(Mercredi 17 février 1819.) (No. 472.) Essai sur les Institutions sociales dans leur rapport avec les idées nouvelles; par M. Ballanche. In-8°. Après de grands bouleversemens, la société a ses époques d'incertitude, si l'on peut parler ainsi. Alors tous les esprits sont en mouvement; une secrète inquiétude se répand partout; l'espèce humaine est travaillée d'un mal-aise inconnu. Des sages eux-mêmes sont atteints du trouble universel; leurs pensées s'en ressentent, et il y a dans leurs ouvrages quelque chose de vague qui ne satisfait plus la raison. Le livre que nous annonçons participe à cette disposition. Tous les grands principes de l'ordre social, toutes les bonnes doctrines littéraires et politiques y sont défendus, et cependant l'auteur semble voir dans le mouvement qui leur est contraire un effet de la marche progressive de l'esprit humain. Ou diroit qu'il n'ose pas condamner ce mal-aise dont le genre humain est saisi. Il croit que quelque chose de nouveau se prépare, parce que les voies anciennes ont été quittées, et il prend la maladie du corps social pour une crise de développement; non qu'il adopte les systêmes de perfectibilité que nous avons vu naître dans les temps de la corruption la plus profonde; mais il faudroit dire aux hommes qu'ils périront s'ils ne rentrent pas dans l'ordre, et cette parole est dure; elle répugne à l'esprit de conciliation de l'auteur. C'est en vain pourtant qu'on se flatte de réconcilier ce qui ne peut s'unir; comment méconnoître que la lutte qui existe actuelTome XIX. L'Ami de la Religion et du Ror. B lement dans la société est le grand combat du bien contre le mal? Il y a dans le style même de l'Essai quelque chose qui participe à l'erreur que nous signalons. C'est un mélange du style de la métaphysique avec la prose poétique, qui déconcerte souvent le lecteur; c'est un amalgame trop fréquent de la mythologie et de l'Ecriture. Les idées les plus positives prennent ici une teinte de rêverie; je dirois presque que c'est de la politique et de la métaphysique romantiques. L'auteur, défenseur des plus saines doctrines, et dont la pensée semble formée à l'école de MM. de Maistre et de Bonald, paroît avoir étudié de préférence les formes de style de M. de Châteaubriand et de Mme. de Staël. Une des singularités de son style, c'est la pùreté de ses tours, en contraste avec l'emploi de mots nouveaux ; c'est une grande simplicité avec un mélange d'affectation ce n'est point cependant une production ordinaire, et nous ne remarquons d'abord tous ses défauts que pour faire voir combien les meilleurs esprits mêmes participent à l'état de la société où ils vivent, et que rien n'est plus vrai que cette pensée de M. de Bonald: la littérature est l'expres¬ sion de la société. Nous ne chercherous donc pas de plan dans cet ouvrage, et nous y trouverons en revanche une foule d'idées ingénienses parfaitement exprimées. La force, qui n'est pas dans l'ensemble, est dans les détails; la pureté de principes et de style qui n'est pas le caractère de tout le livre, se montre dans un grand nombre de pages d'une manière fort remarquable. Une des idées principales, et la plus féconde de cet Essai, est que le christianisme est la source de toute 1 perfection, non pas seulement individuelle, mais sociale; et que cette religion, qui a délivré du joug de l'erreur les intelligences, a créé la force des mœurs et des opinions; puissance inconnue à l'antiquité, où tout se décidoit par la force physique. Rome, qui regne aujourd'hui par l'opinion dans l'univers, contimé autrefois par les armes, est une preuve éclatante de ce changement. Sons l'empire du christianisme seu→ lement, les hommes et les choses sont étroitement unis dans les gouvernemens. Les dynasties chrétiennes ne font qu'un avec les peuples chrétiens, et n'ont qu'une vie avec eux. Ainsi l'ordre social est fixé par le christianisme, et les hommes qui se sont éloignés dos prin cipes religieux ont jeté de nouveau le trouble dans les idées qui assuroient le plus le repos des empires. « Ceux-là, dit M. Ballanche, changent la royanté en un simple mandat. Le roi est un homme sorti du mi lieu de la foule, par le jeu incertain des circonstances, pour maintenir un ordre voulu par tous, pour faire exécuter des lois auxquelles tous ont participé. La patric et le roi sont deux choses distinctes: on peut défendre l'une sans défendre l'autre. Nos pères avoient, à mon avis, plus de respect pour les nations; tout-àfait dans les temps anciens, les rois étoient de race divine; dans les temps modernes, on a cru, d'après l'autorité de l'Ecriture, que Dieu lui-même se niêloit de choisir les princes des peuples; il y'avoit alors une religion sociale; un roi n'étoit pas traîné à Féchafaud par ses propres sujets; il ne tomboit pas du tôue à la présence d'un chef de bande; la royauté avoit ses martyrs, et la patrie ne paroissoit jamais le roi étoit la parrie devenue sensible; la royauté étoit une des libertés de la nation, et la plus importante de toutes ». Plus loin nous trouvons cette réflexion profonde : « Quoique l'Evangile soit une loi indépendante de toute institution publique, une loi qui admette tonte espèce de gouvernement, néanmoins on peut dire que nous n'avons point eu d'autre législation depaus Jésus-Christ, et que les empires chrétiens ne peuvent pas en avoir d'autre. Cela est vrai en bien des sens ; mais cela est vrai surtout en ce sens, que toute loi qui ne sera pas puisée dans l'esprit du christianisme n'est et ne peut être qu'une loi anti-sociale. Et qu'on ne s'y trompe point, le christianisme, qui favorisa toujours l'avancement de la société, qui même le détermine, ne sera jamais un obstacle à ses progrès futurs ». M. Ballanche, qui a une haute idée de l'espèce humaine, parce qu'il la croit conduite par la Providence, est persuadé que la Providence choisit certains peuples pour diriger et mûrir les idées des autres. « Cha÷ que peuple, dit-il, a sa mission. Les Romains, en portant partout la guerre, et en rassemblant tontes les nations sous le même joug, préparoient l'univers à la prédication universelle de l'Evangile. Le roi d'une petite contrée aride sort un jour de l'enceinte des montagnes stériles où est assis Fétroit domaine que déjà son père voulut agrandir. Il s'élance de là comme l'aigle s'élance de son aire. Ce royal et ma¬ gnanime aventurier réussira-t-il dans ses projets gi¬ gantesques? Oui, íl réussira, mais à accomplir ce que Dieu veut de lui. Les conquêtes d'Alexandre furent un torrent qui ne fit que passer; toutefois elles répan dirent au loin la connoissance de la langue grecque, destinée à servir d'organe aux premiers apôtres de la vérité, aux premiers martyrs de la foi chrétienne, comme elle avoit servi auparavant à préparer, par la culture des lettres et par des doctrines morales, un grand nombre de nations barbares à recevoir la seinence de la parole,». • La position dans laquelle M. Ballanche s'est placé est font-à-fait difficile. Naturellement porté à craiudre les effets des idées libérales et de la littérature romantique, il se laisse entraîner par ce qu'il appelle le mouvement du siècle, et il croit à un âge nouveau pour lequel ont déjà vicilli et la monarchie de Louis XIV et le génie de Bossuet. « Je trouve, dit-il, dans Bossuet je ne sais quoi de plus vieux que l'antiquité, je ne sais quoi de trop imposant pour nos imaginations qui ne veulent plus de joug. Il me semble voir Bossuet s'enfoncer, avec Isaïe et Jérémie, dans la nuit des traditions antiques, et le voile de l'inusité commencer à tomber sur sa grande stature ». Il faut avouer que M. Ballauche, qui paroît sentir tout le génie de Bossuet par la manière dont il en parle ailleurs, a ici une excessive condescendance pour son siècle, et la raison qu'il donue de ce changement devoit l'éclairer lui-même sur le malheur de cette prétendue marche de l'esprit humain. «C'est que nous n'habitons plus la même sphère d'idées et de sentimens, et s'il en est encore parmi nous qui soient restés citoyens de la vieille patrie, ceux-là n'ont plus que des sentimens solitaires qui ne peuvent ni se communiquer ni se propager. Cette génération mourra sans postérité ». Cette prophétie est désolante; heureusement elle est un peu hasardée. L'âge des sophistes grecs et des Sénèque a-t-il obscurci la gloire des siècles de Périclès et d'Auguste? Et, malgré les siècles qui se sont écoulés depuis, Démosthèues, Cicéron |