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morte et par une plus grande division de la propriété, a profité de tous les procédés économiques que la science a introduits dans l'agriculture, au point que la Flandre produit aujourd'hui tout ce qu'il est possible d'obtenir et d'espérer du sol le plus fertile, beaucoup de journaliers sont occupés seulement une partie de l'année, et leur salaire ne suffit plus aux besoins de leurs familles. Lorsque la Flandre, enfin, a vu de vastes manufactures se créer sur tous les points de son territoire, un nombre infini d'ouvriers demeurent sans emploi.

Ce n'est donc pas aux aumônes prodiguées jadis par la charité religieuse qu'il faut attribuer l'accroissement excessif de l'indigence dans le département du Nord. Il n'est guère permis de supposer que la masse de pauvres qui recevait ces secours, eût continué de former une sorte de peuple à part, constamment livré à l'abrutissement et à l'ignorance, et enclin à se multiplier comme les mendians, les sauvages ou les peuples naissans.

Il est bien plus raisonnable de reconnaître que dès 1789 il existait, dans cette contrée, un excédant de population ouvrière, lequel, depuis la révolution, a dû s'augmenter par la réunion des diverses causes qui ont secondé le principe général de la population et donné une extension indéfinie à l'industrie manufacturière. Il ne faut pas perdre de vue que dans le département du Nord se trouvent, depuis long-temps, des filatures et fabriques de coton dont les produits égalent, aujourd'hui, ceux du reste du royaume, et nous avons fait remarquer les effets de cette branche d'industrie sur la marche du paupérisme. C'est aussi dans ce pays que les doctrines de l'économie politique anglaise ont reçu leur principale application en France par l'introduction des machines et du monopole de l'industrie. Il a joui, le premier, des prétendus avantages de la civilisation matérielle moderne on ne peut être surpris qu'il recueille le premier, aujourd'hui, les fruits amers de ce

rielles de la vie ; si l'on songe à la multiplicité des mariages précoces formés sans nulle prévoyance de l'avenir; à l'absence d'institutions propres à protéger l'enfance et la vieillesse des ouvriers; à l'indifférence de la plupart des notabilités industrielles pour l'amélioration morale et physique des individus qui travaillent à les enrichir ; à l'insuffisance presque constante des salaires, effets nécessaires de l'emploi des machines et de la concurrence continuelle des bras offerts au travail, qui rend les ouvriers absolument esclaves des entrepreneurs d'industrie. Si l'on envisage la direction donnée à l'industrie manufacturière, et les principes d'égoïsme et de cupidité qui dominent dans la plupart des spéculateurs; si l'on suppute, disons-nous, toutes ces tristes causes de la pauvreté, on comprendra comment l'indigence se perpétue et s'étend dans une province citée pour son apparente prospérité matérielle.

ces liqueurs sont nécessaires et convenables à la santé, et qu'une loi qui défendrait aux peuples du nord de boire, serait nuisible. « L'ivrognerie, dit-il, se trouve établie par toute la terre, dans la proportion de la froideur et de l'humidité du climat. Passez de l'équateur jusqu'à notre pôle, vous y verrez l'ivrognerie augmenter avec les degrés de latitude; passez du même équateur au pôle opposé, vous y trouverez l'ivrognerie aller vers le midi, comme de ce côté-ci elle avait été vers le nord: un Allemand boit par coutume, un Espagnol par choix. » ( Esprit des lois.)

Nous ne savons si la médecine moderne admettrait les raisons physiques que le grand écrivain donne de cette loi de climat : si, en effet, comme il le suppose, l'usage du vin faisait coaguler le sang des peuples du midi, tandis que chez les peuples du nord où l'on est plein d'humeurs, les liqueurs fortes donnent au sang un mouvement salutaire ; mais il est évident que l'usage du vin n'entraîne pas nécessairement l'ivrognerie, qui en est l'abus et l'excès. Celle-ci est le fruit d'une intempérance grossière qui remplace, chez le pauvre façonné par le matérialisme, les jouissances sensuelles plus délicates que se procurent les épicuriens plus riches ou plus aisés. C'est la conséquence relative d'un même système de civilisation. Du reste, les assertions de Moutesquieu, sur cette prétendue loi de climat, ne peuvent être considérées comme absolues. Il est connu que les Péruviens, les Brésiliens et plusieurs peuples sauvages, habitans de la zone torride, aiment avec passion les liqueurs fortes, et en font un usage excessif, lorsqu'ils trouvent à s'en procurer.

Si l'on cherchait à comparer la situation actuelle des classes pauvres du département du Nord avec celle où elles se trouvaient, vers la fin du règne de Louis XVI, dans les deux généralités de la Flandre et du Hainaut, le rapprochement ne saurait être favorable à l'époque actuelle.

Sans doute, depuis la révolution de 1789, les classes inférieures ont acquis en masse plus d'aisance et de bienêtre ; mais les individus, devenus plus nombreux, n'ont pu prendre une part égale au splendide festin de l'indemnité accordée, aux dépens du clergé et des grands propriétaires, à la multitude qui n'avait jusqu'alors vécu que de son travail. On sait que les habiles politiques du temps ont pris soin de s'en réserver une trop large rémunération pour que tous les pauvres pussent en avoir même quelques miettes. Dans les localités où la grande propriété s'est fort divisée, l'accroissement rapide de la population a maintenu l'inégalité relative de la richesse et de l'aisance. Aussi, malgré la révolution et nécessairement par l'effet de la révolution même, il s'est trouvé des pauvres en plus grand nombre encore qu'au temps des couvens et des abbayes, avec cette différence toutefois qu'il n'existe plus pour eux de ces aumônes abondantes qui pouvaient peut-être faire naître des mendians, mais qui du moins les nourrissaient, ainsi que le remarque un profond publiciste (1). D'un autre côté, les dotations charitables avaient disparu en grande partie. Les nouveaux enrichis ne se montrent pas disposés à remplacer, dans leurs aumônes, les corporations religieuses ni les seigneurs de paroisse. Le fardeau de l'indigence, jadis supporté et soulagé par la religion, est donc tombé de tout son poids sur l'administration publique et sur la charité particulière.

Ces fatales conséquences ne peuvent être bien appré

(1) M. le vicomte de Bonald.

ciées que par les administrateurs appelés, par leurs devoirs et par leur conscience, à chercher les moyens de changer, ou seulement d'améliorer la situation des pauvres dans une contrée où la misère s'est étendue et enracinée d'une manière si vivace.

Que d'obstacles, en effet, ne doit-on pas s'attendre à rencontrer lorsqu'il s'agit de procurer un débouché à une population ouvrière exubérante, abrutie par l'ignorance, la débauche, la misère et le joug industriel? Ce débouché est impossible à trouver dans le pays même. Serait-ce l'agriculture? Mais la Flandre française n'offre plus de terrain qui puisse occuper de nouveaux bras: il n'y existe que 4,030 hectares de marais susceptibles peut-être d'un desséchement avantageux; c'est la seule partie du territoire dont l'agriculture ne se soit pas encore rendue maîtresse. Mais, quand les obstacles qui s'opposent à sa mise en valeur seront levés, il est probable que cette conquête sera rapidement consommée, et n'offrira à une faible partie de la population agricole, et sur quelques points seulement, qu'une ressource passagère. Les procédés agronomiques tendent enfin à devenir de plus en plus économes de la main-d'œuvre. L'agriculture ne laisse donc espérer aucune nouvelle demande de travail pour la classe indigente.

Serait-ce l'industrie ? Mais les manufactures les plus importantes, et surtout les filatures de coton, sont plutôt dans une situation stationnaire et rétrograde que susceptibles d'accroissement : la concurrence exige que les machines à vapeur et les procédés économiques s'y substituent chaque jour davantage aux bras des ouvriers. Les fabriques de betteraves sont les seules qui puissent promettre des progrès, si les circonstances protègent cette belle industrie nationale; mais le nombre en sera nécessairement borné, et elles occupent peu d'ouvriers. Les manufactures n'offrent donc, dans l'avenir, aucune augmentation de

ressources pour l'excédant de la population prolétaire. Restent le commerce extérieur et les travaux publics. Quant au commerce, l'expérience prouve journellement que les habitans du littoral sont seuls disposés à prendre part aux expéditions maritimes qui, d'ailleurs, sont interdites aux femmes, aux vieillards et aux enfans. Les traFaux des routes, des canaux et des fortifications donneraient sans doute de l'occupation aux pauvres valides, si le système des entreprises et des concessions particulières pouvait se concilier avec l'établissement de vastes ateliers. de charité; mais, dans tous les cas, ce ne serait qu'un soulagement local et passager, sur lequel on ne saurait asseoir la base d'aucune amélioration générale et durable.

Il demeure donc démontré que le département du Nord ne possède en lui-même aucun autre moyen que la charité publique, la bienfaisance privée, ou la taxe des pauvres, pour garantir l'existence d'une population superflue, qui s'élève à 163,453 individus. Dans cette contrée, l'équilibre est visiblement rompu entre la population ouvrière et la demande de travail, entre le travail et la suffisance des salaires, entre la production et la consommation. Le travail n'est pas accompagné d'intelligence et de moralité; ce qui s'oppose à une émigration avantageuse. La contrainte morale, ou l'abstinence du mariage, que recommande Malthus, est totalement méconnue. La classe ouvrière, en ce pays, est donc parvenue à l'une de ces situations extrêmes prévues par le célèbre professeur d'Edimbourg, et dans lesquelles les obstacles au principe de la population ne se composent plus que de vices et de

malheur.

Des faits aussi remarquables et aussi alarmans ne pouvaient être inaperçus par l'administration publique. De sérieuses observations furent adressées, sur cet objet, au gouvernement, dans le courant de 1828, par le préfet, auquel était alors confié le département du Nord. On nous

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