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blissement moral et physique que présentent presque tous les âges de la vie des ouvriers employés dans les manufactures. Ces enfans, épuisés par le travail, mal nourris, ne respirant qu'un air insalubre, n'ayant sous les yeux, lorsqu'ils arrivent à l'adolescence, que des exemples de débauche, d'ivrognerie et de désordre, s'imprègnent bientôt de la contagion du vice et deviennent à leur tour les chefs d'une famille misérable et démoralisée, qui finit tôt ou tard par retomber à la charge de la société.

Il faut donc, s'il est nécessaire, obliger les parens à envoyer leurs enfans aux écoles charitables jusqu'à l'âge où leurs forces leur permettront, sans danger, d'être livrés aux travaux industriels; ces précautions seront indispensables jusqu'à ce que la réforme morale ait pénétré suffisamment dans les classes ouvrières; et certes, ce n'est pas trop en reculer le terme que de le fixer à deux géné

rations.

Ce serait peu pour exciter la sollicitude des parens que de les menacer de la privation de tous secours charitables. La réalisation de cette menace frapperait surtout l'être innocent que l'on veut soustraire à la misère et à l'immoralité. La seule mesure capable de les déterminer est, à notre avis, d'interdire aux chefs d'ateliers et de manufactures d'admettre aucun enfant à un travail quelconque avant qu'il n'eût été justifié suffisamment qu'il a fréquenté les écoles charitables jusqu'à l'âge déterminé par les réglemens.

Nous exposerons, dans le chapitre consacré à la révision de la législation actuelle sur les ouvriers et les indigens, les motifs des dispositions législatives qu'il nous paraît nécessaire d'adopter désormais à cet égard. En ce moment nous nous bornerons à appuyer notre opinion d'une haute autorité, celle de Locke. Voici le passage d'un rapport qu'il présenta, en 1697, au nom du bureau de commerce, dont cet illustre philosophe faisait alors partie :

« Les enfans des ouvriers sont ordinairement à la charge des paroisses et sont entretenus dans l'oisiveté, de manière que leur travail est essentiellement perdu pour l'état, jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de douze à quatorze ans. Le moyen le plus efficace que nous puissions imaginer pour remédier à ces maux, et que nous proposons par conséquent d'adopter, est d'établir des écoles de travail où seront obligés de venir les enfans de tous ceux qui reçoivent des secours de la paroisse, au-dessus de trois ans et audessous de quatorze ans, lorsqu'ils vivent chez leurs parens et ne sont point occupés, ailleurs, à travailler pour ceux-ci avec la permission de l'inspecteur des pauvres. Par ce moyen, la mère sera débarrassée de la surveillance et des soins qu'exigent ces enfans, et aura plus de liberté ellemême pour travailler; les enfans seront soumis à une meilleure discipline; on leur donnera plus de soins et on les accoutumera, dès leurs premières années, au travail, habitude bien importante pour les rendre sobres et industrieux pendant le cours de leur vie. La paroisse sera affranchie d'une charge pesante, ou, du moins, de l'abus qui existe dans la manière dont elle est imposée, car un grand nombre d'enfans étant un titre au secours de la paroisse, ce secours est payé au père une fois par semaine ou par mois, en argent qu'il dépense souvent pour luimême dans une taverne, tandis que ses enfans, pour qui il a obtenu des secours, sont exposés à souffrir et même à périr de besoin, à moins que la charité particulière ne s'intéresse en leur faveur. »

« Nous croyons qu'un homme et une femme en bonne santé, peuvent, par le travail ordinaire, se soutenir avec deux enfans; rarement, dans une famille, il se trouvera plus de deux enfans au-dessous de trois ans. Si done tous les enfans de cet âge sont retirés des mains de leurs parens, ceux-ci, tant qu'ils n'en auront pas plus de deux

au-dessous de cet âge, et qu'ils seront en bonne santé, n'auront besoin d'aucun secours pour élever leur famille. Nous ne prétendons pas que les enfans de trois ans seront capables de gagner leur subsistance à l'école de travail; mais nous sommes certains que les secours qui leur seront nécessaires, seront bien plus efficaces s'ils sont distribués en nature à l'école, que s'ils étaient donnés en argent à leurs parens. Car, dans la maison paternelle, les enfans n'ont guère que du pain et de l'eau, et même généralement en bien petite quantité. Si on a soin de leur donner à l'école une ration de pain suffisante, non seulement on ne doit pas craindre qu'ils aient à souffrir de la faim, mais, au contraire, ils seront plus forts et mieux portans que les enfans qui sont nourris d'une autre manière. Cet usage ne donnera aucune peine à l'inspecteur, car on pourra s'entendre avec un boulanger pour qu'il fournisse et apporte tous les jours à l'école la quantité de pain nécessaire à la consommation des enfans. On pourrait ajouter aussi, si cela est jugé nécessaire et sans aucun embarras, un peu d'eau de gruau chaude, en hiver; car on pourrait se servir du poêle qui chauffe la chambre, pour faire bouillir un pot de cette boisson. De cette manière, les enfans obtiendront les avantages ci-dessus mentionnés et seront beaucoup moins à charge aux paroisses. »

<«< En calculant le produit du travail des enfans, depuis l'âge de trois ans jusqu'à celui de quatorze ans, on trouverait que la nourriture et l'instruction de ces enfans n'ont rien coûté à la paroisse, tandis qu'aujourd'hui un enfant, qui est entretenu depuis sa naissance, il est vrai, mais jusqu'à moins de quatorze ans, coûte 50 ou 60 livres. Un autre avantage de faire ainsi travailler les enfans à l'école, consiste en ce que, par ce moyen, on peut les obliger à aller régulièrement à la messe tous les dimanches avec leurs maîtres et maîtresses, ce qui leur inspirera des sentimens de religion. Maintenant, au contraire, le rela

chement et lá paresse dans lesquels on les élève les rendent tout-à-fait étrangers à tout principe de moralité et de religion, comme à l'habitude du travail. »

Il est à remarquer qu'en reclamant des écoles de travail, où les enfans indigens seraient obligés de se rendre, LOCKE a moins en vue leur direction industrielle que leur régénération morale. Il n'hésite pas à dire « que si l'on veut chercher une des principales causes de l'accroissement des pauvres et des mendians, on la trouvera bien moins dans le défaut de travail ou la rareté des vivres que dans le relâchement de la discipline et la corruption des

mœurs. >>

Le comité, chargé, en 1817, par la chambre des communes d'Angleterre, de l'examen des lois sur les pauvres, reconnaît que jamais l'exécution fidèle d'une loi recommandée si fortement et par une autorité si puissante ne fut plus indispensable qu'en ce moment. En effet, le sort de la classe indigente a été si cruellement aggravé depuis un siècle et demi, dans la Grande-Bretagne, que l'on comprend combien ce genre de secours est devenu urgent et indispensable.

La France ne représente point encore de besoins aussi impérieux ; néanmoins il importe d'y pourvoir à l'avance par des réglemens obligatoires. « Rien n'égale, dit M. le baron Degérando, l'indifférence de certains pauvres d'habitude à l'égard de la direction morale de leurs enfans. Sans usurper les droits des père et mère, il faut suppléer à leur vigilance. On ne peut s'en remettre aveuglément aux parens; il faut craindre leur insouciance, hélas! même leur égoïsme!... >>

M. le comte Delaborde faisait remarquer, en 1824, qu'il existait en France trois millions d'enfans de six à douze ans, dont le quart à peine recevaient de l'éducation. Chez les autres, rien n'arrête la transmission des principes vicieux ou de l'ignorance de leurs pères.

A cette époque, sur 40,000 communes, 25,000 sculement possédaient une ou plusieurs écoles; 14 à 15,000 en étaient totalement dépourvues.

En 1829, on évaluait à 30,000 le nombre total des écoles primaires des garçons, et celui des élèves qui les fréquentent à 1,500,000 seulement. C'est la 1/2 de ce qu'il devrait être. La proportion pour les filles est plus faible encore (1).

Nous avons évalué à environ 574,000 le nombre d'enfans indigens susceptibles d'être élevés et secourus par la charité publique. La moitié, 287,000, appartient à l'âge de sept à quatorze ans, et pourrait être admise dans des écoles charitables gratuites, entretenues aux frais des associations de bienfaisance, ou, à défaut, par des contributions extraordinaires. Si la charité volontaire se chargeait de pourvoir à leur nourriture, qui n'excéderait guère 15 c. par jour, la dépense annuelle s'élèverait à 15,842,400 fr. Pour 100 enfans, elle serait de 5,475 fr. par an.

10,000 écoles charitables, soutenues par des associations de bienfaisance dont l'entretien est calculé à 600 fr. par an (sans la nourriture des enfans), donneraient lieu à une dépense de 6,000,000 fr.

Aucune application de la charité, nous le répétons, ne serait plus heureuse, plus efficace, plus éclairée.

Mais il faut, avant tout, nous le dirons encore, que la loi oblige les indigens secourus à envoyer leurs enfans aux écoles charitables, et les chefs d'industrie à ne pas les recevoir dans leurs ateliers avant l'âge de quatorze ans.

(1) Voir les chapitres XIX, livre I", tome I"; XXI du livre III; VIII du livre IV, tome II.

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