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nuateurs de son œuvre se virent contraints de supposer qu'il avait à dessein légué à l'avenir des énigmes dont Jéhovah lui avait livré le secret, avec ordre de ne le transmettre qu'à Josué.

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Cette prétendue tradition est en contradiction formelle avec le principe fondamental de toute la législation mosaïque. En effet, par ce principe même, par la nature de l'autorité monarchique, toujours présente mais toujours muette, qu'il instituait, Moïse avait été obligé de tout prévoir et de clore la longue liste de ses ordonnances par ce mot : « Vous n'y ajouterez ni n'en retrancherez rien.» Encore s'il avait isolé ses préceptes d'hygiène morale de ses préceptes d'hygiène physique, de façon que la conscience individuelle, trouvant réuni tout ce qui la concernait en une suite de dispositions spéciales, eût pu elle-même, avec quelque effort, arriver à établir dans le bien et dans le mal des distinctions et des degrés! Mais non; comme tout son édifice politique, économique, médical et moral reposait sur une base unique, et qu'il ne voulait pas que, lui parti, la solidité générale pût être compromise par la prédominance de telles ou telles de ses prescriptions, il les avait toutes présentées sur la même ligne, avec la même sanction (ego Dominus!) et dans le pêle-mêle le plus caractéristique. C'est ainsi qu'on trouve réunis dans le même verset (Lévitique, ch. xIx, v. 3) ces deux préceptes:

« Vous craindrez votre père et votre mère » et « vous observerez mes sabbats, » et que, à la suite du verset où il est dit : « Aime ton prochain comme toi-même, » en vient immédiatement après un autre qui prescrit ceci : « Tu n'accoupleras pas ton bétail bigarré. » (Lévitique, ch. xix, v. 18 et 19.)

Faut-il pour cela marchander à Moïse l'admiration qu'il inspire à tous ceux qui ont compris et mesuré les dimensions de son rêve? Non certes! car, si jamais âme a été embrasée d'un amour aussi ardent que raisonné pour un peuple, c'est assurément celle du grand législateur hébreu.

Moïse a de plus un titre direct et impérissable à notre reconnaissance :

Il ne se pouvait pas que les formes et la sanction, qui distinguent éminemment son système législatif, n'eussent pour effet en quelque sorte mécanique l'inoculation de certaines habitudes toutes particulières; et ces habitudes ont dû s'enraciner au sein de ce peuple assez profondément pour y acquérir la puissance d'une seconde nature et y engendrer les sentiments correspondants. Or, parmi ces sentiments, il en est un qui, introduit sous la forme chrétienne dans le grand courant de la civilisation indoeuropéenne, a suffi à lui seul pour atténuer et compenser la grave atteinte portée en même temps à la liberté de penser; c'est le sentiment de l'égalité fraternelle parmi

les hommes. C'est donc à Moïse que revient tout l'honneur d'avoir préparé l'une des bases de l'ordre social futur.

Cette digression indispensable nous permet de ne pas insister davantage sur ce que nous pourrions maintenant nommer l'illégalité de la détermination prise par Samuel; cherchons donc à en pénétrer les motifs.

De tous les hommes, plus ou moins adoptés par l'ensemble des douze tribus, qui s'étaient transmis le titre mal défini de juge, Samuel était le seul qui eût dû, non à des succès militaires mais à son habileté et à sa connaissance de la loi, un prestige étendu et une autorité réelle. Nous lisons au ch. x du premier des deux livres qui portent son nom dans le canon juif (premier livre des Rois dans le canon chrétien), qu'il avait essayé de fonder un collége de prophètes ou d'orateurs populaires. Il formait sans doute ces jeunes Israélites à l'improvisation et à cette sorte d'exaltation, tantôt lyrique, tantôt seulement sauvage et désordonnée, qui inspire aux foules un respect mêlé de terreur superstitieuse. Seul dépositaire des textes sacrés, il nourrissait leur esprit de lectures; et il est fort permis de croire qu'il s'était proposé de se servir d'eux pour organiser des prédications analogues à celles qui se produisirent spontanément plus tard. Faire retentir à la fois sur tous les points du terri

toire ces voix inspirées et unanimes, n'était-ce pas le moyen le mieux choisi pour raviver la foi presque éteinte d'Israël et tenter enfin l'inauguration pratique de ce royaume de Jehovah, construit en théorie depuis cinq

cents ans?

Brusquement arrêté dans ses projets par la demande irraisonnée d'un roi humain, il put croire que le choix de Saül, le naïf et simple chercheur d'ânesses (Samuel, liv. I, ch. 1x), assurerait le triomphe de ses idées par une sorte de démonstration par l'absurde de la folie d'une telle réclamation. Mais l'événement avait complétement trompé ses prévisions. Contrairement à toutes les vraisemblances, Saül, ce pauvre roi dont il est dit (Ibid., ch. xi, v. 1), selon le sens adopté par la Vulgate et confirmé par le commentateur Raschi, « qu'il était comme un enfant d'un an lorsqu'il commença à régner, » s'était conquis l'affection du peuple par ses habitudes modestes et ses mœurs débonnaires dont il savait sortir au besoin pour déployer une vraie bravoure.

Que ce mécompte ait causé à Samuel une irritation profonde ou tout au moins un très-vif dépit, c'est ce qu'on ne saurait révoquer en doute. Mais que, laissant de côté tous ses projets, et cédant simplement au méchant désir de se venger du roi qui échappait à son joug, il ait fait tout à coup bon marché de ses scrupules et prêté les mains à la ruine assurée du plan de Moïse,

c'est ce qui nous semble bien difficile à admettre. A quelque point de vue qu'on se place, l'onction d'un second roi est un fait qu'il n'est point aisé d'expliquer. Il est si contraire, en apparence, à la logique imposée à Samuel, qu'on est tenté, après mûr examen, de dépasser la mesure ordinaire des prévisions humaines, en attribuant au vieux juge un plan des plus complexes. Que ce plan se soit réellement dessiné dans son imagination, et qu'il l'ait communiqué à son jeune protégé, c'est ce qui importe fort peu à la suite de notre récit; mais comme cet aperçu est cependant de nature à y jeter quelque lumière, nous ne craignons pas de l'exposer ici, tel que nous le comprenons.

Si notre hypothèse est vraie, Samuel aurait été amené, par le sentiment du peuple et par la preuve résultant d'une expérience heureuse, à croire qu'une royauté humaine, dans certaines conditions aperçues par lui, n'était pas une chimère impraticable en Israël, et que, tout au moins, Jéhovah en tolérerait l'essai. Dès lors, il aurait regretté d'avoir si inconsidérément donné à son. peuple un roi recommandé à son choix par son incapacité même; - et le meilleur indice du genre tout particulier de considérations qui dirigea son second choix c'est qu'il ne semble pas s'être arrêté un seul instant à l'idée de donner l'onction à l'un de ses fils. Il ne pouvait en effet espérer pour eux (Voir Samuel, liv. I, ch. vi, v. 3)

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