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FRÈRES, » telle était la devise de ce peuple. On ne saurait assez remarquer l'étrange anomalie que constitue un tel phénomène dans l'aspect général de la civilisation antique.

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Le caractère particulier de cette égalité pratiquée par les Hébreux n'a pas échappé à Tacite : « Ils ont, dit-il (Hist., liv. V, § 5), les uns pour les autres un attachement invincible, une commisération très-active, misericordia in promptu, » (le mot adopté depuis pour exprimer ce sentiment est le mot CHARITÉ). « Pour tous les autres, ajoute Tacite, ils n'ont que de l'éloignement et de la haine. » Une condition que l'auteur latin n'ignore pas permettait l'admission des étrangers dans la famille d'Israël sur le pied de l'égalité générale, c'était la circoncision. «Tous ceux qui embrassent leur culte la pratiquent, dit-il, et la première instruction qu'on leur donne, c'est de mépriser les dieux, d'abjurer la patrie, d'oublier pères, mères, enfants. » Il n'y avait d'égaux aux yeux de Jéhovah que les circoncis; mais ils l'étaient tous au même titre et au même degré.

De telles mœurs étaient la conséquence rigoureuse de la Loi qu'Esdras avait remise en honneur cinq siècles auparavant', et que ce peuple n'avait pas cessé depuis d'entourer du plus inviolable respect. Cette Loi établis

1. Nous avons déjà observé que ces cinq siècles pouvaient se traduire, en langage apocalyptique, par soixante-dix semaines d'années.

sait en ces termes formels l'égalité de tous les circoncis devant le Dieu d'Israël: « Vous êtes placés aujourd'hui tous devant Jéhovah, votre Dieu, les chefs de vos tribus, vos inspecteurs, tout homme d'Israël, vos petits-enfants, vos femmes, même l'étranger qui est au milieu de votre camp, depuis le fendeur de ton bois jusqu'à ton porteur d'eau.» (Deut., liv. XXIX, v. 9, 10.)

Comment l'habitude de la charité fraternelle ne serait-elle pas sympathiquement née du sentiment qui, dans la bouche du grand législateur, avait pris ces accents attendris:

« Si tu prêtes de l'argent à mon peuple, au pauvre qui est avec toi, ne sois pas avec lui comme un créancier; ne lui impose point d'intérêt. Si tu prends en gage le vêtement de ton prochain, dès le soleil couchant il faut le lui rendre; car c'est sa seule couverture; c'estle vêtement pour couvrir son corps. Où coucherait-il? - Si alors il crie vers moi, je l'entendrais, car je suis miséricordieux. » (Exode, ch. xxII, v. 24 et suiv.) « Vous n'opprimerez point la veuve, ni l'orphelin. Si vous l'opprimez, s'il crie vers moi, j'entendrai bien ses cris. » (Ibid., v. 20.) « Si ton frère décline et que sa main fléprès de toi, soutiens-le. » (Levit., ch. xxv, v. 35.)

chisse

Les nombreux aperçus dont le sujet traité dans notre première partie nous a fourni l'occasion, nous dispensent

d'insister sur le second trait caractéristique par lequel ce peuple tenait surtout à se faire une place à part parmi les autres peuples. Le commandement qui or donnait à l'Israélite d'aimer son prochain comme luimême ne venait qu'après celui-ci : « Écoute, Israël, Jehovah, notre Dieu, Jehovah est seul. » Il semblait donc que ce peuple possédait depuis des siècles, et en vertu d'une révélation d'en haut, la notion qui ailleurs avait été le dernier mot des plus hautes spéculations de l'esprit humain abandonné à ses seules forces, à savoir la notion d'un Dieu unique. Mais du plus simple examen résulte ici la distinction la plus radicale. Il faut observer, en effet, que ce qui constituait l'évolution du génie grec qui avait abouti à la proclamation de l'unité en Dieu, ce n'était pas d'avoir adopté un Dieu grec, Jupiter, par exemple, ou tout autre, — et d'avoir déclaré que ce Dieu était seul. Bien loin de là, la grandeur de l'idée monothéique était tout entière dans l'admission d'une Puissance universelle, mais inconnue, et dans la substitution de cette Puissance à toutes celles qui, par cela même que les annales des peuples relataient et définissaient leurs interventions, étaient rejetées parmi les puériles productions de l'imagination humaine. A quel titre l'histoire d'Israël et de son Dieu aurait-elle donc pu prétendre à représenter l'idée monothéique?

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Il est d'autant moins permis de confondre avec le culte de Jéhovah l'idée philosophique exprimée par le monothéisme, que les conséquences logiques de ces deux formes d'adoration sont nécessairement et absolument inverses: tandis que le monothéisme rationnel n'inspire, à l'égard des opinions divergentes, que la plus indulgente commisération et le plus bienveillant respect pour toutes les libres expansions de l'âme humaine,

l'autre n'inspire que l'intolérance et n'engendre que le fanatisme. D'un autre côté, tandis que le monothéisme rationnel est naturellement tenu de consacrer cette liberté absolue de la pensée sans laquelle il ne lui eût pas été donné de faire éclater au sein des intelligences grecques les témoignages de sa vérité, le monothéisme juif est tenu de n'accorder à la pensée d'autre exercice que l'interprétation, plus ou moins réglée d'avance, de sa littérature.

Il semble, cependant, — tant la nature humaine a

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que

de forces pour briser ses plus solides entraves, si ce peuple avait eu le temps de laisser agir les ferments de recomposition qui s'agitaient en lui au moment où nous reprenons son histoire, s'il n'avait dù presque aussitôt après concentrer toute son énergie vitale dans sa résistance à l'action absorbante exercée par Rome, il se serait peut-être lentemént acheminé à une transformation qui depuis n'a jamais trouvé l'occasion

de s'opérer. Et plus tard encore, si la raison et une culture intellectuelle supérieure avaient continué à éclairer le milieu social avec lequel la race juive devait être mise en contact par sa dispersion, peut-être se serait-il produit un rapprochement et finalement une fusion d'idées entre cette race et les autres, en vertu de cette convergence naturelle que l'homogénéité des tendances détermine dans les intelligences humaines parties des points les plus distants.

Mais ces dernières considérations n'appartiennent pas à notre sujet; nous devons nous restreindre à l'examen des données que l'état des esprits présentait en Judée à l'époque que nous abordons ici. Cet état était encore tel qu'assurément une transformation de quelque importance n'aurait pu être rapide. Opérée au cœur même du judaïsme, elle aurait sans doute parcouru d'autres phases et revêtu d'autres caractères que celle qui était déjà presque achevée à Alexandrie, sous l'impulsion d'une influence étrangère bien plus puissante. Quoi qu'il en soit, les germes de quelque évolution imminente devaient être déjà assez apparents, puisque Josèphe a pu appliquer à la population de Jérusalem elle-même une division analogue à celle qui, en Grèce et à Rome, partageait la classe élevée en disciples de Zénon, d'Épicure et de Pythagore.

Était-ce seulement à l'immixtion des idées exté

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