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L'INVENTEUR ET SON SIÈCLE.

SOMMAIRE.

I. Le sphinx sans OEdipe, ou l'énigme des Quatre mouvements.

II. L'entretien.

III. Annonce d'une nouvelle publication.

IV. Du monopole de génie qu'exerce la ville de Paris.

V. La nouvelle Isabelle.

LE SPHINX SANS OEDIPE, OU L'ÉNIGME des quatre mouvements.

(232 pièce, cote supplémentaire.)

Tel brille au second rang qui s'éclipse au premier.

Les Français si habiles à deviner les énigmes d'enfants, les charades, les logogriphes, ont échoué sur une grande énigme contenue dans un livre bizarre qui fut publié en mai 1808, sous le titre de Théorie des quatre mouvements et des destinées générales; Prospectus et annonce de la Découverte.

Ils m'adressèrent à ce sujet des plaisanteries usées, des critiques dignes d'échappés de collège, des sobriquets d'imbécillité, de démence, d'ânerie et autres grossièretés familières aux Français qui aiment à se faire valoir en dépréciant ce qui est au dessus de leur portée.

Tout autre que moi se serait morfondu à prouver aux journalistes qu'il n'était pas une bête. Pour moi qui n'ai pas de prétention à l'Académie, je ne répliquai rien à ces Messieurs, qu'il m'eût été bien facile de confondre en rassemblant sur une feuille, que j'aurais fait distribuer, les principaux arguments de ce livre qu'ils accusaient de démence ;

TOME IX.

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mais en me démasquant trop tôt j'aurais perdu le fruit de mon travestissement. Il me convenait de rester âne à leurs yeux pendant une année au moins. Après ce délai il cùt été trop tard pour riposter sur des facéties oubliées. Aujourd'hui que je publie une seconde annonce, je puis lever le masque au sujet de la première; c'est à mon tour de badiner les plaisants, de rendre à chacun selon ses œuvres et de prouver que dans cette affaire « le plus âne de tous n'est pas celui qu'on pense. »>

Comment ces beaux esprits n'ont-ils pas reconnu par le seul titre, Théorie des mouvements, que le livre était une parodie publiée avant la pièce, que je spéculais sur leur manie de railler en leur jetant cet os à ronger et que je faisais usage d'une ruse bien connue depuis Brutus jusqu'à la fausse Agnès, c'est de contrefaire l'idiot, le niais ou le visionnaire, pour se tirer d'un mauvais pas, et que le livre n'avait de bizarre que l'écorce, chose si vraie que les détracteurs n'ont pas osé en transcrire un seul argument et se sont coupés, confondus cux-mêmes en m'accusant de démence et avouant dans la même feuille que mes raisonnements sont si bien faits, si bien suivis, etc.?

Il suffit donc d'une mascarade littéraire pour mettre en défaut ces Parisiens si subtils, à ce qu'ils disent. Comment n'ont-ils pas reconnu que l'auteur des 4 mouvements était la cruche qui craint de heurter le pot de fer. Je m'étais affublé d'un travestissement pour sonder le terrain. J'avais choisi le déguisement le plus connu, celui d'Arlequin. J'avais fait un livre cousu de toutes pièces, bizarre, de diverses couleurs et divers tons. Quelques-uns me disaient au sujet de ce livre: « Vous avez des passages de grande force, puis tout-à-coup vous tombez bien bas. » Oui, selon les matières dont je traitais; quand j'osais prendre le franc-parler, j'étais bien grave, bien compassé. Quand la discussion devenait épineuse, comme au sujet du mariage, je tombais à dessein, je me cachais sous un masque de grivoiserie, de paradoxe affecté, enfin j'imitais l'habit d'arlequin qui passe tout-à-coup du rouge au gris, du jaune au bleu.

Depuis cette annonce j'ai gardé le silence jusqu'à ce que le temps m'eut fait raison des plaisants. Quel a été le dupé dans cette affaire, ou de moi ou du siècle? a-t-on depuis 1808 fait de grands pas vers le bonheur? La Civilisation tant en Europe qu'en Amérique a-t-elle coulé des jours tissus de fleurs? Quelle différence pour elle si elle eût accepté et éprouvé sur un village la théorie que je lui offrais en 1808! Dès-4809 on aurait vu cesser les guerres par toute la terre; on aurait procédé à l'organisation de l'Unité universelle qui aurait été pleinement achevée en 1813. Le fondateur (je suppose que c'eût été le monarque de France) aurait vu dès l'an 1812 toutes les nations du globe députer un

congrès dans sa capitale pour l'élever au trône de l'unité universelle, et l'Angleterre, dès cette époque, lui aurait remis ses escadres sur estimation pour être employées au service unitaire. La perspective d'un tel résultat ne valait-elle pas l'examen et l'épreuve d'une découverte gratuitement offerte, et si l'on veut faire le parallèle de ce bonheur manqué avec le sort dont jouit à présent la Civilisation, ne conviendra-t-on pas que la raillerie a été payée cher et que c'est jouer trop gros jeu que de persifler avant de la connaître une chose d'aussi haute importance que la théorie de l'unité universelle?

« Il est vrai, dira-t-on, mais votre prospectus ou volume d'annonce était si bizarre qu'il était impossible d'y ajouter confiance. » Voilà sur quoi je vais contester, et le débat est facile à juger. Si cette bizarrerie était naturelle, c'était un titre, un heureux augure en faveur de la découverte annoncée. On sait que les esprits bizarres et originaux ont la propriété de découvrir ce que les savants ont manqué et qu'en fait de découvertes il y a plus de ressources et de moyens dans une tête bizarre que dans celle de vingt académiciens pétris de méthode, et qui ne savent que se traîner dans les sentiers connus, sans jamais concevoir une idée heureuse et hardie. Il était donc fort indifférent que mon prospectus manquât de méthode, puisqu'on y voyait des indices péremptoires d'une grande découverte. Ce prospectus se recommandait par sa bizarrerie même, et si je démontre aujourd'hui que cette bizarrerie, qui à la vérité m'est naturelle, était dans cette occasion, affectée poussée à l'excès dès le titre, qu'eilé était une ruse pour sonder le siècle et tendre un piège à quelques malins, on avouera que le livre était bien moins bizarre que les juges n'étaient sots de ne pas y voir une mascarade régulière et conseillée par la prudence. Ainsi, que ma bizarrerie soit naturelle ou simulée, voilà mes juges convaincus de sottise dans l'un et l'autre cas, et voilà un siècle dupé, privé de la plus importante découverte, pour s'être fié au jugement de quelques beaux esprits pétris de mauvaise foi, de malignité et de préjugés. C'est ce que je leur prouverai dans le cours de ce prologue où je vais expliquer la mascarade des mouvements.

Les découvertes, les vérités neuves ne peuvent s'établir que sur la ruine de quelque préjugé: or, il est reconnu que les civilisés, savants comme ignorants, sont incapables de raisonner quand on heurte leurs préjugés quelque énorme avantage qu'on leur fasse entrevoir, ils sont sourds à toute nouveauté qui va contre les préjugés.

Colomb, en leur proposant d'aller chercher le nouveau continent, servait en tous sens leurs intérêts; il servait l'avidité des Génois ses compatriotes, et pourtant les Génois le conspuaient, le bannissaient. !! ser

vait les vues ambitieuses du pape en lui faisant entrevoir l'extension du christianisme dans un nouveau monde, et pourtant le pape l'excommuniait, le persécutait. Tels sont les civilisés quand on offense un de leurs préjugés. Ils croyaient d'après le Saint-Esprit que la terre était plate et l'Océan sans bornes. Colomb, qui contredisait ces absurdités, devenait un monstre à leurs yeux en dépit des avantages que leur présentait son expédition. Il faut donc qu'un inventeur se sente bien puissant, bien protégé, pour oser attaquer les préjugés dominants, puisqu'on ne lui tient compte ni des fléaux qu'il détruira, ni des biens qu'il ]. Quand il est sans fortune ni protection, quelle serait sa folie de produire inconsidérément une découverte qui offense un préjugé? C'est bien pis, s'il en offense plusieurs, et les plus enracinés qui existent. Tel est le cas où je me trouve. Il fallait pour publier ma théorie de mécanique des passions et d'unité universelle que je heurtasse de front le plus puissant des préjugés. Vainement aurais-je représenté aux Français que ma découverte allait devenir pour eux comme pour le genre humain une mine de [ ]. A commencer par le souverain

[

qui y gagnait le trône de l'Unité par un essai sur un village, un autre bénéfice qui eût été particulier aux Français, c'est que si leur souverain se fut établi, par cet essai, fondateur, et par suite monarque de l'unité sphérique, il avait des moyens infaillibles de faire adopter la langue française pour langage unitaire provisoire; c'est-à-dire langue de communication générale du globe jusqu'à la formation d'un langage régulier qui ne pourrait pas être composé avant quatre siècles; dans ce cas, toute famille pauvre qui parlerait bien le français et le langage provisoire trouverait une fortune assurée hors de France, parce que dans tous les cantons du globe, surtout dans les plus éloignés, on serait très empressé de posséder une famille parlant et prononçant bien le langage de communication, et propre à former par sa société les habitants à ce langage devenu nécessaire. En quelque pays qu'une telle famille voulût se transporter, elle verrait chaque contrée se disputer par des offres brillantes l'avantage de la fixer.

Cet [

] eût été une source de fortune subite pour les Français du centre et surtout pour les Parisiens.

Mais cette théorie d'unité, qui allait assurer la paix perpétuelle et le bonheur à tout le genre humain, ne pouvait être publiée qu'aux dépens de 2 préjugés tout puissants. L'un est l'esprit mercantile ou respect du trafic mensonger et arbitraire, qui n'est point le mode d'échange régulier, mais qu'on révère parce qu'il est le seul mode connu. L'autre est la contrainte amoureuse ou mariage, qui n'est point non plus le mode d'union régulière, mais qu'on révère comme le commerce mensonger, faute de connaître un autre procédé.

Je n'étais point gêné quant à l'attaque du commerce qui n'est point le pot de fer, et qui d'ailleurs est secrètement haï de tous les gouvernements continentaux depuis qu'il a abouti par ses illusions à les réduire en servitude industrielle sous le monopole anglais. La Civilisation entière est évidemment dupe du système commercial, et il n'y avait aucun risque à lui rompre en visière. Aussi m'expliquais-je franchement dans la 3e partie du Prospectus, où je préludais à cette attaque. Les plaisants n'ont dit mot de cette 3o partie, où je leur prouvais que lorsqu'il me platt, je ne suis pas plus bizarre qu'un autre et que je puis attendre de pied ferme les sophistes et les beaux-esprits. Dans la 2e partie, où je préludais à l'attaque du mariage, il fallait prendre des précautions et ne pas jouer à jeu découvert, sonder l'opinion sans offenser les autorités civiles et religieuses qui protègent nécessairement le mariage. C'est pourquoi, après avoir pris dans le début un ton de visionnaire scientifique, je glissais la 2o partie comme vision érotique, facétie grivoise et gastronomique. Je savais qu'on ne poursuit les visionnaires d'aucune espèce; il était donc très- prudent, en dépit des railleurs, de prendre ce masque de visionnaire pour n'offenser personne dans une entreprise aussi délicate que l'attaque du mariage, et au moyen de mon travestissement je faisais, comme le bouffon de la cour, passer de grosses vérités qui n'eussent pas été recevables de toute autre manière. Voilà le secret du petit prospectus de 450 pages. Je savais bien que le seul nom de prospectus donné à un ample volume suffirait pour lancer les railleurs sur la [ J. Aussi m'étais-je étudié à choisir un titre bien bizarre, quoique régulier, et l'imprimeur en était ébahi et me disait d'un air stupéfait : « Théorie des mouvements!!! Mais !!!»-Quoi? Mais! Cela vous semble bizarre ? lui disais-je, tant mieux, il faut que cela soit ainsi, vous en saurez quelque jour la cause. » Je craignais encore que le plaisant titre ne manquât son but, et j'y ajoutai après coup une petite introduction bien pédantesque pour prévenir l'effet du discours préliminaire qu'on avait, sur l'épreuve, trouvé sagement écrit. Cet éloge ne faisait point mon compte; il fallait que d'emblée on criât fortement au visionnaire: tel fut le [ de l'introduction ajoutée. Cette brochette suffit pour attraper un étourneau des Alpes, le journaliste de Grenoble, qui vint engluer ses ailes sur cette première page. Pour un Dauphinois, ce n'était pas avoir le coup d'œil fin, et cela ne soutient pas le renom du pays.

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J'ai recueilli de cet essai des renseignements précieux et qui m'ont prouvé que j'aurais été bien dupe de livrer débonnairement ma Théorie d'unité sans avoir sondé les malins par la mascarade des 4 more.. ments. J'ai reconnu que ces philosophes qui crient à l'intolérance contre

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