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Tout le monde connait les nombreuses controverses suscitées à l'occasion de l'auteur de l'inestimable livre : l'Imitation de Jésus-Christ. Les Annales n'ont encore rien publié sur cette question: c'était une lacune. Aujourd'hui elles peuvent offrir à leurs lecteurs un travail consciencieux qui leur fera parfaitement connaître un des côtés les plus importants de la question. Si ce travail ne révèle pas le nom de l'auteur, au moins il avancera la question en éliminant définitivement un de ceux à qui l'on voulait attribuer cet honneur.

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Je ne sais s'il existe un problème plus ardu que celui de l'origine de l'Imitation de Jésus-Christ. Le nom de l'auteur de ce livre admirable, a-t-on dit, est aussi difficile à trouver que le mystérieux berceau du Nil. La comparaison me paraît manquer d'exactitude, car les progrès quotidiens de la géographie permettent de croire à la découverte prochaine des sources du grand fleuve, tandis que rien ne nous autorise à espérer le succès des efforts de ceux qui cherchent à deviner le nom du «< plus simple, du plus pieux, du plus humble, du » plus pénétrant des écrivains ascétiques 1. » Loin de moi, toutefois, la pensée qu'il soit impossible d'atteindre le but en vain poursuivi, depuis un si grand nombre d'années 2, par

Expressions du comte de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, premier

entretien.

2 Les principaux historiens de la controverse relative à l'auteur de l'Imitation ne font commencer les débats qu'en 1615. (Dom Thuillier, Histoire de la Contestation sur l'auteur de l'Imitation, en tête du premier vol. in-4° des OEuvres posthumes de dom Mabillon et de dom Ruinart, 1724; A.-A. Barbier, ve SÉRIE. TOME III. - N° 17; 1861. (62 vol. de la coll.)

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tant d'habiles critiques, par tant de laborieux érudits ! L'intelligence et l'activité de l'homme sont si prodigieuses, que l'on commettrait une étrange imprudence en leur assignant une infranchissable limite et en les emprisonnant, pour ainsi parler, dans un cercle fatal. Seulement, je le constate avec regret, aucune des tentatives accomplies jusqu'à ce jour ne donne le droit de compter sur la complète solution d'un problème qui tient, d'une extrémité à l'autre du monde savant, toute attention en éveil et tout esprit en suspens. Au contraire, il me le semble du moins, plus les thèses se multiplient, plus les doutes augmentent, et la matière devient toujours plus obscure à mesure que les flots d'encre coulent plus abondamment. Aussi c'est-il aujourd'hui, plus que jamais, le cas de répéter la décourageante citation empruntée à Térence, il y a 163 ans, par Ellies Dupin, qui, après avoir analysé dans sa Dissertation sur l'auteur de l'Imitation une quarantaine d'ouvrages ad hoc publiés depuis le commence ment du 17° siècle, disait avec esprit :

Incertior sum multò quam dudum '.

Comment pourrions-nous nous flatter d'être plus près de la vérité aujourd'hui qu'autrefois, quand les arguments dont nous nous servons sont ceux-là mêmes qui ont été inutilement employés il y a déjà tant d'années? Maintenant, comme au temps d'Ellies Dupin, trois opinions sont en présence, et les défenseurs de ces trois opinions ont recours aux armes impuissantes à l'aide desquelles leurs devanciers ont cherché à

Catalogue chronologique des ouvrages imprimés relatifs à la contestation sur l'auteur de l'Imitation, à la suite de sa Dissertation sur les 60 traductions françaises de l'Imitation, 1 vol. in-12, 1812; J.-B. Malou, Recherches historiques sur le véritable auteur du livre de l'Imitation, 1 vol. in-8° 1849). Cependant un bibliographe d'un rare mérite, Mercier de Saint-Léger, a observé, dans l'édition donnée par lui de la Dissertation de l'abbé Ghesquière sur l'auteur de l'Imitation, 1 vol. in-12, 1775, que, bien avant 1615, la lutte était entamée déjà entre les Kempistes et les Gersonistes. J'en trouve la preuve irrécusable dans ces paroles du chanoine régulier François de Tol, qui s'écriait en plein 16° siècle (Vita Thomæ à Kempis): « Nonnulli gersonico nomini nimiùm addicti quatuor de imitando Christo libros Joanni Gersoni vindicare conati sunt, summam nostro Thomæ injuriam facientes.

Térence, Phormio, v. 459.

s'exterminer. Ces luttes, toujours stériles et toujours renaissantes, ressemblent fort aux combats perpétuels que se livrent, dans le Walhala, des guerriers qui s'entretuent tous les jours, et en définitive ne s'en portent que mieux. Continuer à procéder de la sorte est le plus sûr moyen d'éterniser, sans faire avancer la question d'un seul pas, une querelle qui avait déjà enfanté assez de volumes, à la fin du 17° siècle, pour que, ́en 1698, le Journal des Savants, ce vénérable aïeul de tous nos journaux littéraires, pût dire de l'Imitation: « Il n'y a » peut-être jamais eu d'ouvrage au monde dont l'auteur ait été » contesté avec plus de chaleur et sur lequel on ait composé » plus d'écrits. >>

Deux choses qui exercent une funeste influence sur beaucoup de discussions ont puissamment contribué jusqu'à ce jour à rendre les recherches infructueuses: je veux parler de cette tendance décorée du beau nom de patriotisme qui fait adopter l'opinion qui sourit à l'orgueil national, quand même cette opinion est désavouée par la vérité, et de cette autre tendance plus violente encore, s'il est possible, connue sous le nom d'esprit de corps, qui sacrifie les intérêts généraux à un

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1 Dom Thuillier a blâmé la trop grande vivacité avec laquelle on a écrit de part et d'autre sur ce point de critique. Gabriel Naudé, un des plus intrépides partisans d'A Kempis, fut obligé de demander la répression des injures et des calomnies débitées contre lui par dom Roussel, dom Quatremaire et dom Valgrave. Mais ayant à son tour, dit M. de Feletz, « traité dom Cajetan, l'un de ses > adversaires, d'homme rabougri, les bénédictins prirent feu, et s'en plaigni»rent comme d'une injure épouvantable. Des membres de l'Académie française >> furent consultés, et ayant décidé que rabougri signifiait simplement un petit > homme de mauvaise mine et mal bâti, les bénédictins se calmèrent. » (Jugements historiques et littéraires, 1 vol. in-8°, 1840.) De nos jours M. de Grégory, l'opiniâtre défenseur de Gersen, s'est plaint dans l'Histoire du livre de l'Imitation de Jésus-Christ et de son véritable auteur (2 vol. in-8°, 1842), des injures de M. Onésyme Leroy, qui a aussi fort maltraité M. Thomassy dans une brochure publiée en 1843. Je remarque que M. de Grégory a lui-même eu le tort de dire avec une pointe d'ironie, en parlant du plus zélé de tous les Gersonites : « le bon Gence. » Mais il a été « puni par où il a péché, » comme s'exprime, après la Bible, l'Imitation (Livre I, chap. 24), car M. Thomassy s'est moqué (Revue contemporaine du 31 octobre 1852) des « hallucinations du bon M. de Grégory,» auquel M. Renan a si justement reproché « la chaleur de mauvais

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goût» qu'il apporte dans la discussion. (Journal des Débats du 16 janvier 1855 et Etudes d'Histoire religieuse, 1 vol. in-8°, 1857.)

intérêt particulier. Dominés par l'un ou l'autre, et quelquefois par l'un et l'autre de ces tyranniques sentiments, la plupart des écrivains qui ont essayé d'écarter le voile sous lequel se dérobe le nom de l'auteur de l'Imitation, n'ont pu se livrer à l'examen des prétentions rivales avec cette sereine impartialité qui est nécessaire au critique autant qu'au magistrat. A Dieu ne plaise que j'exprime ici un doute injurieux pour la loyauté de ces écrivains! Mais tout en rendant hommage, au contraire, à leur bonne foi, ne me sera-t-il pas permis de croire et de redire qu'ils ont été presque toujours dupes des illusions que produit l'amour exagéré de son pays ou de son couvent? Ne me sera-t-il pas permis de croire et de redire que plusieurs d'entre eux, s'ils n'avaient subi le joug des préventions de leurs compatriotes ou de leurs confrères, auraient pesé le pour et le contre dans une balance moins inégale?

Jetons un coup d'œil sur les phases diverses de la contestation relative à l'auteur de l'Imitation, et nous nous formerons une idée de toute la part qui revient, dans cette interminable querelle, à un étroit esprit de patriotisme et à un esprit de secte beaucoup plus mesquin encore.

Trois nations, on le sait, se disputent la gloire de compter parmi leurs enfants l'auteur de l'Imitation: l'Allemagne, la France, l'Italie, et toutes les trois ont plus d'une fois poussé simultanément un cri de victoire, pareilles à ces généraux qui, après une affaire indécise, n'en font pas moins chanter, chacun dans son camp, un Te Deum solennel.

L'Allemagne tout entière s'est levée comme un seul homme pour défendre les droits d'A. Kempis: depuis trois siècles, on la voit se précipiter au milieu de la lutte avec une vaillante persévérance, donnant la main, comme une sœur aînée, à ses petites sœurs à la Belgique et à la Hollande. Parmi tant d'auteurs qui sous le ciel du nord ont traité la question dont je m'occupe, deux seulement, en dehors des rangs des Bénédictins, ont été infidèles au mot d'ordre convenu: ces transfuges sont le chanoine Weigl, qui s'est déclaré pour Gersen en 1832, et l'abbé Carton, qui a passé du côté de Gerson dix ans plus tard, et probablement on les regarde, dans les Pays-Bas et en Allemagne, du même œil dont on regardait dans la Grèce ce mal

heureux Spartiate qui seul ne mourut pas aux Thermopyles. Ces deux écrivains pourraient même invoquer l'un et l'autre le bénéfice d'une circonstance atténuante, car s'ils ont déserté la cause de Th. à Kempis, ils n'ont pas du moins dépouillé leur patrie de la gloire d'avoir produit l'Imitation. En effet, le chanoine Weigl ravit, coûte que coûte, Gersen à l'Italie, et de son autorité privée, le baptise Allemand 1, tandis que l'abbé Carton fait naître le chef-d'œuyre du mysticisme dans la ville de Bruges. A part ces deux voix discordantes, toute la Germanie et tous les Pays-Bas, je le répète, réclament en choeur 2 pour Thomas à Kempis la paternité de l'Imitation, par l'organe de M. Bormans, de M. Siebert, de M. Ullmann, de M. Liebner, de M. Gieseler, de M. Delprat, de M. Scholz, de M. Clarisse, de M. Schotel, du docteur Alzog (Histoire universelle de l'Église), de Mgr Malou 3, qui a résumé, dans ses Recherches historiques et critiques sur le véritable auteur du livre de l'Imitation, tout ce qui a été écrit jusqu'à nos jours en faveur de Thomas à Kempis et contre ses compétiteurs. M. de Backer a résumé à son tour l'ouvrage de Mgr Malou dans une lettre au R. P. Dom Pitra sur l'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ, lettre publiée en janvier 1858 dans la Revue de l'art chrétien. L'Italie n'a guère embrassé avec moins d'ardeur et d'unanimité le parti de ce fantôme qu'on appelle tantôt Gersen, tantôt Jean de Cabanaco. On compte au nombre des défenseurs

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'M. de Gregory, dans son mémoire sur le véritable auteur de l'Imitation (Paris, 1827), avait dit que M. Gence aurait dû imiter l'abeille, et extraire les variantes des manuscrits. L'abbé Weigl, traduisant en langue allemande le mémoire de M. de Gregory (Sulzbach, 1832) a pris l'abeille pour un auteur. C'est prendre, comme le singe de la fable, « le nom d'un port pour un nom » d'homme. >>

2 Je me contente de mentionner le nom des auteurs sans indiquer le titre, la date, le lieu de publication et le format de leurs ouvrages. Toutefois je serai moins bref quand il s'agira de quelque auteur qui n'aura pas encore figuré dans l'Histoire de la controverse.

3 Première édition 1848, réimprimée en 1849. Une nouvelle édition des Recherches historiques et critiques, revue et augmentée, a été publiée en 1858, 1 vol. in-8 de 422 pages.

Le plus brillant des critiques qui ont daigné servir de patrons à ce personnage imaginaire, M. Ernest Renan, convient que le nom de Gersen a l'air d'être une altération du nom de Gerson. Quant au nom de Cabanacum, qu'on pré

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