Page images
PDF
EPUB

1654

C'est pour expier un si grand et si nouveau crime, qu'on a inventé de nouveaux et d'extraordinaires châtiments. L'impuissance où se trouvent aujourd'hui mes ennemis par la grâce et la protection divine, d'exercer leur violence contre ma personne, les a animés plus fortement à l'exercer contre mon honneur, contre mon bien, contre mes domestiques", contre mes amis, contre mes proches, contre mon Église, contre mon autorité.

On a soumis, Messieurs, la dignité de Cardinal et d'Archevêque de Paris, à une proscription infame, et qui a été accompagnée de toutes les indignités qui pouvoient en rehausser la honte et le scandale. On a profané, par une garnison de soldats, ma maison archiépiscopale, qui, selon les sacrés Canons, a toujours été considérée comme sainte et comme faisant partie de l'Église. On m'a ravi, par une lâche vengeance, tout le revenu de mon Archevêché, et, pour colorer cette action d'un faux prétexte de justice, on y emploie la plus haute des injustices, qui est d'alléguer que, faute d'avoir rendu le serment de fidélité au Roi, l'Archevêché est en régale", c'est-à-dire, que ceux qui m'ont empêché jusqu'à cette heure, et m'empêchent encore de rendre ce devoir à Sa Majesté, ont droit de prendre cet empêchement, qu'ils forment eux-mêmes, pour une raison légitime, de se saisir de mon bien, et de réduire à l'aumône un Archevêque de Paris et un Cardinal. Ce que je ne dis pas, Messieurs, pour " être fort touché de cette injustice, Dieu m'ayant fait la grâce d'être peu

40. Ordonnance du Roi contre les domestiques du cardinal de Retz, par laquelle il leur est enjoint de quitter Paris dans les vingt-quatre heures. Péronne, 22 août 1654. Appendice n° 24. 41. Arrêt de la Chambre des Comptes du 18 avril 1654. Appendice n° 18.

42. Pour, dans le sens, assez fréquent alors, de: à cause que, parce que.

sensible à la passion du bien et de l'intérêt. J'espère qu'il me fera celle d'en souffrir la perte avec le même esprit, avec lequel on sait que j'ai refusé autrefois de grandes sommes et des bénéfices très-considérables *3. Et comme je n'ai jamais voulu tirer de la Cour des gratifications extraordinaires, qu'on jugeoit alors que j'avois méritées aussi bien que beaucoup d'autres, je me sens aussi éloigné de faire des actions indignes de mon caractère pour conserver ce qui m'appartient, que je l'ai toujours été d'en faire d'indignes de la générosité d'un homme d'honneur, pour recevoir ce qu'on me vouloit donner même avec empressement.

On a condamné mes domestiques sans aucune forme de procès à un rigoureux exil". On a persécuté tous ceux qu'on a cru être mes amis. On a banni les uns, on a emprisonné les autres. On a exposé à la discrétion des gens de guerre les maisons et les terres de mes proches. Et on a eu assez d'inhumanité pour étendre la haine que l'on me porte jusque sur la personne de celui dont je tiens la vie, mes ennemis ayant bien jugé qu'ils ne pouvoient me faire une plus profonde et plus cuisante plaie, qu'en me blessant dans la plus tendre et la plus sensible partie de mon cœur. Ni la loi de Dieu, qui défend de maltraiter les pères à cause de leurs enfants; ni son extrême vieillesse, qui auroit pu toucher des barbares de compassion; ni les services passés, qu'il a rendus à la France dans l'une des plus illustres charges du Royaume; ni sa vie présente, retirée et occupée dans les exercices de piété, qui ne lui fait prendre d'autre part dans la disgrâce de son fils, que celle de la tendresse d'un père et de la charité d'un prêtre, pour le recom

43. Voyez les Mémoires de Retz, tome IV, p. 485, et la note 5. 44. En vertu de l'Ordonnance du Roi du 22 août 1654. Appendice n° 24.

1654

1654

46

mander à Dieu dans ses sacrifices, n'ont pu les détourner d'ajouter à son dernier exil de Paris un nouveau bannissement; d'envoyer avec des gardes et à l'entrée de l'hiver, un vieillard de soixante et treize ans, à cent lieues de sa maison, dans un pays de montagnes et de neiges, pour accomplir en lui ce que le patriarche Jacob disoit autrefois de soi-même, dans la malheureuse conspiration de l'envie qui lui avoit ravi son fils Joseph: Qu'on feroit descendre ses cheveux blancs avec douleur et avec amertume dans le tombeau 47 ».

[ocr errors]

45. Voir sur l'exil du P. de Gondi mon ouvrage intitulé: Saint Vincent de Paul et les Gondi, un vol. in-8°, chez Plon, 1882, p. 347 à 353. Le P. de Gondi, après l'arrestation de son fils, fut d'abord relégué dans sa terre de Villepreux, en janvier 1653, puis, après la fuite du Cardinal du château de Nantes, il fut enlevé et exilé à Clermont en Auvergne. Ce qu'il y a d'étrange, comme nous l'avons fait remarquer dans notre Introduction ou Notice générale, c'est que le cardinal de Retz ne dit rien dans ses Mémoires de ce dur exil de son père, et qu'il dit à peine quelques mots de toutes les persécutions qu'il attira sur ses parents et sur ses amis. 46. Il y a dans l'imprimé de l'envoyer.

47. Il est d'autant plus intéressant de signaler ce passage si pathétique de la lettre du cardinal de Retz, que c'est peut-être le seul du même genre que l'on puisse citer dans toutes ses OEuvres. Il règne dans cette page une émotion si profonde, un sentiment de tendresse si franchement et si noblement exprimé, qu'on est à la fois étonné et touché de les surprendre sous la plume d'un homme fort peu prodigue de ces sortes d'épanchements.

C'est ici le lieu de rectifier une erreur, qui été commise par un de nos prédécesseurs dans le commentaire des Mémoires de Retz, t. IV, p. 473, note 5. Il est dit dans cette note que Guy Joly « se rendit à Machecoul, où étaient le duc et la duchesse de Retz avec le vieux duc, père de notre auteur, etc. » Le cardinal de Retz n'était pas le fils de Henri de Gondi, duc de Retz, mais simplement son cousin. Il était le troisième fils de Philippe Emmanuel de Gondi, comte de Joigny, général des galères de France, et de Françoise Marguerite de Silly. (Histoire généalogique de la maison de Gondi, par Corbinelli, 2 vol. in-4°, Paris, 1705. Voyez tome II, p. 163.) Cette erreur a été rectifiée par un carton dans les exemplaires du volume qui n'avaient pas été encore vendus. La

J'espère que la grâce de Dieu, qui a soutenu ma foiblesse dans la captivité et dans les maladies, qui m'ont été causées par les incommodités inouïes que l'on m'a fait souffrir dans la prison, ne me manquera pas encore dans les persécutions sanglantes que l'on me fait présentement. Et je vous puis assurer, Messieurs, que ce qui me touche le plus fortement en ce rencontre, est l'attentat qu'on a formé contre mon autorité, qui est la vôtre, puisque tous les Évêques, selon les Pères, ne sont qu'un Évêque. Ceux qui ne sont que brebis, dans le troupeau de Jésus Christ, ont entrepris, par une témérité inouïe, d'en juger les juges et les pasteurs. Des séculiers n'ont point fait de scrupule de déposer un Archevêque dans une assemblée toute séculière, et de déclarer son siége vacant par un arrêt du Conseil d'État. Ils ont arraché l'encensoir au Pontife du Seigneur. Ils ont mis la main sur l'Arche, et encore ce n'a pas été pour la soutenir, mais pour la faire tomber.

9

Avec quels yeux, Messieurs, aurez-vous pu lire un arrêt du Conseil d'État du vingt et deuxième d'août dernier, par lequel des séculiers déclarent mon siége vacant, c'est-à-dire me dégradent et me déposent; et

présente note est destinée à tenir lieu du carton pour les nombreux exemplaires vendus, qui n'en ont pas.

48. Voir cet arrêt, du 21 mars 1654, à l'Appendice n° 14*. 49. « On dit figurément : mettre la main à l'encensoir pour dire, vouloir entreprendre sur la juridiction ou sur le bien des Ecclésiastiques.» (Dictionnaire de Furetière, 1690.) Le plus ancien exemple de cette acception donné par Littré est le vers si fréquemment cité d'Athalie.

50. Indépendamment de l'arrêt dont parle Retz, il en existe un autre du Conseil d'État, à la même date du 22 août 1654, qui enjoint aux chanoines d'exhiber leurs registres capitulaires pour que le gouvernement du Roi puisse se rendre compte de la conduite qu'ils tiennent à l'égard du cardinal de Retz. Voyez à l'Appendice n° 25.

1654

1654

n'ayant en cela aucune autorité sur moi, font plus que le Pape ni aucun Concile œcuménique n'ont jamais entrepris de faire, qui est de priver un Évêque de sa dignité sans le citer, sans l'ouïr, sans accusateurs, sans parties, et sans produire contre lui que des injures vagues et sans preuves, qui n'ont jamais manqué à la passion contre les personnes les plus innocentes.

J'ai honte de vous rapporter les raisons frivoles, par lesquelles on veut colorer un renversement si pernicieux de l'ordre de Jésus Christ et un asservissement si honteux de la liberté de son Épouse.

51

On dit dans cet arrêt que je ne suis plus Archevêque parce que j'en ai donné ma démission, et qu'elle a été acceptée par Sa Majesté. Mais ne savez-vous pas mieux que moi, Messieurs, que c'est renoncer à tout droit divin et humain, que de m'opposer à présent une démission extorquée dans une captivité de seize mois, et datée du donjon du Bois de Vincennes, contre laquelle j'avois assez protesté auparavant, par l'éloignement formel que j'en avois témoigné à M. le Nonce, en présence de deux secrétaires d'État 52, qu'on m'avoit envoyés au Bois de Vincennes, pour me sonder; une démission, qu'on n'oseroit seulement faire paroître, tant elle est pleine de nullités visibles; une démission que le Pape, sans lequel les Canons ordonnent qu'un Évêque ne peut quitter son Évêché, n'a pas seulement

51. Nous n'avons trouvé dans aucun recueil l'arrêt auquel fait allusion le cardinal de Retz. Mais nous avons la preuve qu'il a existé, par une délibération du Chapitre de Notre-Dame de Paris, dans laquelle il est cité. Nous en parlerons plus loin. Retz parle de cet arrêt dans ses Mémoires, tome V, p. 114-115. Voyez aussi la note 5 de la page 114.

52. Voyez la Réponse de Mgr le Cardinal de Retz faite à M. le Nonce du Pape et à MM. de Brienne et Le Tellier (le 14 août 1653). Appendice n° 12.

« PreviousContinue »