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Si l'on veut bien se reporter aux études qui précèdent sur la composition des évangiles synoptiques, on verra que, pour se faire une idée de la succession des événements qui forment la trame de la vie publique de Jésus, c'est le Prôto-Marc, à bien peu de chose près reproduit par le Marc canonique (preuve en soit le parallélisme dans les deux autres), qu'il faut consulter en premier lieu. La collection des Logia ne pourrait procurer le même avantage, puisque les sentences et les enseignements dont elle se compose sont réunis par l'analogie des sujets et non par la succession chronologique. Les autres éléments constitutifs de Matthieu et de Luc ne nous renseignent pas davantage à cet égard. Il est vrai que le Proto-Marc lui-même n'énonce nulle part la prétention de raconter les faits et les dits en s'astreignant à une chronologie rigoureuse. Il se peut très

JÉSUS DE NAZARETH.

II.

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bien que les annotations tirées par son rédacteur des prédications occasionnelles de Pierre soient groupées d'une manière qui ne soit pas toujours conforme à leur suite réelle. Les transitions chronologiques, les « alors », «< en ce temps-là », « il parcourait les villes et les bourgades », sont en général très vagues. Cependant on doit observer que Luc, qui prétend avoir raconté les choses dans l'ordre du temps (I, 1), ne s'est pas écarté sensiblement de la ligne suivie par Marc. De plus, dans toutes les hypothèses, la carrière publique de Jésus fut courte de trois à quatre ans, et nous tâcherons plus loin d'en préciser un peu mieux la durée et il est évident qu'avec le second évangile il faut inscrire l'histoire de Jésus dans quatre grandes divisions formant le cadre des nombreux épisodes qui la remplissent, sans que les erreurs toujours possibles dans la distribution de ceux-ci tirent à conséquence. Il y a en tout premier lieu, comme début nécessaire, le baptême de Jésus au Jourdain et ce qu'on appelle la Tentation au désert qui le suit immédiatement; puis, une série de prédications itinérantes en Galilée et régions limitrophes, traitant du royaume de Dieu, de sa proximité, de sa nature, de ses conditions, et aboutissant à la reconnaissance de Jésus en qualité de Christ ou Messie proclamé par ses disciples intimes; cette proclamation, encore maintenue dans un cercle restreint, est suivie d'une nouvelle série d'épisodes et d'enseignements qui se relient à l'itinéraire de Jésus se rendant à Jérusalem où l'appel au peuple juif concentré dans sa capitale sera le moment critique et décisif de toute cette histoire; vient enfin le dernier groupe de récits relatant le séjour à Jérusalem, les dernières discussions, la passion et la résurrection.

Du moment que, pour les graves raisons énoncées précédemment1, on élimine le quatrième évangile de la liste

1. Vol. I, partie II, chap. VI, pp. 304 et suiv.

des documents de nature vraiment historique, l'adhésion formelle des trois évangélistes synoptiques à cette quadruple division commande aussi celle de l'historien. D'ailleurs ces divisions se suivent très naturellement et chacune d'elles se relie logiquement à la précédente.

Des sentiments mélangés, enthousiasme pour le Royaume de Dieu dont la proximité s'annonçait, hésitation concernant la part active qu'il désirait prendre à son avènement, entraînement de l'exemple et de l'idée qui remuait la masse, poussèrent donc Jésus à se joindre au flot des pèlerins qui allaient demander à Jean le prophète le baptême initiateur de l'ère nouvelle. Je ne crois pas du tout que Jésus, comme l'a pensé E. Renan1, eût déjà commencé à former autour de lui un cénacle de disciples ou d'auditeurs. C'est à Nazareth que ce premier groupe aurait dû se réunir. Or les synoptiques n'en trahissent pas la moindre connaissance et l'accueil fait plus tard 2 par les lourdauds de Nazareth à la prédication de leur concitoyen s'oppose à toute idée d'un enseignement donné par lui sous leurs yeux antérieurement au baptême du Jourdain 3. Ce baptême détermina la crise décisive de sa vie intérieure. Il se fit en lui une transformation dans le sens d'une résolution irrévocable de se mettre à l'œuvre sans se laisser arrêter par les scrupules qui l'avaient jusqu'alors fait hésiter. De quelque manière que l'on s'explique la vision qui le révéla lui-même à lui-même, ce qui ressort du récit évangélique, c'est qu'à partir de ce moment sa décision fut prise. On comprend aisément que la vue de cette affluence d'hommes mus par des espérances analogues aux siennes, la chaleur

1. Vie de Jésus, éd. 1893, p. 109.

2. Marc VI, 1 suiv.

3. Le 4me évangile lui-même, sur lequel Renan croit pouvoir appuyer sa supposition, lui est en réalité contraire. Comp. Jean I,

des convictions qui s'exprimaient autour de lui, faisant écho aux éclats de tonnerre du nouvel Élie, l'assurance elle-même du prophète qui parlait comme s'il eût discerné à l'horizon l'aube du grand jour qui allait luire, aient fait jaillir en lui la clarté qui lui manquait encore. Ces grands mouvements de foi collective sont contagieux et d'une étonnante puissance sur les déterminations des individus particulièrement disposés à en ressentir l'impulsion. Il sortit du fleuve pleinement persuadé qu'il était personnellement appelé d'en haut à préparer l'avènement du Royaume de Dieu.

D'après nos textes 1, au moment où il sortait de l'eau, il vit le ciel s'ouvrir, une colombe 2, symbole de l'esprit divin, s'abaisser en planant sur sa tête, et il entendit une

1. Marc I, 9-11; Matth. III, 13, 17; Luc III, 21-22.

2. La colombe fut de temps immémorial un oiseau sacré des religions sémitiques. Mais l'idée qu'on s'en était faite chez les Israélites, sous l'influence du monothéisme jahviste, s'était écartée de celle qu'on y attachait dans les religions naturistes de la même race. Chez les Cananéens, les Syriens et les Assyriens, elle était l'oiseau représentatif des déesses de l'amour sexuel et de la fécondité, de même que de l'Aphrodite grecque dont les traits mythiques se rapprochent tant de ceux de l'Astarté orientale. Comp. Lucien, De Dea Syra, 14 et 54. En Israël ce fut plutôt comme représentation de la candeur et de la pureté qu'elle demeura associée au sentiment religieux. C'était le seul oiseau qu'il fût permis d'offrir en sacrifice. C'est une colombe qui avait apporté à Noé le rameau d'olivier, Gen. VIII, 9. Toutefois je présume qu'il restait de l'ancienne idée quelque tendance à la considérer, non plus sans doute comme un symbole de fécondité charnelle, mais comme éveillant la notion de la force créatrice, vivifiante, inspiratrice, de l'esprit divin, surtout quand il s'agissait de l'action douce et continue de cet esprit. La colombe et ses congénères sont remarquables par leur faculté de planer longtemps avec l'apparence de l'immobilité. La théologie rabbinique représentait comme une colombe « l'esprit de Dieu planant sur les eaux >> (Gen. I, 2) comme pour les vivifier par une incubation prolongée (Targum sur le Cantique II, 14; Jarchi, Gen. 1, 2). Comp. aussi le rôle attribué au même oiseau dans le Prôtévangile de Jacques et les apocryphes de composition analogue, Appendice H, Ier vol.

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