fait un mouvement très sérieux en ce sens 2. Ce ne sont pas les catholiques qui se laissent effrayer et leurrer par l'épouvantail de la mainmorte, que les seigneurs féodaux du moyen âge. avaient forgé dans leur intérêt personnel, et qu'on agite encore de temps à autre pour des raisons entièrement étrangères à l'intérêt social 3.

§ III. Le régime du crédit.

Si l'école sociale catholique défend la propriété privée contre les socialistes, elle est d'accord avec eux pour condamner le régime du crédit tel qu'il est aujourd'hui constitué, c'est-à-dire en tant qu'il a pour résultat de donner une place prépondérante et abusive au capital-argent, au détriment du travail, en d'autres termes parce qu'il est uniquement un « régime capitaliste ». C'est lui que vise l'encyclique Rerum novarum quand elle parle de « l'usure dévorante » et du « monopole des effets de commerce aux mains d'un petit nombre ». En parlant ainsi, l'encyclique ne fait d'ailleurs que continuer l'enseignement traditionnel de l'Eglise sur l'usure, et

etc.

1. Cf. A. DE MUN, Discours à la Chambre, 30 avril 1894 : « Nous proclamons que la propriété privée est de droit naturel, et nous demandons seulement qu'à côté d'elle une certaine propriété collective puisse se constituer librement entre les mains des associations, des communes et des corporations >> ; - abbé LEMIRE, Discours à la Chambre, 20 novembre 1894 : « La propriété, sous forme de biens communaux, de biens syndicaux, de biens appartenant au département et à l'Etat, est une forme de propriété qui peut servir à tempérer les excès de l'autre et qui est souvent son complément indispensable » ; 2. Cf. MAX TURMANN, op. cit., p. 149-151. Vou adopté au Congrès de Rome de février 1894 (ibid., p. 261-262): « Il est nécessaire... de reconstituer l'existence des corps moraux juridiques, des œuvres pies, des corporations religieuses de l'Eglise, qui ont toujours été considérées comme le trésor en réserve pour le peuple; aux biens de ces corps moraux peuvent être ajoutés les biens et les propriétés collectives des communes, des provinces, de l'Etat, qu'il faut conserver et faire fructifier à l'avantage public, ou céder aux prolétaires pour qu'ils les cultivent >> ; vœu analogue adopté par la Réunion des Revues d'économie sociale chrétienne à Paris en 1897 (ibid., p. 250); - etc.

3. C'est cependant l'un des grands arguments dont s'est servi Waldeck-Rousseau, pour «justifier » sa loi du 1er juillet 1901 « sur les associations et contre les congrégations, loi qui a été le point de départ de la spoliation de ces dernières d'abord et de toute l'Eglise de France ensuite!

4. MAX TURMANN, op. cit., p. 152.

l'adapter aux formes modernes que celle-ci a revêtues, formes différentes de celles du moyen âge, mais tout aussi nuisibles. Il est donc utile d'exposer brièvement l'histoire de la législation canonique contre l'usure, d'en voir le fondement, et de rechercher ensuite sous quelles formes l'usure se présente aujourd'hui.

73. Pour éviter toute équivoque, il faut rappeler que le mot usure s'emploie dans diverses acceptions: 1° dans l'acception ancienne, qui est à la fois celle du droit romain et du droit canon, usura désigne tout intérêt perçu à propos du mutuum, c'est-à-dire du prêt d'argent; 2° dans l'acception moderne du Code pénal, l'usure est l'intérêt supérieur au taux légal, soit à 5 0/0 en matière civile; 3o en un sens plus large, il y a usure dans tout bénéfice injuste perçu à propos d'un prêt d'argent ou de toute autre chose consumptible, ou mème d'un contrat plus ou moins analogue au prêt.

Lorsque l'Eglise commença à se développer, le droit romain considérait le mutuum comme un contrat essentiellement gratuit; par lui-même, le mutuum, qui se formait re, par la remise de la somme, ne pouvait obliger l'emprunteur qu'à rendre la somme empruntée, et pas davantage. Mais depuis longtemps, ce même droit romain. permettait de joindre au mutuum une stipulation d'usuræ à l'époque de Cicéron, le taux légal était de 12 0/0 1. Quelques Pères de l'Eglise, notamment saint Basile et saint Augustin, s'élevèrent contre cette pratique, au nom de la morale chrétienne. Ils auraient voulu que tous les chrétiens prêtassent gratuitement, selon le conseil de l'Evangile : « Faites le bien et prêtez, sans rien espérer en retour 2 ». L'Eglise toutefois se borna d'abord à blâmer la stipulation d'intérêts ajoutée au mutuum, mais sans la prohiber 3. De Constantin au 1xe siècle, de nombreux conciles firent un pas en avant. Ils défendirent le prêt à intérêt aux clercs, sous peine

1. Cela faisait 1 0/0 par mois, d'où le nom d'usura centesima. Cf. Ed. CuQ, Les institutions juridiques des Romains, Paris, in-8°, t. II (1902), p. 387; - P.-F. GIRARD, Manuel de droit romain, Paris, in-8°, 4o édit., 1906, p. 513-515.

2. SAINT LUC, VI, 34-35 : « Et si mutuum dederitis his, à quibus speratis recipere, quæ gratia est vobis ? nam et peccatores peccatoribus fenerantur, ut recipiant æqualia. Verumtamen diligite inimicos vestros benefacite, et mutuum date, nihil inde sperantes. » On remarquera que le texte porte nihil: ce n'est donc pas seulement l'intérêt, mais le capital lui-même que Jésus conseille de ne pas réclamer. Sur le sens de ce texte, cf. abbé L. GARRIGUET, Prêt, intérêt, usure, Paris, Bloud, in-16, 2e éd., 1907, p. 21, en note.

3. Les premiers chrétiens prêtaient à intérêt; cf. ibid., p. 21-22.

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