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tarda guère à les y venir troubler, et produisit quantité d'événemens considérables.

M. d'Urfé y fit arriver toutes ses aventures, parmi les-quelles il en mêla beaucoup d'autres, et y enchâssa les vers dont j'ai parlé, qui, tout méchans qu'ils étoient, ne laissèrent pas d'être goûtés, et de passer à la faveur de l'art avec lequel il les mit en œuvre; car il soutint tout cela d'une narration également vive et fleurie, de fictions trèsspirituelles, et de caractères aussi finement imaginės qu'agréablement variés et bien suivis.

Il composa aussi un roman qui lui acquit beaucoup de réputation, et qui fut fort estimé, même des gens du goût le plus exquis, bien que la morale en fût vicieuse, puisqu'elle ne prêchoit que l'amour et la mollesse. Il en fit quatre volumes qu'il intitula Astrée, du nom de la plus belle de ses bergères; c'étoit Diane de Château-Morand. Le premier volume parut en 1610; le second, dix ans après; le troisième, cinq ans après le second; et le quatrième, en 1625. Après sa mort, Baro son ami, et, selon quelquesuns, son secrétaire, en composa sur ses mémoires un cinquième tome qui en formoit la conclusion, et qui ne fut guère moins bien reçu que les quatre autres volumes.

Le grand succès de ce roman échauffa si bien les beaux esprits d'alors, qu'ils en firent à son imitation quantité de semblables, dont il y en avoit même de dix et de douze volumes; et ce fut, pendant quelque temps, comme une espèce de débordement sur le Parnasse.

On vantoit sur-tout ceux de Gomberville, de la Calprenède, de Desmarais et de Scudéri. Mais ces imitateurs, s'efforcant mal-à-propos d'enchérir sur leur original, et prétendant ennoblir ses caractères, tombèrent dans la puérilité. Au lieu de prendre, comme M. d'Urfé, pour leurs héros, des bergers occupés du seul soin de gagner le cœur de leurs maîtresses, ils prirent, pour leur donner cette étrange occupation, non seulement des princes et des rois, les plus fameux capitaines de l'antiquité qu'ils peignirent pleins du même esprit que ces bergers; ayant, à leur exemple, fait comme une espèce de vœu de ne parler et de n'entendre jamais parler que d'amour. De cette manière, au lieu que M. d'Urfé, dans son Astrée, avoit fait, de bergers

mais

très-frivoles, des héros de romans considérables; ces auteurs, au contraire, des héros les plus célèbres de l'histoire firent des bergers frivoles, et quelquefois même des bourgeois encore plus frivoles que ces bergers. Leurs ouvrages néanmoins ne laissèrent pas de trouver un nombre infini d'admirateurs, et eurent long-temps une fort grande

Vogue.

Mais ceux qui s'attirèrent le plus d'applaudissemens furent le Cyrus et la Clélie de mademoiselle de Scudéri, sœur de l'auteur du même nom. Cependant, non seulement elle tomba dans la même puérilité, mais elle la poussa encore à un plus grand excès. Au lieu de représenter, comme elle le devoit, dans la personne de Cyrus, un roi, tel que le peint Hérodote, ou tel qu'il est figuré dans Xénophon, qui a fait aussi bien qu'elle un roman de la vie de ce prince; au lieu, dis-je, d'en faire un modèle de perfection, elle composa un Artamène, plus fou que tous les Céladon et tous les Sylvandre, qui n'est occupé que du seul soin de sa Mandane qui ne fait, du matin au soir, que lamenter, gémir et filer le parfait amour.

Elle a encore fait pis dans son autre roman, intitulé Clette, où elle représente toutes les héroïnes et tous les héros de la république romaine naissante, les Clélie, les Lucrèce, les Horatius-Coclès, les Mutius-Scævola, les Brutus, encore plus amoureux qu'Artamène, ne s'occupant qu'à travers des cartes géographiques d'amour, qu'à se proposer les uns aux autres des questions et des énigmes galantes en un mot qu'à faire tout ce qui paroît le plus opposé au caractère et à la gravité héroïque de ces premiers Romains. Voilà d'excellentes remarques de M. Despréaux.

Madame la comtesse de Lafayette dégoûta le public des fadaises ridicules dont nous venons de parler. L'on vit, dans sa Zaïde et dans sa princesse de Clèves, des peintures véritables, et des aventures naturelles décrites avec grace. Le comte d'Hamilton eut l'art de les tourner dans le goût agréable et plaisant qui n'est pas le burlesque de Scarron. Mais la plupart des autres romans, qui leur ont succédé dans ce siècle, sont ou des productions dénuées d'imagination, ou des ouvrages propres à gâter le goût,

ce qui est pis encore, des peintures obscènes dont les

honnêtes gens sont révoltés, et qui corrompent les mœurs de la jeunesse. Enfin, les Anglais ont heureusement ima→ giné depuis peu de tourner ce genre de fictions à des choses utiles, et de les employer à inspirer, en amusant l'amour des bonnes mœurs et de la vertu, par des tableaux simples, naturels et ingénieux des événemens de la vie. C'est ce qu'ont exécuté avec beaucoup d'esprit et de succès MM. Richardson et Fielding.

Les romans, écrits dans ce bon goût, sont peut-être la dernière instruction qu'il reste à donner à une nation assez corrompue pour que toute autre lui soit inutile. Je voudrois qu'alors la composition de ces livres ne tombât qu'à des gens honnêtes et sensibles, dont le cœur se peignît dans leurs écrits, à des auteurs qui ne fussent pas au dessous des foiblesses de l'humanité, qui ne démontrassent pas tout d'un coup la vertu dans le ciel hors de la portée des hommes, mais qui la leur fissent aimer en la peignant d'abord moins austère, et qui ensuite, du sein des passions où l'on peut succomber et s'en repentir, sussent les conduire insensiblement à l'amour du bon et du bien. C'est ce qu'a fait J. J. Rousseau dans sa nouvelle Héloïse.

Il semble donc, comme d'autres l'ont dit avant moi, que le roman et la comédie pourroient être aussi utiles qu'ils sont généralement nuisibles. L'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse, et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes ou fort au dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne avec la Bruyère qu'elle soit capable pour eux de la moindre foiblesse.

D'ailleurs on aime les romans sans s'en douter, à cause des passions qu'ils peignent, et de l'émotion qu'ils excitent. On peut par conséquent tourner à profit cette émotion et ces passions. On réussiroit d'autant mieux que les romans sont des ouvrages plus recherchés, plus débités, et plus avidement goûtés, que tout ouvrage de morale, et autres qui demandent une sérieuse application d'esprit. En un mot, tout le monde est capable de lire les romans, presque tout le monde les lit, et l'on ne trouve que très-peu

d'hommes qui s'occupent de la lecture des bons livres et de l'étude des sciences.

Il paroît que le règne brillant de Charlemagne a été la source de tous les romans de chevalerie, et de la chevalerie elle-même, sans qu'on voie encore sous ce règne, ainsi que dans les siècles suivans, la valeur des chevaliers décider presque seule du sort des combats; mais on y remarque déjà des faits d'armes particuliers.

Quoi qu'il en soit, le roman de Turpin, archevêque de Rheims, ce roman qu'on peut regarder comme le père de tous les romans de chevalerie, n'a guère été composé, selon l'opinion commune, que sur la fin du onzième siècle, environ deux cent cinquante ans après la mort de Charlemagne. Pierre l'hermite prêchoit alors la première croisade, et l'objet du roman a constamment été d'échauffer les esprits, et de les animer à la guerre contre les infidèles. Le nom de Turpin est supposé, et le moine est certainement un fort mauvais historien.

La valeur de Charlemagne, ses hauts faits d'armes égaux à ceux des chevaliers les plus renommés, la force et l'intrépidité de son neveu Roland, sont bien marqués au coin de la chevalerie qui s'introduisit depuis sous son règne. Durandal est une épée que tous les romanciers ont eu en vue dans la suite; elle coupe un rocher en deux parts, et fait cette grande opération entre les mains de Roland affoibli par la perte de son sang. Ce héros mourant sonne de son cor d'ivoire, et son dernier soupir est si terrible que le corps en est brisé. Ces prodiges de force, rapportés sans nécessité, donnent à entendre qu'ils étoient reçus dans le temps que la chronique a été composée, et que l'auteur a seulement voulu parler la langue de son temps.

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Il paroît, par la lecture de Turpin, que les chevaliers n'étoient connus ni de nom ni d'effet avant le règne de Charlemagne, ni même durant son règne : ce que prouve encore le silence des historiens contemporains de ce prince, ou qui ont écrit peu après sa mort. Ainsi, c'est dans l'intervalle de la vie de ce grand roi et de celle du prétendu Turpin, qu'il faut placer les premières idées de la chevalerie et de tous les romans qu'elle a fait composer.

La chevalerie paroit encore avoir tiré son lustre de

l'abus des légendes; le caractère de l'esprit humain avide du merveilleux en a augmenté la considération, et les rois l'ont autorisée, en soumettant à quelques espèces de formes, d'usages et de lois, des nobles qui, enivrés de leur propre valeur, étoient portés à s'ériger en tyrans de leurs vassaux.

On ne négligea rien, dans ces premiers temps, de ce qui pouvoit inspirer à ces hommes féroces des sentimens d'honneur, de justice et d'humanité; et pour cela on consacra les devoirs de leur état à la défense de la veuve et de l'orphelin, et enfin à l'amour des dames. La réunion de tous ces points a produit successivement des usages et des lois qui servirent de frein à des hommes qui n'en connoissoient aucun, et que leur indépendance, jointe à la plus grande ignorance, rendoit fort à craindre.

Les idées et les ouvrages romanesques passèrent de France en Angleterre. Geoffroi de Montmouth paroît être l'original du Brut.

Le roman de Sangréal, composé par Robert de Broon, est plus chargé d'amour et de galanterie que les précédens; les idées romanesques gagnèrent de plus en plus. C'est ce roman qui donna lieu aux principales aventures de la cour du roi Artus. Ces mêmes ouvrages se multiplièrent, et devinrent en grande vogue sous le règne de Philippe-leBel, né en 1268, et mort en 1314. Depuis ce temps-là ont paru tous nos autres romans de chevalerie, comme Amadis de Gaule, Palmerin d'Olive, Palmerin d'Angleterre, et tant d'autres, jusqu'au temps de Michel Cervantes, espagnol.

Il avoit été secrétaire du duc d'Albe; et, s'étant retiré à Madrid, il y fut traité sans considération par le duc de Lerme, premier ministre de Philippe III, roi d'Espagne. Alors Cervantes, pour se venger de ce ministre qui méprisoit les gens de lettres, et qui tranchoit du héros chevalier, composa le roman de Dom-Quichotte, ouvrage admirable, et satyre très-fine de toute la noblesse espagnole qui étoit alors entêtée de chevalerie. Il publia la première partie de ce roman ingénieux en 1605, la seconde en 1615, et mourut fort pauvre vers l'an 1620; mais sa réputation ne mourra jamais.

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