Page images
PDF
EPUB

pour ce sujet l'abnégation, la croix, la mortification du corps et del'esprit, et pensant par là se conserver soi-même pour un temps, se perd pour l'éternité. Tout au contraire celui qui perd son âme et sa vie pour Jésus-Christ, soit en souffrant un martyre sanglant par la main des bourreaux, soit en souffrant un martyre d'amour par un continuel renoncement à soi-même, et par la destruction de tout ce qui est plus vivant dans le fond de son être, à savoir le jugement propre et sa propre volonté, trouve son âme par cette avantageuse perte et s'en assure la possession pour jamais. Vous voyez donc que le Fils de Dieu ne veut pas seulement que ses disciples perdent pour son amour les richesses, les honneurs et tous les biens extérieurs que le monde estime, c'està-dire qu'ils y renoncent avec un parfait dégagement de leur cœur, et qu'ils se détachent même de toutes les affections purement humaines fondées sur la chair et le sang; mais qu'il veut encore qu'ils se perdent eux-mêmes et qu'ils détruisent en eux tout ce qui est vivant d'une vie sensuelle et animale, qu'ils crucifient leurs corps, qu'ils mortifient leurs sens, qu'ils répriment leurs passions, qu'ils renoncent à leur propre jugement, à leur propre volonté et à leurs propres inclinations. Comment cela? par une sainte haine qui les oblige à se fuir eux-mêmes, à sortir hors du centre de l'amour-propre, et à s'éloiguer autant qu'ils peuvent de tous leurs propres intérêts; car comme nous cherchons ce que nous aimons, afin de le posséder et d'en conserver la jouissance, de même nous fuyons ce que nous haïssons, et nous le regardons comme un objet de mort, comme une chose perdue, ou que nous voulons perdre absolument. Or, c'est ce que les parfaits disciples de Jésus-Christ doivent faire pour se haïr parfaitement eux-mêmes, selon que les lois de l'amour divin les y obligent. Au lieu de se chercher, il faut qu'ils se fuient, qu'ils fassent un éternel divorce avec eux-mêmes, qu'ils se regardent comme morts, et qu'ils ne s'appliquent non plus à tout ce qui les touche que s'ils étaient anéantis. Voilà ce que c'est que se perdre en Dieu; c'est perdre son jugement propre, sa volonté propre, sa propre complaisance; perdre le soin de sa vie, de ses biens, de sa fortune, de son honneur et de ses commodités, pour ne chercher que Dieu, pour ne voir que Dieu et pour le trouver en toutes choses. Peut-on s'aimer plus saintement qu'en se haïssant ainsi, peut-on se trouver plus heureusement que par une perte si favorable ? Je ne sais, dit excellemment saint Augustin, de quelle manière inexplicable il se fait que quiconque s'aime, et non pas Dieu, ne s'aime pas, et quiconque aime Dieu et non pas soi-même s'aime effectivement; car celui qui ne peut vivre par luimême, meurt en s'aimant lui-même ; il ne s'aime donc pas, puisque l'amour qu'il se porte ne fait que l'empêcher de vivre. Mais quand on aime celui qui nous fait vivre, celui-là s'aime davantage en ne s'aimant pas, qui ne s'aime pas afin d'aimer celui qui est la source de sa vie (1).

SECOND POINT.

L'exemple de Jésus-Christ n'est qu'une confir

(1) Nescio quo inexplicabili modo quisquis seipsum, non Deum amat, non se amat, et quisquis Deum non seipsum amat, ipse seamat. Qui enim non potest vivere de se, moritur utique amando se; non ergo se amat, qui ne vivat, se amat. Cum verò ille diligitur de quo vivitur, non se diligendo magis diligit, qui propterea non se diligit nt eum diligat, de quo vivit. S. Aug., tract. 123 post medium.

mation de sa doctrine; il n'eut pas plutôt reçu la vie des mains de son Père, qu'il la voulut perdre et détruire dès le premier moment de son nouvel être, s'immolant sur l'autel de son cœur à la vue de ses décrets adorables, et sacrifiant à ses ordres, quoique rigoureux, son jugement et sa volonté, pour s'abandonner à sa conduite. Si vous le considérez ensuite dans l'étable de Bethleem, et sur le foin de la crèche, ou dans les bras de sa mère, il y est en tel état, qu'on peut dire sans offenser sa grandeur, que c'est un Dieu anéanti, un Dieu qui se perd luimême pour gagner nos âmes; car sa sagesse, sa puissance, son immensité, son éternité et tous ses glorieux attributs se sont comme perdus dans l'infirmité de la chair. Sa vie cachée est semblable à sa naissance; il renonce à toutes ses lumières et à ses volontés, et s'abandonne à la conduite de sa mère et de saint Joseph, qui en font ce qu'ils veulent, qui le portent où il leur plaît, et qui en disposent absolument, sans qu'il témoigne jamais un seul acte de répugnance ou d'inclination contraire. Durant le temps de sa prédication et de sa conversation publique parmi les hommes, combien de fois fait-il profession ouverte qu'il ne cherche point sa volonté, qu'il ne fait rien de lui-même, qu'il n'est venu au monde que pour exécuter les ordres de son Père, que c'est sa vie d'obéir à ses commandements, qu'il en fait ses délices, sa nourriture, son emploi? Mais surtout voulez-vous voir comme il se faut perdre en Dieu, regardez-le dans le jardin, accablé sous l'effort de ses agonies mortelles, tout trempé d'une sueur sanglante, la face contre terre, les yeux noyés de larmes, les mains levées vers le ciel, disant d'une voix mourante: Que votre volonté soit faite, non pas la mienne (1). Jetez les yeux sur la croix, où il consomme son sacrifice par les ignominies, les opprobres et les douleurs de la mort; c'est là que vous le verrez entièrement perdu, comme un vaisseau brisé, pour parler avec le Prophète (2), comme une eau épanchée (3), comme une cire fondue (4), comme une argile cuite au feu, qui n'a plus d'humidité (5), et enfin comme un corps réduit à la poussière de la mort (6). Voilà comme il a sacrifié sa volonté toute sainte, pour nous apprendre à perdre et détruire la nôtre, qui est toute déréglée et corrompue; voilà comme il a marché à la tête de tous les enfants de la croix heureusement perdus en Dieu et pour la gloire de Dieu. Aussi tous les saints l'ont suivi dans ce chemin, et si vous voulez être du nombre, il faut vous résoudre à prendre la même route. Il faut, comme disait le saint abbé Jean, vous déterminer à vivre dans les souffrances, dans les combats, dans l'humilité d'esprit, dans le jeûne, dans la patience, dans les pleurs, dans l'extrémité de la faim et de la soif, dans les rigueurs du froid, de la nudité, des travaux et des fatigues, vous enfermant dans le tombeau comme si vous étiez déjà mort, et vous comportant chaque jour comme si vous attendiez le coup de la mort (7). C'est là proprement se

(1) Non mea sed tua voluntas fiat.

(2) Factus sum tanquam vas perditum.

(3) Sicut aqua effusus sum, et dispersa sunt omnia ossa

mea.

(4) Factum est cor meum tanquam cera liquescens in me

dio ventris mei. Ps. 21, 16.

(5) Aruit tanquam testa virtus mea.

(6) Et in pulverem mortis deduxisti me.

:

(7) In cruciatu, in certamine, in humilitate spiritûs, in perdre pour se sauver, c'est observer fidèlement les lois de l'abnégation que le bienheureux frère Gilles a si divinement comprises dans les paradoxes suivants. Si vous voulez voir clair, soyez aveugle.

Si vous voulez bien ouïr, soyez sourd.

Si vous voulez bien parler, soyez muet.

Si vous voulez bien marcher, coupez-vous les pieds.

Si vous voulez bien travailler, coupez-vous les mains.

Si vous voulez bien aimer, haïssez-vous vousmême.

Si vous voulez bien vivre, faites-vous mourir.

Si vous voulez gagner, apprenez à perdre.

Si vous voulez être riche, soyez pauvre.

Si vous voulez être dans les délices, affligez

vous.

Si vous voulez être en assurance, soyez toujours dans la crainte.

Si vous voulez être exalté, humiliez-vous.

Si vous voulez être honoré, méprisez-vous, et ho

norez ceux qui vous méprisent.

Si vous voulez avoir du bien, souffrez du mal.
Si vous voulez jouir du repos, travaillez.

Si vous voulez qu'on dise du bien de vous, désirez

qu'on en dise du mal.

O la grande sagesse de savoir bien pratiquer ces choses! mais parce qu'elles sont grandes, tout le monde ne les pratique pas (1).

jejunio, in patientia, in fletu, in fame et siti, in frigore et nuditate, in laboribus, includens te sepulcro tanquam jam mortuus, ut videatur tibi esse proxima mors omni die. In vit. PP., l. 5 libello 1 de pres. PP., n. 7,

(1) O quàm magna hæc sapientia, spire hæc facere! Et quia Томв 5.

8

« PreviousContinue »