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fiction légale, du sang de David; et l'on croit que c'est ce que saint Matthieu a voulu expressément marquer par le mot genuit, « engendra », tandis que saint Luc adopte simplement la forme des généalogies en usage chez les Juifs. Rien n'empêche d'accepter cette opinion en ce qui touche Joseph; et pour Salathiel, père de Zorobabel, elle s'appuie d'un texte des Paralipomènes (I, II, 17): « Les fils de Jéchonias furent Asir, Salathiel, Melchiran, Phadaïa, Senneser et Jécémia, Sama et Nadabia. » Si tous ces noms marquent des enfants de Jéchonias, il est clair qu'ils lui appartenaient par une génération naturelle : car le lévirat avait pour but de susciter un héritier au mort, et non pas de lui procréer toute une famille de huit enfants. Ainsi Jéchonias, père naturel d'Asir et des autres, engendre Salathiel de la veuve de son parent Néri, selon la loi du lévirat. Quant à Zorobabel, il ne semblerait pas, au premier abord, qu'il dût donner lieu à une distinction de ce genre, puisqu'il figure dans les deux listes en même temps comme fils de Salathiel; et c'est à Salathiel qu'il est également rattaché dans Esdras (v, 2), dans Néhémie (XII, 1), dans Aggée (1, 1): néanmoins on lit dans le même passage des Paralipomènes qu'il est fils de Phadaïa De Phadaïa autem orti sunt Zorobabel et Semei (v. 19). Si le nom de Phadaïa n'est pas une faute du texte, et si la variante de deux manuscrits grecs, le manuscrit alexandrin et le manuscrit de Cambridge, qui substituent Salathiel à Phadaïa dans ce passage, ne suffit pas pour faire admettre la correction ', il faudra croire que Phadaïa est ici comme Jéchonias dans les deux

1 Patrit. de Evang. III, ix, 16, § 2.

versets précédents, le père naturel, et que Salathiel est le père légal. Saint Matthieu aura donc pris ici, comme saint Luc, le père légal; et cette remarque affaiblira les conclusions qu'on a tirées du mot genuit dans sa généalogie; mais au fond elle n'ôte rien à la portée de son système, puisqu'ici le père légal comme le père naturel sont tous deux fils naturels de Jéchonias '.

En résumé, les deux généalogies, quoique en apparence si dissemblables, sont l'une et l'autre de Joseph. Les différences résultent de ce que, deux ou trois fois dans cette période de mille ans qui s'écoule de David à Jésus-Christ, la loi du lévirat reçut son application. De là deux pères, l'un naturel et l'autre légal, pour Joseph et pour Salathiel. De là deux séries différentes remontant de Joseph, par Héli et par Jacob, à Zorobabel, fils de Salathiel, et de Salathiel, par Néri et par Jéchonias, à David: saint Luc suivant l'ordre légal, et saint Matthieu l'ordre naturel, sauf un seul cas peutêtre où, le père légal et le père naturel ayant un même auteur, rien ne se trouvait changé à la ligne qu'il présentait.

La difficulté n'était donc qu'apparente; et d'aussi bonne heure qu'elle avait été sentie, elle avait été, on le peut dire, résolue en principe 2. Que si elle était de na

Voy. la note XLV à la fin de ce volume.

2 Jul. Afric. ap. Euseb. Hist. eccles. 1, 7 et Aug. de Consensu Evang. II, 5: « Quos autem movet quod alios progeneratores Matthæus enumera descendens a David usque ad Joseph, alios autem Lucas ascendens a Joseph usque ad David, facile est ut advertant duos patres habere potuisse Joseph, unum a quo genitus, alium a quo fuerit adoptatus. » Saint Augustin (§ 5), peut-être pour se mieux faire entendre des fidèles romains, dit que, des deux pères désignés, l'un est le père naturel, l'autre le père adoptif; et, au fond, le lévirat était une sorte d'adoption posthume. Il caractérise aussi chacune des deux généalogies selon la forme qu'elle prend dans les deux auteurs, naturelle en saint Matthieu, légale

ture à troubler ceux qui ne l'examinaient point à fond, elle avait au moins en șoi-même cet avantage : c'est de prouver, comme nous l'avons dit, l'authenticité des deux livres où sont inscrites ces généalogies; l'une étant reçue, l'autre, si elle ne se fût appuyée d'une autorité incontestable, n'aurait jamais pu être accueillie.

Après les généalogies, on a attaqué dans les deux Évangélistes la double apparition de l'ange: l'une en saint Luc à Marie; l'autre en saint Matthieu à Joseph. Le docteur Strauss, dans un chapitre intitulé : « Divergences des deux Évangiles canoniques relativement à la forme de l'Annonciation, » se donne la peine de prouver que l'annonciation faite à Joseph n'est pas l'annonciation faite à Marie. Il en relève soigneusement les différences différences touchant 1° l'ange qui apparaît, 2o la personne à qui il apparaît, 3° le mode, 4° le temps, et 5o le but et l'effet de l'apparition! Puis ayant démontré de cette sorte qu'il y a deux annonciations dans l'Évangile, il prétend qu'il ne devait y en avoir qu'une, afin de conclure qu'il n'y en a pas eu du tout. Mais les procédés de cette argumentation ne sont pas moins étranges que ses conclusions mêmes. On se met tout simplement à la place de l'ange et de Marie, et l'on montre de quelle façon ils devaient penser et agir. Comment l'ange, qui se montre à Joseph, n'a-t-il pas cité l'ange qui s'est montré à Marie; comment n'a-t-il pas gourmandé Joseph de ses soupçons? Et Marie, pourquoi les a-t-elle laissés croître ? Pourquoi n'avait-elle pas prévenu l'ange, en parlant à Joseph ? Dira-t-on

en saint Luc: « Nunc vero cum alter dicit: Jacob genuit Joseph, alter Joseph qui fuit Heli, etiam ipsa verborum differentia quid singuli suscepissent eleganter intimaverunt.» (Aug. ibid. §7, t. III, p. 1288, Paris, 1836.)

qu'elle était allée voir Élisabeth; qu'elle n'attendait que le retour à la maison? Mais « est-ce la conduite d'une fiancée, que de faire un voyage de plusieurs lieues après une révélation divine qui touchait le fiancé de si près? Et l'on accumule les explications et les réfutations de toutes sortes, afin de mieux montrer que l'ange devait parler comme Schleiermacher, et Marie, sentir et se résoudre comme le docteur Strauss'. Pour nous, nous aimons autant la Vierge de l'Évangile; et après qu'elle a dit : « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole, »> nous concevons qu'elle abandonne tout à Dieu et demeure dans sa paix 2. Nous nous laissons donc démontrer que l'apparition de l'ange à Marie et l'apparition de l'ange à Joseph sont deux apparitions distinctes. Mais loin de penser que l'une rend l'autre inutile, ou qu'elles se détruisent mutuellement, nous trouvons qu'elles se confirment et se complètent dans le plan de la miséricorde divine : la première annonce le mystère, la seconde lui donne pour garant celui-là même qui avait été choisi pour en garder le dépôt.

La naissance de Jésus est suivie d'une double série de faits qui aboutissent au retour à Nazareth : dans saint Matthieu, l'adoration des Mages, la fuite en Égypte et le massacre des Innocents; dans saint Luc, l'adoration des Bergers et la Purification de Marie. Les faits rapportés par saint Luc se rangent d'eux-mêmes à leur date : l'adoration des Bergers a lieu dans la nuit de la naissance du Sauveur, et la Purification, quarante jours après, conformément à la Loi. Mais où placer les faits de saint Matthieu? Quand viennent les Mages? Question

1 Strauss, Vie de Jesus, § 23, t. I, p. 173, 175, etc.; cf. § 36, p. 292. 2 Bossuet, Élévat. XVI, 1.

fort débattue, et qui se joint à celle-ci : « D'où ils viennent ? « De loin ou de près ? Sont-ils venus en ce peu de jours qui s'écoulent entre la Nativité et l'Épiphanie, comme l'ancienne tradition de l'Église semble l'insinuer ? ou y a-t-il ici quelque autre secret? Sont-ils venus de plus loin, avertis peut-être avant la Nativité du grand Roi, pour arriver au temps convenable? Qui le pourra dire,» s'écrie Bossuet, « et que sert aussi que nous le disions? N'est-ce pas assez de savoir qu'ils viennent du pays de l'ignorance, du milieu de la gentilité, où Dieu n'était pas connu, ni le Christ attendu et promis? Et néanmoins, guidés d'en haut, ils viennent à Dieu et à son Christ comme les prémices sacrées de l'église des Gentils '. »

Mais les raisons mystiques sont peu goûtées des mythologues. Et comme ils tiennent non pas à savoir comment la chose s'est faite, mais à montrer qu'elle ne s'est faite d'aucune façon, ils insistent en rapprochant les textes des deux Évangiles. La Présentation au temple et la Purification ont eu lieu quarante jours après la naissance de Jésus, on ne le conteste pas. Cela étant, les Mages sont-ils venus avant la Présentation? Mais saint Matthieu dit qu'après le départ des Mages, Joseph, averti par l'ange des projets d'Hérode, prit la mère et l'enfant et s'enfuit en Égypte. Sont-ils venus après ? Mais saint Luc dit qu'après la Purification la sainte Famille revint à Nazareth. Voilà donc comme un dilemme qui frappe l'un ou l'autre récit d'impossibilité.

La contradiction n'est pourtant qu'apparente. Les Évangiles, quoique faits pour concorder, n'ont pas,

1 Boss. Elév. XVII, 4.

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