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luttent les unes contre les autres, chacune brisant, contre un adversaire, ses formes particulières, et toutes échangeant leurs idées, leurs rites, même le costume de leurs prêtres, jusqu'au moment où presque toutes aussi se réuniront dans la catholicité, c'est-à-dire dans l'universel.

La gnose, l'expression la plus complète de cette confusion, en fut le produit naturel. Faite d'éléments empruntés aux doctrines alors dominantes dans l'empire, juives, chrétiennes, polythéistes, même aux religions de la Chaldée, de la Perse et peut-être de l'Inde, elle n'était ni une philosophie ou un système rationnel, ni une religion, c'est-à-dire, une loi, un livre, un texte sacré. L'imagination y jouait le rôle principal et y faisait courir à l'esprit toutes les aventures. Adeptes d'une science mystérieuse qu'ils disaient une émanation directe de la divinité, les gnostiques n'avaient point de corps de doctrine et n'étaient par conséquent réunis ni par le lier d'un même dogme ni par la discipline d'une même église : aussi la gnose a-t-elle mille faces. A côté des pratiques les plus grossières, on y voit la spiritualité la plus haute; au fond, c'était une école de mysticisme, c'est-à-dire de désordre religieux, parfois d'immoralité, à raison de son orgueilleuse indifférence pour les œuvres. Ainsi Basilide enseignait que les parfaits s'étaient, à force de piété, élevés au-dessus de toute loi et qu'aucun vice n'était pour eux une souillure. La gnose devait être et elle fut la mère d'hérésies nombreuses qui, après avoir troublé l'empire, reparaîtront menaçantes en plein moyen âge 1.

Voilà bien des systèmes différents; ils ont pourtant une tendance commune le mépris de la chair, le culte de l'esprit et la croyance, de jour en jour mieux affermie, d'une divine Providence. Toute philosophie tend alors à l'idéalisme, toute religion au mysticisme. Le monde marche vers l'avenir par ces deux voies qui souvent se confondent; et, parmi les héritiers de Caton et de Fabricius, dans ce peuple de laboureurs intéressés ou d'usuriers avides, beaucoup sont déjà possédés des mystiques ardeurs. Les populations des provinces orientales, où l'exaltation religieuse est endémique, en avaient été agitées les premières; celles de l'Occident y cédaient peu à peu. Alors on comprend qu'il sera possible de faire abandonner à ces hommes la terre, qu'ils

Sur la gnose, voyez Matter, Histoire du gnosticisme. Un mouvement analogue de spiritualité confuse, d'interprétations et d'allégories, donnait aussi naissance, vers l'époque où commençait le christianisme, à la kabbale, dont M. Franck a montré les doctrines à la fois panthéistes et mystiques, dans son livre sur la Kabbale ou la philosophie relig. des Hebreux.

aimaient tant à tenir, pour le ciel qui va leur être donné en espérance. On voit comment se faisait, par le courant du siècle, la préparation évangélique; comment tout s'ordonnait peu à peu dans le monde païen pour le triomphe des idées spiritualistes qui s'étaient fait jour dans l'enseignement d'Anaxagore, de Socrate et de Platon, d'une manière philosophique; dans les mystères, sous l'enveloppe des symboles, et dont le christianisme sera la forme religieuse, c'est-à-dire populaire. Il en va toujours de même. Dans l'histoire, pas plus que dans la nature, il n'y a de révolution soudaine. Les croyances qui meurent se rencontrent avec celles qui arrivent à la vie. Comme les continents changent lentement leurs formes; lentement aussi les idées font leur chemin dans l'humanité, et ceux qu'une doctrine nouvelle considère, après son triomphe, comme des ennemis, n'ont été souvent que des précurseurs 1.

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Si nous avions à faire l'histoire interne du christianisme, nous devrions reconnaitre et suivre d'autres courants d'idées qui ont contribué à former le fleyve immense. Ce n'est pas impunément que les Juifs avaient vécu parmi les sectateurs de l'Avesta et qu'ils se trouvaient au milieu d'un monde si agité par la pensée religieuse. Depuis Alexandre, tout l'Orient hellénique était en travail de renouvellement. Dans la vieille Égypte, même en Palestine, on usait du procédé dont les philosophes grecs s'étaient servis pour l'explication des légendes religieuses. La Bible n'était plus un texte impératif; les Juifs de l'école de Tibériade, ceux d'Alexandrie surtout, pratiquaient la maxime de saint Paul: « La lettre tue, l'esprit vivifie », et Philon nous a montré combien ces libres interprétations faisaient apparaître de nouveautés. Mais l'étude des origines chrétiennes et l'exégèse du Nouveau Testament ne sont pas du ressort de l'histoire politique. Celle-ci n'a le droit de s'occuper du christianisme qu'après qu'il est devenu un fait social, c'est-à-dire lorsqu'il intéresse une partie du peuple et qu'il attire l'attention des pouvoirs publics. C'était au contraire un

1 C'est l'opinion de quantité de pères et de docteurs de l'Église. Le moyen âge ne doutait pas que Socrate, Cicéron, Virgile, Sénèque, même Aristote et Trajan, ne siégeassent parmi les élus.

* Maury, Hist. des relig. de la Grèce antique, t. III, p. 26.

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devoir pour elle d'étudier l'évolution produite par l'influence de la philosophie grecque dans le sein de la société romaine. Il importai! de montrer combien de choses concouraient alors à créer l'esprit nouveau qui, sous la direction de l'Église, allait conduire le monde gréco-latin en des voies où il n'avait pas encore marché.

Au cours du précédent volume, on a vu l'apparition confuse du christianisme dans la capitale de l'empire dès le temps de Néron et de Domitien; la preuve, à l'époque de Trajan, des progrès qu'il accomplissait sourdement; enfin, sous Hadrien et Antonin, le courage de ses apologistes; sous Marc Aurèle, celui de ses martyrs.

A la mort de ce prince, le christianisme comptait un siècle et demi d'existence, qu'il avait employé à préciser la doctrine du Dieu personnel et multiple, du Verbe incarné révélateur de la parole divine et rédempteur de l'humanité déchue, de l'Esprit qui éclaire les âmes par la grâce, de la foi qui les sauve, de la résurrection de la chair pour la récompense des bons et le châtiment des méchants. Il avait rédigé ses écrits canoniques, réglé son culte et la discipline de sa première phase d'existence. Par le dogme de la communication de l'Esprit-Saint à l'Église, il avait préparé ses développements ultérieurs et constitué le pouvoir doctrinal des évêques, qui se trouvaient revêtus de la double autorité donnée par l'élection populaire et par la consécration religieuse. Le nombre des ouvrages que l'Église déclarait apocryphes, celui des hérésies qu'elle avait déjà combattues', prouvent sa vitalité. Longtemps la foi ne s'était propagée que dans les couches inférieures de la population', où elle portait des consolations pour toutes les misères et cette vertu, la charité, qu'avaient enseignée, dès l'origine, le Christ et saint Paul. Elle condamnait la richesse qui lui semblait « un fruit d'iniquité ou un héritage d'injustices' »; et elle aimait la pauvreté, la souffrance comme la condition du rachat de la vie terrestre. Les philosophes, qui ouvraient leur ciel aux seules àmes d'élite, lui reprochaient cette sollicitude pour les humbles. « Tandis, disait l'un d'eux, que les autres cultes appellent à leurs cérémonies ceux dont la conscience est pure, les chrétiens promettent le

Trente-deux, au dire de l'auteur des Philosophumena, réfutation des hérésies écrite entre 250 et 240 et attribuée à Hippolyte, évêque du Port-du-Tibre. Mais bon nombre de ces hérésies provenaient des gnostiques qui n'étaient qu'à demi chrétiens.

2 Cependant Pline disait déjà des chrétiens, en l'an 111: Multi omnis ætatis, omnis ordinis ulriusque sexus.

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5 Voyez la première Épître aux Corinthiens.

Bourdaloue, d'après saint Jérôme, au sermon sur les Richesses.

royaume de Dieu aux pécheurs et aux insensés, c'est-à-dire à ceux qui sont les maudits des dieux'. » Celse, en parlant ainsi, marquait bien le point essentiel : la rédemption dans l'Église et non pas hors de l'Église, par la foi commune et non plus seulement par l'effort individuel. Combien, au contraire, étaient douces aux oreilles des déshérités ces paroles d'égalité devant Dieu, du rachat des âmes par le Fils de l'Éternel insulté, bafoué, battu de verges et mort sur la croix des esclaves! La passion du Christ était leur propre histoire et la Bonne Nouvelle paraissait apportée surtout aux petits. Le héros des anciens jours avait été le fort et le vaillant, Hercule ou Thésée, puis le sage; le héros des temps nouveaux allait être le saint, et chacun pourra le devenir, car c'était par le sentiment, non par la science, que le christianisme entendait conquérir le monde.

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Pour l'enseignement ordinaire, point, à cette époque, d'ambitieux systèmes ni de discussions subtiles sur l'essence des choses; point de minutieux préceptes ni de loi difficile à comprendre. Le salut, c'est la foi en celui « qui s'est rendu visible afin d'amener les hommes à l'amour des choses invisibles », et l'Esprit qui souffle où il lui plaît la donne par la grâce. La loi, c'est le Sermon sur la montagne, avec les adorables paraboles dont il a été dit : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » Pour obtenir le ciel, il ne faut que croire et aimer. Platon était arrivé au même point que le christianisme, lorsqu'il avait mis la règle de la morale dans l'imitation de Dieu, Opotwors to e. Mais son Dieu n'est pas un homme, et l'idéal qu'il propose est inaccessible. Tertullien, au contraire, put dire : Après Jésus, nous n'avons rien à apprendre; après l'Évangile, nous n'avons rien à chercher*. » Voilà le modèle et la règle.

«

La théologie chrétienne, malgré les obscurités où saint Paul l'avait engagée, était pleine de vie et de lumière. Elle se personnifiait en un Dieu séparé absolument de la nature, où Marc Aurèle l'enveloppait

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1 Origène, Contra Celsum, III, 59 : quisquis infelix est hunc Dei regnum accipiet. Qu'appelez-vous un pécheur? dit-il encore. Injustum, furem, murorum effractorem, veneficum, sacrilegum, mortuorum spoliatorem. Ecquos alios vocaret, qui latronum constaret societatem. (Ibid.) Dans tous les temps, les partis jettent à leurs adversaires des accusations analogues, au nom de la philosophie, de la religion ou de la politique.

Les stoïciens, suivant Galien ou l'auteur du pi qıλcoópwv iotopíz; (t. XIX, p. 313, édit. Kühn), anéantissaient avec le corps l'âme des ignorants; celle des sages survivait, usque ad flagrationem.

Préface de la messe de la Nativité : ut dum visibiliter Deum cognoscimus per hunc in invisibilium amorem rapiamur.

De Præscriptione adv. hær., 8.

encore; et en l'Homme-Dieu, vainqueur du mal et de la mort, montré aux hommes comme type de perfection; plus tard sera proposée aux femmes l'imitation de la Vierge Mère et de son amour infini. Métaphysique sans ombre, où pourtant de puissants esprits trouvaient matière aux plus hautes spéculations; ciel sans nuage, où il semblait que tout pût se voir, se toucher et se comprendre. Or, dans la lutte entre des croyances, la victoire est toujours à celle qui a les formules

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les plus précises et les symboles les mieux arrêtés. Le dieu suprême de la race aryane, Jupiter, avait été « le Ciel Père », le christianisme le remplaçait par « Notre Père qui est au ciel », et ce changement était toute une révolution.

Le culte était pur; point de sacrifice sanglant et rien qui ne tendit

1 Fresque du cimetière de Priscilla. Notre gravure, empruntée à Roller, t. I, pl. XV, est une restauration; car la fresque, presque détruite, ne laisse voir que de vagues contours et n'autorise pas l'enthousiaste description qu'on en a faite. On ne sait pas quel est le personnage représenté à côté de la Vierge. « Les saintes familles, dit le P. Garucci, sont d'invention moderne.» (Storia dell' arte, pl. 39, fig. 2.)

* C'est le sens du mot Jupiter, le Zeus des Grecs, le Varuna des Hindous, l'Ahura-Mazda ou Ormuzd des Perses, le Svarogu des Slaves. (James Darmesteter, Rev. de l'Hist. des religions, 1. I, p. 386.)

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