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XXIII. DE DIEU ET DE LA RAISON.

ÉVODE A SAINT AUGUSTIN.

La parfaite raison est celle qui donne l'intelligence de toutes choses, et surtout des choses éternelles, à quoi il n'y a que l'esprit qui puisse atteindre. Or, que cette raison. soit éternelle, sans qu'elle puisse ne le pas être, et qu'il n'y ait que ce qui n'a point commencé et qui n'est point sujet à changer qui soit éternel, c'est ce que cette même raison nous apprend et nous témoigne clairement; et il faut qu'elle soit éternelle elle-même, non-seulement parce que c'est elle qui nous fait connaître ce qui est éternel, mais parce que ce qui est éternel ne saurait être si la raison n'était pas. Car il me paraît qu'il n'y aurait rien d'éternel si la raison n'était éternelle. La raison nous montre encore que Dieu est, et qu'il faut que Dieu soit, et qu'il n'est pas possible qu'il ne soit pas, qu'il y ait ou non des intelligences qui sachent que cela est ainsi; et dès là que Dieu est éternel, il faut aussi que la raison soit éternelle, puisqu'elle comprend qu'il faut que Dieu soit, et qu'en même temps qu'elle le montre, elle montre aussi qu'elle est éternelle comme Dieu même.

Il y a des choses qui ne sont que parce que la raison veut qu'elles soient; en sorte que la raison précède, et que son effet, c'est-à-dire l'existence de la chose que la raison montre qui doit être, ne vient qu'après. C'est ainsi, par exemple, que quand le monde a été fait, il était conforme à la raison que le monde fût fait. Ainsi ce que la raison a su qui devait être ne fait que suivre la raison; et dans la création du monde elle a marché devant, et le monde a suivi mais à l'égard de Dieu, comme c'est la raison qui nous apprend qu'il est ou qu'il faut qu'il soit, lequel

précède, de Dieu ou de la raison? Mettrons-nous la raison avant Dieu comme avant le monde, ou mettrons-nous Dieu avant la raison, sans laquelle nous ne saurions croire que Dieu est? Car si c'est la raison qui veut que Dieu soit, et qu'il soit éternel, qu'est-ce que ce doit être que la raison, et ne nous fait-elle pas voir elle-même, par conséquent, qu'il faut ou qu'elle soit Dieu, ou qu'elle appartienne à Dieu ? Que si la raison est Dieu, il n'y a plus nulle difficulté que la raison nous montre que Dieu est raison, et que la raison soit éternelle comme Dieu. Que si la raison est une ressemblance de Dieu, toujours nous enseigne-t-elle qu'elle appartient à Dieu et qu'elle lui ressemble; et par conséquent que Dieu est; puisque cette même raison nous fait voir que cette ressemblance ne saurait être en Dieu si Dieu n'était pas; et que si la raison n'était point (ce qui fait horreur à penser), Dieu ne serait pas non plus, puisque la raison ne montrerait plus qu'il faut que Dieu soit; Dieu n'étant que parce que la raison de Dieu même découvre qu'il est. Puis donc que Dieu est, il faut aussi que la raison soit; car c'est elle qui nous apprend que Dieu est.

Lequel des deux est donc le premier en Dieu, de la raison ou de Dieu même, s'il est permis de parler ainsi? Car Dieu ne sera point s'il n'y a une raison qui montre qu'il faut que Dieu soit; et cette raison ne sera point non plus si Dieu n'est. La raison n'est donc point avant Dieu, ni Dieu avant la raison, et la nature divine enferme tout à la fois et Dieu et la raison. Mais il faut que l'un des deux engendre l'autre, et que Dieu soit le principe de la raison, ou la raison celui de Dieu. Il faut encore que l'un des deux soit le sujet qui soutienne l'autre, et que la raison soit en Dieu ou Dieu dans la raison; et comme c'est la raison qui fait voir que Dieu est, on peut fort bien dire que Dieu engendre la raison: ou si l'on dit que Dieu est engendré par la raison, cette raison sera le Père et ce Dieu sera le Fils. Si au contraire on dit que Dieu engendre la

raison, Dieu sera le Père, et la raison le Fils; l'un et l'autre, c'est-à-dire Dieu et la raison, n'étant qu'un même Dieu. Car Dieu n'a jamais été sans la raison, ni la raison sans Dieu; puisqu'on ne peut concevoir que Dieu soit, si la raison n'est; ni que le Fils soit, à moins que le Père ne soit aussi; en sorte que si l'on ôte la raison, ce qui est horrible à penser, comme je l'ai déjà dit, on ôte Dieu en même temps, puisque c'est par la raison que Dieu est agissant, et par conséquent qu'il est Dieu. Affirmons donc encore une fois que la raison ne peut non plus être sans Dieu, que Dieu sans la raison; et qu'ainsi la raison et Dieu, ou Dieu et la raison, sont quelque chose d'éternel. Or cette connexité et cette union de la raison et de Dieu, ou de Dieu et de la raison, c'est-à-dire du Fils avec le Père, et du Père avec le Fils, prouve qu'ils sont l'un par l'autre et qu'ils ne sauraient être l'un sans l'autre.

Les expressions nous manquent sur un tel sujet, et quoi qu'on en puisse dire, c'est en parler, et non pas l'expliquer. Dirons-nous donc que Dieu est le germe de la raison, pour parler ainsi, ou la raison le germe de Dieu, comme le fruit ne saurait être sans l'arbre qui l'a produit, ni l'arbre sans un autre fruit qui contenait le germe dont l'arbre est sorti? Cette comparaison fait en quelque sorte entendre la chose; car il y a dans le grain de froment un principe qui le rend capable de produire, et auquel le grain de froment est redevable de sa fécondité : mais ce principe aussi ne saurait rien produire si le grain de froment ne lui fournissait de quoi produire ce qu'il produit.

Comme donc la raison, qui n'est autre chose que Dieu, prouve ou que Dieu est la raison, ou que la raison est Dieu, et qu'ainsi c'est l'un qui montre l'autre, nous comprenons que le Père ne nous est connu que par le Fils, ou le Fils que par le Père; en sorte que le Fils soit comme en silence quand c'est le Père qui nous mène à lui, et que

l'un soit comme ce qui est caché, et l'autre comme ce qui le découvre et qui se découvre aussi en même temps, l'un ne pouvant être connu sans l'autre, selon cette parole de Jésus-Christ même, quiconque me voit, voit mon Père; » et cette autre, « personne ne vient à mon Père que par moi; » et cette autre encore, « nul ne peut venir à moi que ceux que mon Père attire.

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Je me suis engagé dans une entreprise bien difficile, en m'efforçant de faire comprendre quelque chose de Dieu, quoique je ne le comprenne pas moi-même. Mais enfin il me semble que comme nous ne comprenons et ne connaissons rien sans image, de même, et à bien plus forte raison, nous ne saurions connaître Dieu sans son Fils, c'est-à-dire sans la raison, parce que l'un n'est point sans l'autre; car pourrait-on dire que le Père ait jamais été sans la raison? La raison, nous montre donc qu'il y a un Dieu par un Dieu, ou dans un Dieu, avec lequel il n'est qu'un même Dieu. Or, ce seul Dieu ne saurait être sans amour, puisque la raison nous enseigne qu'il faut qu'il en ait, et que Dieu nous commande d'en avoir.

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XXIV. DU DÉSIR UNIVERSEL DE BONHEUR.

Il est naturellement si doux d'être, que ce n'est que pour cela que ceux-mêmes qui sont misérables ne veulent pas mourir, et ce n'est pas eux mais leur misère qu'ils voudraient voir anéantie. Et cela est si vrai, que si quelqu'un leur donnait le choix, ou de demeurer toujours dans cet état de misère sans mourir, ou d'être anéantis, vous les verriez tressaillir de joie et prendre le premier parti. J'en appelle à leur propre sentiment. Car d'où vient qu'ils craignent de mourir et qu'ils aiment mieux vivre misérables que de voir finir leur misère par la mort, sinon parce que la nature a horreur du néant. C'est pourquoi, lorsqu'ils sont près de mourir, ils regardent comme une grande faveur tout ce qu'on fait pour leur conserver la vie, c'est-à-dire pour prolonger leur misère. Ils montrent donc avec quelle joie ils recevraient l'immortalité, alors même qu'ils seraient assurés d'être toujours malheureux. Que dirai-je de tous les animaux irraisonnables, à qui il n'a pas été donné de penser à ces choses, depuis les plus grands dragons jusqu'au plus petit ver de terre. Ne témoignent-ils point par tout ce qu'il y a de mouvement en eux qu'ils sont bien aises d'être, et par conséquent qu'ils fuient le néant? Les arbres et les plantes, qui n'ont aucun sentiment, pour éviter leur ruine par un mouvement manifeste, jettent-ils pas des racines dans la terre à proportion qu'ils s'élèvent au-dessus du sol, afin d'en tirer de la nourriture, et de conserver ainsi en quelque façon l'être qu'ils ont reçu? Enfin, les corps même insensibles et inanimés ne tendentils pas toujours vers leur centre, ou en s'élevant en haut, ou en descendant en bas, ou en se balançant dans une région moyenne, comme pour ne se point éloigner du

ne

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