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XIV. DE LA VIE FUTURE.

Cependant le jour approchait où ma mère devait passer à une meilleure vie; et ce jour vous était connu, Seigneur, encore que nous l'ignorassions. Or, il arriva, je crois, par la secrète conduite de votre sagesse, que nous nous trouvâmes seuls, elle et moi, appuyés sur une fenêtre d'où on apercevait le jardin de la maison où nous logions. C'était à Ostie, près de l'embouchure du Tibre, et là, loin du bruit de la foule, nous reposant des fatigues d'un long voyage, nous nous préparions à nous embar

quer.

Étant donc seuls, nous nous entretenions avec une extrême douceur; et oubliant le passé pour ne penser plus qu'à l'avenir, nous agitions en votre présence, Seigneur, qui êtes l'immuable vérité, quelle sera l'éternelle vie des bienheureux, cette vie que nul œil n'a jamais vue, que nulle oreille n'a jamais entendue, et que l'esprit de l'homme n'a jamais comprise et les bouches de nos cœurs s'ouvraient avec avidité vers les célestes eaux de votre source sacrée; de cette source de vie qui est en vousmême, afin qu'en étant arrosés autant que nous en étions capables, nous pussions en quelque manière comprendre une si grande chose.

Et comme notre discours se terminait à cette considération que la plus grande volupté des sens dans le plus grand éclat de beauté et de splendeur qui se puisse imaginer parmi les créatures corporelles, non-seulement n'était pas digne d'entrer en comparaison avec cette vie toute divine, mais ne méritait pas seulement d'être nommée, nous nous élevâmes vers cette immuable félicité par les mouvements d'une affection violente : nous traversâmes l'un après l'autre tous les êtres corporels, et ce ciel

même d'où le soleil, la lune et les étoiles répandent leur lumière sur la terre: nous allâmes encore plus avant, en vous considérant, en parlant de vous, et en admirant vos ouvrages nous entrâmes dans nos âmes, et passâmes outre pour arriver à l'abondance inépuisable de cette heureuse région, où la vérité est l'aliment incorruptible dont vous repaissez éternellement vos saints et vos élus, et où la vie est cette sagesse qui a fait tout ce que nous voyons, tout ce qui a été, et tout ce qui sera jamais, cette sagesse qui n'est point créée, mais qui est telle qu'elle a toujours été et qu'elle sera toujours, ou pour mieux dire, qui n'a point été et qui ne sera point, mais qui est simplement, parce qu'elle est éternelle; car ce n'est pas être éternel que d'avoir été et de devoir être.

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En parlant ainsi de cette vie si heureuse, et en la recherchant avec ardeur, nous parvînmes jusqu'à la sentir et à la goûter en quelque sorte par un prompt élancement de notre cœur puis soupirant de n'en pouvoir encore jouir autant que nous eussions voulu, il ne nous resta qu'à y demeurer unis par cet esprit dont nous avons reçu les prémices, notre propre faiblesse nous forçant bientôt. de retourner aux paroles extérieures, et au son de cette voix qui se forme dans cette bouche. Et qu'y a-t-il en cela de semblable à votre parole éternelle, mon Dieu, laquelle en demeurant immuable ne vieillit jamais et donne à toutes choses une face nouvelle?

C'est pourquoi nous disions: S'il se trouvait une âme en qui fissent silence les impressions tumultueuses de la chair; en qui fissent silence les fantômes de la terre et des eaux et de l'air; en qui les cieux fissent silence, et qui, se faisant silence à soi-même, sans penser à soi passât hors de soi; en qui enfin fissent silence les songes et les images qui remplissent l'imagination, toutes les voix, tous les signes, tout ce qui passe; car si quelqu'un écoute çes choses, elles lui diront toutės : Nous ne nous sommes pas

faites nous-mêmes, mais nous tenons l'être de celui qui subsiste éternellement; si donc toutes ces choses se taisaient après nous avoir ainsi parlé, et nous avoir rendus attentifs à écouter celui de qui elles tiennent l'ètre, et que lui seul nous parlât, non plus par elles, mais par lui-même, en sorte que nous entendissions sa parole, non par une langue mortelle, ni par la voix d'un ange, ni par le bruit du tonnerre, ni par l'énigme d'une parabole; mais que lui-même que nous aimons en elles nous parlât sans elles; comme à présent notre âme s'élève par le vol impétueux de sa pensée jusqu'à cette sagesse éternelle, qui possède un être immuable au-dessus de tout : si cette sublime contemplation continuait, et que, toutes les autres vues de l'esprit qui sont d'une nature entièrement différente ayant cessé, celle-là seule absorbât l'âme, et la comblât d'une joie intérieure, et que la vie éternelle ressemblât à ce ravissement en Dieu que nous venons d'éprouver pour un moment, et après lequel notre âme soupire encore ne serait-ce pas là l'accomplissement de cette parole de l'Écriture : «< entrez dans la joie de votre Seigneur? » Et quand sera-ce que nous recevrons un bonheur si incompréhensible? Sera-ce lors que nous ressusciterons, comme parle l'Apôtre, mais sans être tous changés?

Nous nous entretenions dans ces pensées, quoique ce ne fût pas en ces mêmes termes. Et vous savez, mon Dieu, qu'à la suite de cette conversation, comme tout ce qu'il y a de charmant et d'agréable au monde ne nous semblait digne que de mépris, ma pieuse mère me dit : « Mon fils, je vous avoue que, pour ce qui est de moi, il n'y a plus rien en cette vie qui soit capable de me plaire, et je ne sais plus ce que j'y fais, ni pourquoi j'y demeure davantage, puisque je n'ai plus rien à y espérer. Il n'y avait qu'un seul motif pour lequel je désirais un peu rester en cette vie; c'était afin de vous voir chrétien et catholique avant que je mourusse. Or, Dieu m'a comblée, puisqu'il

ne m'a pas seulement accordé une telle grâce, mais aussi celle de vous voir devenu entièrement son serviteur par le mépris où vous tenez les félicités de ce monde. Que fais-je donc ici davantage?

(Saint Augustin. Confessions, liv. IX, ch. x.)

XV. DE L'UNITÉ DE DIEU.

Y a-t-il une Providence qui veille sur toute la nature, ou toutes choses ayant été formées par le hasard, lui doivent-elles aussi leur conservation? Démocrite a été l'auteur de cette opinion, et son disciple Épicure l'a pareillement enseignée. Mais ces deux philosophes n'ont fait que renouveler l'impiété de deux fameux athées, Protagoras et Diagoras, dont le premier doutant de la Divinité, et le second la niant absolument, s'accordaient en cela, qu'ils ôtaient à la Providence le gouvernement de l'univers.

Les stoïciens au contraire ont toujours soutenu que le monde n'avait pu être formé que par cette souveraine puissance, et ne pouvait se conserver que par ses soins. Cicéron même, quoiqu'il fût académicien déclaré, abandonna sur ce point l'incertitude de sa secte, pour confirmer par plusieurs arguments affirmatifs le sentiment des stoïciens, et le fortifier par de nouveaux raisonnements : ce qu'il fait dans plus d'un ouvrage, mais principalement dans celui qu'il a composé sur la Nature des dieux. Et certes, pour convaincre de fausseté l'opinion de trois ou quatre philosophes, il n'y a qu'à leur opposer le témoignage unanime des peuples et des nations entières, qui n'ont à l'endroit de la Divinité qu'une même voix et un même langage. Car quel est l'homme assez grossier, et dont l'esprit et les mœurs soient assez sauvages et assez brutales, pour qu'en levant les yeux au ciel, il ne soit pas convaincu de la nécessité d'une providence, quoiqu'il puisse ignorer quel est le Dieu qui la fait agir, lorsqu'il vient à contempler la disposition des corps célestes, leur mouvement, leur étendue, leur durée, leur utilité, leur éclat, leurs effets? Et il ne se peut pas qu'il ne conçoive en même temps que ce qui se maintient

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