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tendance beaucoup trop marquée à faire de l'exégèse pour l'exégèse, à s'imaginer qu'au delà de leurs petites discussions isolées de textes, de leurs petites querelles de mots, il n'y a rien. Ils ressemblent à des voyageurs qui compteraient et examineraient un à un tous les arbres d'une forêt, et s'en reviendraient sans avoir vu la forêt. Si les faits n'ont de valeur qu'à cause des idées qu'ils suggèrent, expriment ou prouvent, les textes, eux, n'ont de valeur qu'à cause des vues d'ensemble auxquelles ils peuvent servir de soutiens. Et lors mème que ces vues d'ensemble, imaginées d'ordinaire comme des hypothèses à vérifier, seraient fausses dans leur généralité, elles ne laisseraient pas de mettre en saillie des idées subsidiaires, des idées de côté, si je puis ainsi dire, qui sont justes et qui n'auraient jamais été trouvées autrement. Il y a des erreurs qui sont plus fécondes en vérités que des vérités elles-mêmes. Les constructions auxquelles un homme de science et d'esprit a consacré le meilleur de ses efforts, en supposant qu'elles doivent être rejetées en bloc, ne laissent pas d'influer sur l'exégèse ellemême et de lui faire acquérir, à elle et à la science, mainte vérité de détail dont il est probable qu'on ne se fût pas douté sans cela. Ce n'est pas ici le lieu de montrer qu'il en est bien ainsi pour la biographie que nous présente Plumptre. Mais c'est là son excuse, s'il en a besoin; car c'est, dans tous les cas, son mérite, s'il n'en a pas d'autre.

CHAPITRE III.

L'ECCLÉSIASTE ET HERACLITE (PFLEIDERER).

Ce n'est pas une construction du genre de celle de Plumptre qu'a tentée le plus récent champion du caractère hellénisant de l'Ecclésiaste : Edmond Pfleiderer a publié, en 1886, un ouvrage sur la philosophie d'Héraclite (1), auquel il a ajouté, en guise d'appendice, une dissertation destinée à prouver l'influence que le philosophe d'Ephèse a, d'après lui, exercée sur Kohelet. Il ne s'agit plus de stoïcisme ni d'épicurisme Pfleiderer pense que toute tentative d'établir entre ces systèmes. et Kohelet un lien de dépendance est fausse, absurde, d'ores et déjà réfutée. Il n'estime pas que ces épithètes ou d'autres analogues puissent raisonnablement être appliquées à son essai tout nouveau de substituer à l'inspiration de Zénon et d'Epicure l'ascendant d'Héraclite. Ecoutons-le.

(1) Die Philosophie des Heraklit von Ephesus im Lichte der Mysterienidee, von Dr. Edmund Pfleiderer, prof. der Philosophie in Tübingen. Berlin., Georg. Reimer, 1886.

L'Ecclésiaste, dit Pfleiderer, date, d'après les résultats les plus récents de la critique de l'Ancien Testament, ou bien de la fin de l'époque perse, ou bien de l'époque des Ptolémées. Dans le premier cas, une influence de l'épicurisme et du stoïcisme serait chronologiquement exclue, cela va sans dire; dans le second, elle serait chronologiquement possible. Mais, pour moi, Pfleiderer, avocat d'Héraclite, cette question est peu importante, puisque, en tout état de cause, Kohelet serait plus récent qu'Héraclite de un à trois siècles : on sait que le livre d'Héraclite se répandit avec beaucoup de rapidité vers l'an 477 avant Jésus-Christ. Il n'y a rien d'impossible à ce qu'un Juif, épris de sagesse et de connaissance, ait pu, en Palestine, connaître un livre grec hautement célébré, lu et relu partout, un livre qui venait d'Ephèse et qui était en vogue non pas seulement en Grèce, mais dans toute l'Asie Mineure et en Egypte. Au reste, ne savons-nous pas, par le rapport du péripatéticien Cléarque, qu'Aristote déjà, pendant son séjour en Asie Mineure (348-345) a rencontré là un Juif cultivé dont il nous est dit qu'« il était hellénique non seulement par le langage, mais par l'àme (1)? »

Pfleiderer fait observer que la vie et la mort (spécialement la mort) constituent pour Kohelet le point où se concentrent toutes ses pensées et qui revient toujours dans ses développements les plus divers, les plus con

(1) Cf. notre Introduction, p. 46-48.

tradictoires même. Aucun autre écrivain de l'Ancien Testament n'est tourmenté à ce degré par la question de la mort. İl est certain que l'évolution immanente de la pensée hébraïque pouvait pousser un Israélite sérieux à de pareilles recherches, à de semblables méditations. Mais s'il se trouvait une fois parvenu à ce point, s'il s'épuisait à lutter en vain avec l'antique énigme dont il ne découvrait pas le secret, quoi de plus naturel de sa part, puisqu'il ne trouvait rien à domicile, que de chercher secours auprès de la sagesse étrangère, dans les livres de philosophie grecque qui lui étaient accessibles? De tous les systèmes de philosophie grecque, aucun ne pouvait, pour un Juif dans cet état d'âme et d'esprit, être aussi important, aussi intéressant, aussi plein d'espoir et de promesse que celui d'Héraclite. Ce philosophe, tel que Pfleiderer se le représente, partait précisément du même scandale que l'auteur de l'Ecclésiaste, savoir l'antithèse de la vie et de la mort, et il s'évertuait à résoudre le problème inquiétant par de magnifiques spéculations aboutissant à une grandiose théodicée.

Pfleiderer fait plusieurs rapprochements de détail entre des sentences de l'Ecclésiaste et des fragments d'Héraclite. Par exemple, l'Ecclésiaste dit : « Il n'y a point sur la terre d'homme juste qui fasse le bien et qui ne pèche jamais... Voici ce que mon âme cherche encore et ce que je n'ai point trouvé. J'ai trouvé un homme entre mille, mais je n'ai pas trouvé une femme entre toutes les femmes (VII, 20, 28). Héraclite avait dit « Ceux qui cherchent de l'or doivent enlever

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beaucoup de terre pour trouver peu (Frag. 8) (1) Un seul vaut pour moi mille, s'il est excellent (Frag. 113) (2).

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Mais ce n'est pas sur ces remarques de détail que Pfleiderer et il n'a pas tort fait le plus de fond pour établir sa thèse. Le rôle qu'il attribue à Héraclite, dans la formation de la pensée de Kohelet, est surtout prouvé à ses yeux par le contenu du chapitre I et du chapitre III. Ces deux chapitres, si je puis ainsi parler, heraclitisent à un extraordinaire degré, d'après Pfleiderer.

Commençons par le chapitre I.

Une simple lecture de ce chapitre, du moins jusque vers le verset 12, suffit à tout lecteur quelque peu familiarisé avec la philosophie d'Héraclite, pour apercevoir une frappante analogie entre les doctrines de Kohelet et les théories de l'Ephésien. Mais l'analogie grandit et se précise, si on examine dans le détail.

VERSET 5. Le soleil se lève, le soleil se couche; il soupire après le lieu d'où il se lève de nouveau. Que signifie l'expression si étonnante et, dans ce contexte, si singulière : il soupire? Le mot ainsi traduit (3) signifie proprement soufflant, haletant. La meilleure façon

(1) Je cite les fragments d'Héraclite d'après l'édition de Bywater. Oxford, 1877.

(2) Semblablement, la locution, que l'on rencontre dans Eccl., II, 13, est, d'après notre critique, la traduction littérale de ces deux mots d'Héraclite: ¿dinoáμnv šμwvtóv (f. 80), « je recherchai en moimême, » c'est-à-dire, je ne m'en allai pas vers d'autres pour acquérir de la science, je m'en tins à moi-même.

.שואף (3)

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