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mais demain, mais toute la vie. Sans l'épargne, le travail de l'ouvrier ne garantit que l'existence de sa journée.

Les graves inconvéniens de l'imprévoyance et des prodigalités des classes ouvrières et la nécessité d'y porter un remède énergique ont été reconnus de tous les temps. Tacite, à l'occasion des donatives des camps et des sportulæ et des congiaria de la cité (1) place dans la bouche de Tibère ces paroles remarquables : « Si tous les pauvres venaient ici demander de l'argent pour élever leurs enfans, les ressources de la république seraient épuisées avant qu'ils fussent satisfaits. Lorsqu'on compte sur les autres, et non pas sur soi-même, pour se tirer d'embarras, l'industrie doit diminuer et la misère s'accroître. >>

Végèce trouve admirables les moyens employés dans la classe militaire pour prévenir ces maux. Comme on avait observé la disposition qu'ont en général les pauvres à dépenser tout de suite ce qu'ils ont sous la main, on plaçait, dans un dépôt public, la moitié des donatives des soldats, afin qu'elle ne fût pas dissipée en débauches et qu'elle leur servit plus tard. Une contribution semblable était fournie aussi par chaque soldat pour servir aux frais de ses funérailles; par cette double combinaison, il n'était jamais à charge aux autres, mort ou en vie. « Le soldat romain, dit cet auteur, sachant que sa propriété est déposée, avec ses étendards, dans la caisse publique, ne songejamais à déserter. Il s'attache de plus en plus à ses étendards; et, sur le champ de bataille, il combat pour eux avec plus de bravoure. » Le cœur de l'homme, comme l'a dit l'Ecriture, est là où se trouve son trésor.

Malgré le luxe et la mollesse qui régnaient chez les grands, les Romains n'avaient pas du moins érigé en pré

(1) Donative, largesses que les empereurs romains faisaient aux soldats; sportulæ, congiaria, distributions d'argent, de viande, etc., que la république, les empereurs, le sénat et les grands faisaient au peuple de Rome.

ceptes d'économie politique et de morale, comme l'a fait de nos jours la philosophie anglaise, l'excitation à de nouveaux besoins et à toutes les jouissances de la vie. Ils jugeraient la tempérance et la vertu comme tellement inséparables, que l'expression connue de vir frugi signifiait à la fois, chez eux, l'homme sobre et ménager, l'honnête homme et l'homme de bien.

L'Esprit-Saint nous présente la même idée. Il fait, en mille endroits, l'éloge de l'économie, et partout il la distingue de l'avarice. Il en marque la différence bien sensible quand il dit, d'un côté, que rien n'est plus méchant que l'avarice, ni rien de plus criminel que d'aimer l'argent (Eccles. X, 9, 10); et que, de l'autre, il excite au au travail, à l'épargne, à la sobriété, comme aux seuls moyens d'enrichissement, et représente l'aisance et la richesse comme des biens désirables, comme les heureux fruits d'une vie sobre et laborieuse.

« Allez, dit-il au paresseux, allez à la fourmi, et voyez comme elle ramasse dans l'été de quoi subsister dans les autres saisons.» (Proverb., 86 ).

<«< Celui-ci, dit-il encore, qui est làche et négligent dans son travail ne vaut guère mieux que le dissipateur. >> (Proverb., XVIII, v. 9). Il nous assure de même « que le paresseux qui ne veut pas labourer durant la froidure sera condamné à mendier durant l'été (Prov., XX, 4); que quiconque aime la bonne chère et le vin, non seulement ne s'enrichira point, mais qu'il tombera dans la misère. » (Prov., XXI, 17).

Que d'instructions et d'encouragement à l'épargne et aux travaux économiques ne trouve-t-on pas dans l'éloge qu'il fait de la femme forte! Il la dépeint comme une mère de famille attentive et ménagère, qui rend la vie douce à son mari, et lui évite mille sollicitudes; qui se lève avant le jour pour distribuer l'ouvrage et la nourriture à ses domestiques; qui est enfin compatissante et

secourable pour les malheureux, etc. (Prov., XXXI, 10, 11, 12, 13, 14, 15, etc.).

Tous les mctifs religieux et raisonnables se réunissent donc pour recommander aux ouvriers la tempérance et l'épargne. Mais il est à regretter que l'exemple ne lui en soit pas donné par les classes inférieures de la société, dont le luxe et les prodigalités sont bien moins profitables aux ouvriers que ne leur est pernicieux le continuel spectacle de l'existence de certains riches, tout entière consacrée aux jouissances matérielles. Les hautes classes furent toujours appelées à former les mœurs des peuples. Nous ne prétendons pas réduire leurs besoins aux simples exigences de la vie; mais ne serait-il pas juste, autant que moral et politique, de leur voir consacrer une portion de leur superflu en luxe de charité; par exemple, en supplémens de salaires qui pourraient devenir la mise de l'ouvrier indigent dans la caisse d'épargnes ? car c'est en vain, sans cela, que l'on engagera les ouvriers à l'épargne et à la prévoyance. Avant que l'ouvrier puisse faire un prélèvement sur son salaire, il faut qu'il vive et qu'il fasse vivre sa famille. Pour épargner, il a besoin d'un superflu or c'est ce superflu du pauvre que la charité demande au superflu des riches.

Tant que cette condition d'équité sociale et chrétienne ne sera pas remplie, il est à craindre que les projets les mieux conçus, que les vues les plus éclairées n'échouent devant une impassibilité matérielle : du moins, jusqu'alors, il sera difficile d'imposer aux ouvriers indigens l'obligation de l'épargne. Toutefois, cette considération ne peut empêcher la charité volontaire de mettre à la portée des ouvriers la faculté de se livrer, avec profit et sûreté, à l'épargne, toutes les fois que leur situation peut le permettre; et, sous ce rapport, elle ne saurait trop multiplier dans les villes manufacturières et populeuses les caisses d'épargnes et de prévoyance, dont les bienfaits,

pour être incomplets, et bornés aux ouvriers qui jouissent d'un salaire élevé, n'en sont pas moins précieux et recommandables, et promettent de s'étendre aux ouvriers indigens. Les avantages de ces établissemens commencent à être appréciés en Angleterre (1), où, depuis long-temps, des entreprises particulières ont offert un placement assuré et profitable aux bénéfices de l'industrie. Le gouvernement s'est occupé et s'occupe encore des moyens de généraliser, partout, ces caisses où le peuple peut placer avec confiance le fruit de ses économies. L'enquête faite sur les résultats de la taxe des pauvres, en 1817, prouve qu'il est rare de voir solliciter des secours par les ouvriers qui ont l'habitude de mettre quelque argent en épargne, ne fût-ce que 30 à 40 schelings; l'homme qui les possède les conserve, et tient à les accroître. Quant à ceux qui n'ont jamais rien placé à l'épargne, on a reconnu, que peu importe, l'élévation de leurs salaires. Comptant sur les secours de la paroisse, ils préfèrent se procurer des jouissances actuelles à se ménager des soulagemens pour l'avenir.

M. Williams Hale, interrogé sur les pauvres de Spitalfiels dont il a eu long-temps la surveillance, qu'il a exercée honorablement, a déclaré : « Qu'il n'a pas vu d'exemple qu'une personne qui avait fait des épargnes, se fût adressée à la paroisse et qu'en général, tous les individus qui font des épargnes, sont les meilleurs ouvriers; s'ils ne travaillent pas mieux, du moins leur conduite ne donne lieu

(1) Les caisses d'épargnes et de prévoyance doivent leur origine, en Angleterre, à l'excès de la population ouvrière misérable et immorale. C'est pour remédier à ce mal toujours croissant, que M. Wilberforce proposa, en 1800, au parlement, l'établissement de caisses de prévoyance. Sa proposition ne fut pas adoptée. Peu de temps après, M. Henri Duncan publia plusieurs écrits sur le paupérisme, et fonda ensuite (en 1810), à Ruthwel, la première caisse de prévoyance que l'on cût vue dans la Grande-Bretagne. Trois ans plus tard, M. William Forbes en institua uue semblable à Edimbourg. Cette dernière a servi de modèle à celles qui ont été établies en si grand nombre en Angleterre, en Ecosse et en Irlande.

à aucun reproche, et ils sont plus méritans. Il vaudrait mieux, dit-il, employer cent ouvriers qui font des épargnes, que deux cents qui dépensent chaque schelling qu'ils gagnent. A mesure que les ouvriers épargnent un peu d'argent; leur moralité augmente; ils ménagent ce peu d'argent. Leur moralité y trouve un appui, et la pensée qu'ils ont un jeu dans la société, les porte à se mieux conduire. »

M. W. Hale a toujours regretté qu'on n'adoptât pas quelque plan à l'égard d'une classe particulière de pauvres qui gagnent parfois beaucoup d'argent et le dépensent jusqu'au dernier schelling. Il est des hommes, dit-il, qui, avec le secours de leur femme et de leurs enfans, gagnent 35 à 40 sch. environ (40 à 49 fr.) par semaine, et qui tombent dans une complète indigence s'ils sont pendant une semaine sans travail.

En résumé, il pense « que le nombre de pauvres diminuerait à mesure que les caisses d'épargnes seraient encouragées et que les pauvres connaîtraient mieux leur objet. Alors, ils s'exciteront les uns les autres à s'y intéresser. La puissance de l'habitude est extrême chez les pauvres. Leurs préjugés sont grands, et on éprouve beaucoup de peine à les convaincre. Mais lorsqu'ils verront les heureuses conséquences de ces établissemens, on ose croire qu'ils viendront y déposer leur argent et que leur exemple sera suivi par leurs enfans. >>

Dans les forges établies près de New-Castle, par Ambroise Crowley, une retenue d'un liard par schelling sur tous les salaires (3 cent. par franc), et sur un millier d'ouvriers, avait constitué un fond de secours pour les malades, les impotens, les vieillards, les veuves et leurs orphelins qui avait suffi pendant près d'un siècle. Durant cette période, aucun des ouvriers des forges de Crowley n'eut jamais besoin de solliciter les secours des paroisses adjacentes.

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