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I

Ah! Chrétiens, le bon sens même condamne cette conduite, et c'est ce que le Fils de Dieu fit si bien entendre à Marthe, par ces courtes paroles, mais si touchantes: Martha, Martha, sollicita es et turbaris erga plurima. Vous vous empressez, lui dit-il, Marthe, et vous vous troublez de beaucoup de soins. Mais dans ces prétendus soins et dans le service que vous pensez me rendre, il y a de la confusion et de l'erreur. Pour une seule chose nécessaire, vous vous en figurez plusieurs : en cela consiste votre erreur. Et pour ces plusieurs superflues vous abandonnez la seule nécessaire : c'est ce qui vous jette dans la confusion et dans le trouble. Au lieu de vous appliquer à moi, vous vous embarrassez pour moi. Je suis ici pour vous faire goûter le don du ciel, et vous vous inquiétez inutilement pour me préparer des viandes périssables et matérielles. A force de vouloir être officieuse, vous m'oubliez, et vous vous oubliez vous-même. Ainsi vous renversez l'ordre, et vous perdez, sans y penser, le mérite et le fruit de votre action par le déréglement et par l'imprudence de votre distraction. C'est la paraphrase que les Pères font de ce passage, Sollicita es et turbaris erga plurima. Sur quoi saint Augustin fait une réflexion bien judicieuse, et bien capable de nous édifier. Car prenez garde, dit ce saint docteur : lorsque Jésus

1 Luc. 10.

Christ faisoit ce reproche à Marthe, à quoi Marthe étoit-elle occupée? à l'action la plus sainte en apparence, à un devoir d'hospitalité, que la charité et la religion sembloient consacrer également, puisqu'il étoit immédiatement rendu à la personne d'un Dieu. Que peut-on dire de plus? Cependant tout cela ne put la sauver du blâme d'une dissipation extérieure, dont elle parut coupable au Sauveur du monde, ní empêcher que ce divin Sauveur ne la condamnât. Que sera-ce donc, mes Frères, reprend saint Augustin, que sera-ce de vous, dont les occupations n'ont rien communément que de profane et de mondain ? Pensez-vous que les fonctions d'une charge, que les inquiétudes d'un procès, que les mouvemens d'une intrigue, que vos divertissemens ou vos chagrins, que mille autres sujets soient en votre faveur de plus solides raisons devant Dieu, que le zèle de cette servante de Jésus-Christ? et puisque la ferveur même de sa piété ne fut pas pour elle une excuse légitime, pouvez-vous croire que Dieu recevra les vôtres, fondées sur votre ambition ou sur votre cupidité ?

Or c'est ici que l'aveuglement des hommes, si j'ose parler de la sorte, me paroît monstrueux : pourquoi? (ne perdez pas cette pensée; elle est de saint Ambroise, et digne de lui) parce que, si nous suivions seulement la première impression que la foi nous donne, dans la concurrence de l'un

et de l'autre, la difficulté ne devroit pas être pour nous de conserver même au milieu du monde ce recueillement et cette application d'esprit nécessaire pour vaquer au salut; mais notre grande peine, supposé l'idée que nous avons du salut, seroit, au milieu des ferveurs que nous inspireroit le christianisme, et qui ne s'éteindroient jamais, de faire quelque attention à certains devoirs extérieurs où nous engage le monde. Cependant qu'arrive-t-il ? tout le contraire. Car au lieu que l'attachement au salut devroit nous mettre souvent en danger de manquer à ces devoirs extérieurs du monde, par un effet bien opposé ce sont ces devoirs extérieurs du monde qui nous détournent des exercices du salut; et au lieu que dans la conjoncture d'une incompatibilité véritable entre ces devoirs extérieurs du monde et le soin du salut, nous devrions dire à Dieu : Seigneur, ne me faites pas un crime de telles et telles négligences par rapport à ce que je devois aux hommes, j'étois trop occupé de vous pour penser à eux; nous sommes réduits à la nécessité honteuse de confesser notre misère, en disant : Seigneur, pardonnez-moi le malheur, ou plutôt le crime où j'ai vécu, j'étois trop occupé du monde et de ses affaires pour penser à vous; et à force de traiter avec les hommes j'ai perdu le souvenir de ce que je vous devois et de ce que je me devois à moi-même. D'où vient cela? demande saint Am

broise : d'un manque de foi, et d'un raisonnement pratique, mais déplorable, sur lequel nous faisons rouler, si nous n'y prenons garde, toute notre vie. Je le répéte : parce qu'au lieu de poser pour fondement, Je chercherai le royaume de Dieu, et puis je satisferai, s'il m'est possible, aux obligations que m'impose le monde ; nous renversons la proposition, et nous disons: Je satisferai aux obliga tions que m'impose le monde, aux bienséances, aux lois, aux coutumes que me prescrit le monde; j'entretiendrai les commerces que j'ai dans le monde, je ferai la figure et le personnage d'un homme du monde ; et puis je chercherai, s'il se peut, le royaume de Dieu. Il est vrai qu'on ne le dit pas si grossièrement, parce que notre raison même en seroit choquée; mais il y a un langage d'action qui le dit pour nous: car que signifient, d'une part, cette assiduité, cette activité, cette chaleur et cette âpreté avec laquelle nous entrons dans tout ce qui est des intérêts du monde; et, de l'autre, la pesanteur, le dégoût et la lâcheté que nous faisons paroître quand il est question de travailler pour le salut? Que veut dire cela, sinon ce que je viens de marquer, savoir que nous péchons dans le principe, et que l'affaire du salut ne tient rien moins dans notre estime que le rang qu'elle doit tenir ?

Mais venons au détail, et passons à la seconde

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raison. Je parle à un homme du siècle, et, le prenant pour juge dans sa propre cause, je lui montre combien il est déraisonnable de prétendre justifier son éloignement de Dieu et sa négligence dans l'affaire du salut par la vie extérieure et dissipée qu'il se plaint d'être obligé de mener dans le monde; car voici le raisonnement que je lui fais: Vous dites, Chrétien, que les soins du monde vous accablent, et que c'est ce qui vous empêche de ménager ces momens précieux de considération et de retraite que demande le salut. Et moi je vous réponds que ce que vous apportez pour excuse est d'abord ce qui vous condamne; pourquoi? parce qu'il n'y a point de soins temporels, pour pressants et pour légitimes que vous les conceviez, dont Dieu ne vous défende de vous laisser accabler, et parce qu'il est certain que cet accablement que vous alléguez est justement le premier de tous les désordres. Or d'excuser un désordre par un autre désordre, est-ce bien se justifier auprès de Dieu? En effet, s'il n'étoit question que de parler ici en philosophe, et d'établir cette vérité sur les principes de la morale, je vous dirois que l'un des caractères le moins soutenable, même selon le monde, est de paroître ou d'être accablé des soins du monde, puisqu'il ne peut avoir pour cause que l'un ou l'autre de ces deux foibles, ou de s'embarrasser de peu, ou de se charger de trop. Que de s'embarrasser de

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