Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE VI.

PARALLÈLE DE LA FRANCE ET DE L'ANGLETERRE SOUS LE RAPPORT DE L'INDIGENCE DES CLASSES OUVRIÈRES.

Orgueilleuse Albion....

Mets un frein à ta force, un terme à ta grandeur!...

Les Indes, les deux mers, tout a subi ta loi :

Il ne te reste plus qu'à triompher de toi.
(DELILLE.)

NOTRE principal but, en écrivant cet ouvrage, étant d'être utile à notre patrie en lui révélant tous les dangers qui peuvent naître de l'application des théories anglaises sur la civilisation opérée au moyen de l'extension indéfinie de l'industrie, il nous a paru convenable de terminer cette portion de notre travail par le rapprochement de la condition actuelle de la France et de l'Angleterre relativement à l'état des classes ouvrières et indigentes. Ce parallèle sera en quelque sorte le résumé de nos observations et la démonstration dernière de nos principes sur les causes et les effets de l'indigence. Des chiffres, des faits la comparaison des institutions, des doctrines religieuses, de l'industrie, des forces, des richesses, des intérêts; enfin le contraste de la situation respective des deux pays, nous semblent propres à faire ressortir d'une manière plus frappante et plus énergique les conséquences des deux systèmes philosophiques et économiques qui par

:

tagent l'univers social. D'un pareil tableau, d'où s'élancent les leçons du passé, peuvent sans doute découler d'utiles et graves leçons pour l'avenir.

Le parallèle de la richesse de la France et de celle de l'Angleterre ayant été tracé, en 1794, par l'habile et judicieux traducteur d'Adam Smith, il était sans doute convenable de faire précéder, par un extrait de cet écrit remarquable, les considérations, prises dans un autre ordre d'idées, que nous avons à exposer dans le rapprochement des causes et des effets du paupérisme dans les deux royaumes.

<< La France, dit M. le comte Germain Garnier, possède un territoire quadruple en surface qui, par sa situation, son climat et la nature de son sol, est évidemment supérieur à celui de l'Angleterre. La population', en France, est triple de celle de l'Angleterre, en portant celle-ci à dix millions (l'Irlande qui, jusqu'à présent, loin d'ajouter à la richesse de l'Angleterre, n'a été pour elle qu'une source de dépense, n'est pas comprise dans ce calcul (1). »

<«< Ainsi, la richesse foncière de la France serait toujours à celle de l'Angleterre dans la proportion de quatre à un, c'est-à-dire qu'en supposant l'une et l'autre de ces nations dans le cas de développer la totalité d'efforts et de puissance dont elle est susceptible, la France atteindrait nécessairement, dans cette hypothèse, une masse de richesses quatre fois plus grande; mais, eu égard à la douceur du climat et à la variété des productions, la France serait appelée à un degré de puissance et de richesse six fois plus élevé que l'Angleterre. »

« L'opulence de l'Angleterre est néanmoins fort supérieure à celle de la France. Cette opulence se compose de tous les capitaux fixés dans ses terres, dans ses manufactures, dans sa navigation et dans ses établissemens productifs, tant intérieurs qu'extérieurs. Cette masse de

(1) Aujourd'hui l'Angleterre (l'Irlande comprise) possède 23,400,000 habitans.

richesses productives est immense; mais il est difficile de l'évaluer. >>

<«< Les capitaux fixés dans l'exploitation des terres en Angleterre, suivant Arthur Young, excèdent tellement les capitaux fixés dans l'agriculture française, que celle-ci, pour atteindre au même niveau, aurait besoin d'un supplément de capital de dix milliards quatre cent millions. »

<< Ceux fixés dans les manufactures, dans la navigation et dans les autres établissemens productifs, tant audedans qu'au-dehors, doivent former un excédant encore plus considérable.

« Cet immense excédant doit donner annuellement un produit proportionné, et peut expliquer comment l'Angleterre, avec moins de territoire et de population, supporte une masse de contributions qui ne paraît pas inférieure à celle de la France, et qui semble même offrir une somme numérique plus considérable. »

« Le revenu net des terres est évalué à 20 millions de livres sterling (environ 500 millions de francs), par conséquent le produit brut à 80 millions de livres sterling ou 2 milliards de francs, ci:

[blocks in formation]

« On a pour résultat un capital productif de 2 milliards sterling ou 45 milliards de francs. Cette accumulation prodigieuse n'est l'ouvrage que de deux siècles. 120 millions sterling répartis sur 2 millions de familles donnent, pour chacune d'elles, 1,500 fr. dé revenu. »

«< Ainsi, en ayant égard au nombre effrayant de pauvres

qui existent en Angleterre, et à l'état d'indigence de presque toute la population éloignée des villes commerçantes et des grandes routes, on sentira aisément que ce qui manque à tant de familles pour avoir leur part de ces 1,500 fr. de revenu, dans cette répartition, est bien plus que suffisant pour fournir ces revenus immenses rassemblés dans les mains de quelques familles et qui, malgré leur petit nombre, semblables au diamant qui rehausse une parure, répandent sur toute la nation un éclat qui éblouit le reste de l'Europe. »

<< Les ouvriers de la campagne forment un tiers de la population totale. Les artisans ne forment qu'une très faible portion du peuple. Smith établit que la classe la plus nombreuse des artisans dans un grand pays n'est pas, au reste de la population comme 1: 50 et même à 100. Un sixième de la population totale comprend la classe des agens productifs du commerce et de l'industrie (1). »

<< La population française comprend 30 millions d'habitans et 6 millions de familles. Or, toutes les familles subsistent, et ne peuvent pas consommer, même pour la plus pauvre, une valeur moindre de 300 fr. par an, pour l'entretien des cinq membres dont elle est composée, ce qui donne lieu à une consommation totale de 5 milliards; à quoi ajoutant, pour la portion du produit annuel consommée directement par le gouvernement ou par les familles qui consomment au-delà de 500 fr. par an, un 10e ou 10 pour 100 du total, le résultat donnera pour tout le produit annuel des terres et du travail, 5 milliards 500 millions. Il ne peut être au-dessous. »

« Arthur Young évalue le produit brut de la France à

(1) Depuis l'époque où Adam Smith écrivait, l'accroissement de la population industrielle en Angleterre a été prodigieux. M. de Sismondi établit le rapport actuel de la population à la population agricole, :: 3 : 2, et M. le baron Charles Dupin, 18: 10.

5 milliards 165 millions (i). Ainsi, le produit annuel de l'Angleterre est à celui de la France comme 2 3. Mais comme il a une population trois fois plus petite à satisfaire, il existe un immense superflu dont le gouvernement a directement la disposition au moyen des taxes qu'il juge à propos d'imposer. »

« Quel sera naturellement le cours de la richesse chez les deux nations, vu la condition où elles se trouvent respectivement? C'est la question par laquelle ce parallèle doit se terminer. »

<< On la résoudra en examinant quelle est la nature des opérations de l'industrie anglaise, quelle est la cause des énormes profits qu'elle fait dans son commerce avec les autres peuples et quels sont les effets nécessaires de ces opérations sur la puissance et les moyens respectifs des nations commerçantes. >>>

<«< L'industrie anglaise, forcée, par les bornes étroites du territoire national, à économiser les bras qu'elle salarie, a tourné tous ses efforts vers les moyens qui rendent le travail plus productif. Une division du travail très habilement distribuée, et un grand nombre de machines ingénieuses, ont donné au travail de cette nation une supériorité marquée sur celui des autres peuples, en sorte que, dans les échanges qu'elle fait avec l'étranger, il est ordinaire que le produit d'une journée de son travail se trouve être l'équivalent de deux ou trois journées d'un autre. Dans ces opérations, on sent combien elle gagne sur la valeur qu'elle reçoit en échange, sans que le peuple, avec lequel elle traite, éprouve pour cela aucune perte, parce que ce qu'il reçoit de l'Angleterre vaut réellement pour lui le nombre de journées de travail qu'il lui en aurait coûté pour l'exécuter chez lui. Mais pour que l'Angleterre obtienne ce grand bénéfice, il faut qu'elle échange du produit ma

(1) Le revenu actuel de la France est évalué à 8 milliards.

« PreviousContinue »