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trouvons une puissante garantie de son authenticité. Nous sommes loin, cependant, de l'établir uniquement sur une simple appréciation psychologique des circonstances au milieu desquelles vivaient les premiers disciples. Nous en avons une seconde preuve, plus irréfragable encore, dans la profondeur, dans la justesse frappante, dans l'admirable beauté morale de ces nombreux apophthegmes, qui sont l'essence des récits évangéliques, et qui, en traversant les siècles sans s'altérer, ont assuré l'avenir de la pensée primitive du christianisme, tout en dépassant de beaucoup la capacité intellectuelle et morale de la plupart de ses adhérents, sans en excepter les premiers auditeurs. Comment ces maximes, à la fois brèves et sentencieuses et d'une clarté populaire, toutes marquées au cachet de l'originalité, quelquefois paradoxales, mais révélant des vérités sublimes à quiconque sait en trouver la clef, se seraient-elles conservées, si nous devions supposer le fil de la tradition interrompu pendant plus ou moins longtemps? Mais il y a plus. Nous avons la preuve historique et directe qu'il ne l'a pas été. Non-seulement l'un de nos évangélistes la fournit en termes formels1; en maint autre endroit encore nous voyons percer l'idée ou le point de vue, que tout ce que les Apôtres savent, pensent et enseignent, est au fond et essentiellement un souvenir, un reflet de ce qu'ils ont vu et appris autrefois, une reproduction des leçons et des impressions reçues2.

Il convient de rappeler ici tout de suite que cette première origine des narrations écrites que nous possédons encore dans les trois Évangiles, explique en même temps pourquoi celles-ci se présentent à nous comme une série de scènes détachées et de discours très-peu reliés entre eux, sans aucune apparence de précision chronologique. En effet, ce qu'il y a de fragmentaire, nous dirions volontiers d'anecdotique, dans la forme de ces récits, cette méthode, assez fréquemment appliquée, de rapprocher les faits plutôt d'après une certaine analogie intrinsèque3, ou d'après une association naturelle des idées1, que d'après un ordre stricte

1 Luc I, 2 suiv.

2 Jean II, 22; XII, 16; XIV, 26; XV, 20; XVI, 4. Luc XXII, 19; XXIV, 6. Actes XI, 16. 1 Cor. XI, 23; XV, 3, etc.

3 Matth. XIII, 44 suiv. Luc IX, 57 suiv., etc.

4 Matth. XVIII, 1 suiv. Luc V, 39; XI, 33 suiv.; XVI, 10 suiv. Marc IX, 49

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ment historique, tout cela nous fait très-facilement reconnaître l'influence de la tradition orale sur le travail des écrivains. Mais le besoin de fixer ces souvenirs par l'écriture ne pouvait guère déjà se faire sentir à une époque où beaucoup de témoins immédiats vivaient encore et où la pureté de la tradition n'était point encore compromise par l'extension croissante de la société chrétienne. Aussi cet usage de conserver et de propager l'histoire évangélique par le récit oral a-t-il été, non-seulement le plus ancien, mais encore le plus universellement pratiqué, soit pendant la durée du premier siècle qui suivit la mort de Jésus, soit même plus tard encore. A vrai dire, il n'a jamais été abandonné tout à fait, comme on peut le prouver surtout par l'histoire religieuse du moyen-âge; et sans lui, des millions de chrétiens n'auraient jamais rien su du Sauveur, de ses leçons et de ses destinées.

Un second fait non moins important, qui vient à l'appui de celui que nous venons de signaler, ou qui, pour mieux dire, n'en est que le corollaire, c'est que la richesse primitive de cette tradition ne saurait être appréciée d'après ce qui nous en a été conservé par écrit. Nos textes ne se présentent que comme des portions de la masse totale que possédait la première génération des fidèles, en fait de souvenirs authentiques1. Sans insister sur le grand nombre des miracles, que les narrateurs déclarent avoir omis, pour n'en donner que quelques exemples choisis, nous pensons que les enseignements de Jésus ont dû occuper une bien plus large place dans l'origine, ce qui nous en est resté remplissant à peine quelques heures de lecture. En comparant les Évangiles entre eux, on voit que chacun peut être complété par l'autre, de quelque manière qu'on les combine; et si, au point de vue religieux et dogmatique, nous pouvons être convaincus que rien d'important n'est perdu pour nous, si les quelques fragments épars de discours ou d'anecdotes que nous pouvons recueillir dans d'autres livres du Nouveau Testament 2 ou dans certains manuscrits3, ou chez les Pères, sont de nature à affermir

1 Jean XX, 30; XXI, 25; comp. Matth. IV, 23 suiv.; VIII, 16; IX, 35; XII; 15; XIII, 58; XIV, 36, XV, 30. Marc I, 32; III, 10; VI, 5, 56. Luc IV, 40, VI, 19, etc.

2 Actes XX, 35.

3 Jean VII, 53 suiv. Luc VI, 5 (Cod. D). Matth. XX, 28 (ibid. et Codd. lat.).

surabondamment cette conviction, cela ne change rien au fait historique et littéraire que nous avons établi d'abord.

Enfin nous rappellerons que l'histoire conservée traditionnellement est sujette à se décolorer, à perdre une partie de sa précision primitive, surtout en ce qui concerne les circonstances accessoires du fait principal. Si une pareille transformation peut être constatée pour les récits évangéliques, ce sera une preuve de plus, et non la moins forte, qu'ils ont passé par le canal de la tradition orale avant d'être fixés par l'écriture. Or, cette preuve est facile à administrer. Les circonstances de temps et de lieu, par exemple, qui d'ordinaire se gravent si profondément dans la mémoire des témoins oculaires d'un fait, se perdent souvent très-vite chez leurs successeurs, malgré l'intérêt qu'ils peuvent prendre au fait en lui-même. Eh bien, ces circonstances nous manquent dans beaucoup de cas, et d'une manière absolue. Dans d'autres cas, elles ne sont mentionnées que dans l'une de nos sources. Jean1 est le seul évangéliste qui précise la localité du baptême du précurseur. Le nom de l'endroit où eut lieu la guérison du démoniaque est très-diversement indiqué par nos manuscrits 2. Le nom du village habité par les sœurs de Lazare est resté inconnu à Luc3. Un bon nombre des faits racontés par trois de nos écrivains, ou des discours de Jésus qu'ils rapportent, peuvent être placés dans les divers voyages qu'il a dù faire à Jérusalem, d'après le quatrième, et pourtant cette ville n'est jamais mentionnée chez eux dans ce sens avant l'époque de la passion1. Il en est de même des époques. Quand nous en viendrons à comparer les Évangiles entre eux, nous rencontrerons des exemples tellement nombreux de cette absence de précision, qu'aucun effort de la science n'arrivera jamais à rétablir la chronologie de l'histoire évangélique. Ailleurs des chiffres se substituent les uns aux autres. Des noms propres même pouvaient être oubliés, sans que les faits matériels, qui devaient les mettre en relief, en souffrissent d'une manière

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notable. Ainsi Marc seul a conservé les noms d'Alphée, de Bartimée, des fils de Simon de Cyrène, de Salomé1; Jean seul celui de Malchus2; Luc celui de Jeanne3. Matthieu ne nomme point Iaïrus 4; le nom de Gethsemané ne se trouve que dans deux Évangiles; le nom du péager de Capharnaoum n'est pas le même chez les trois auteurs qui racontent sa conversion; le catalogue des douze disciples même offre un exemple de ce genre, surtout quand on rétablit les textes dans leur primitive intégrité. Il est inutile d'en citer d'autres; nous aurons l'occasion d'y revenir. Mais nous insistons davantage sur les changements que la tradition a fait subir à l'élément didactique. Des mots, des maximes, des préceptes de Jésus, indépendants l'un de l'autre dans l'origine, ont été réunis en faisceau et ont fini par former des discours, ou bien leur cohésion primitive s'est affaiblie avec le temps, et ils ont été isolés; d'autres fois les circonstances dans lesquelles ils se sont produits se sont effacées dans la tradition, et par la suite ils ont pu être placés arbitrairement dans un nouveau milieu. On comprend que dans tous ces cas la sûreté de l'interprétation ait pu devenir moins grande, et l'exégèse s'en ressent en mainte occasion. Pour le moment, nous ne citons tous ces faits que comme autant de preuves de ce que la mémoire des hommes, en cherchant à conserver les choses auxquelles elle s'intéresse, et en les reproduisant ultérieurement, est sujette à des faiblesses qui lui font perdre quelquefois en chemin une partie de son trésor.

Contre cette tendance naturelle à l'appauvrissement, le besoin de conservation réagit dans une certaine mesure, et non sans succès. Ce besoin peut avoir sa source tout autant dans un vrai sentiment de piété que dans une curiosité avide du merveilleux, et c'est à lui, sans doute, que nous devons la richesse relative des documents dans lesquels nous puisons aujourd'hui la connaissance de l'histoire évangélique. Cependant il conduit aussi à donner

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à certains faits une forme plus précise1; des relations plus fréquemment reproduites arrivent à se charger de détails plus pittoresques; le même événement, raconté avec quelques variantes, finit par se dédoubler2; ailleurs des éléments divers, mais semblables, se rapprochent et se combinent3; des paroles d'une portée générale reçoivent une application plus particulière, ou bien un mot de circonstance est érigé en principe absolu, et la rédaction définitive se ressentira de cette diversité du point de vue 4.

Le fait incontestable que les détails relatifs à l'histoire et à l'enseignement de Jésus ont été souvent reproduits de vive voix avant d'être mis par écrit et rédigés en forme de livres, ce fait suffit à lui seul pour nous laisser entrevoir que ces rédactions, si elles venaient à se multiplier, devaient présenter certaines inégalités à côté d'une grande ressemblance. Peu importe ici à quelle époque on a commencé à écrire des Évangiles. C'eût été quelques années seulement après la mort de Jésus, et sous la coopération. directe de ses disciples immédiats, que les mêmes phénomènes se seraient produits, et absolument tels que nous les constatons aujourd'hui, tout en reculant de quelques dizaines d'années les origines de cette branche de la littérature apostolique. L'hypothèse même, si chaudement applaudie naguère encore, d'après laquelle les apôtres se seraient réunis en comité pour rédiger un catéchisme officiel de l'histoire sainte, ne fait qu'aggraver les difficultés inhérentes à la question, en face de nos Évangiles, placés tous également sous le patronage d'un membre de ce cercle intime et autorisé. Nous nous trouverons toujours en présence de certaines différences d'autant plus gênantes, qu'on aura insisté

Et

1 Pour s'en convaincre, on n'a qu'à constater combien les histoires de l'Ancien Testament se sont chargées de détails accessoires dans la tradition orale. Voyez par exemple Matth. I, 5; XXIII, 31. Luc IV, 25. Actes VII, passim; XIII, 21. 1 Cor. X, 4. Gal. III, 17. 2 Tim. III, 8. Hébr. XI, passim ; XII, 16. 1 Pierre, III, 19. Jud. 9, etc. pour l'histoire du Nouveau Testament, les traditions généralement accréditées dans l'Église de la naissance du Christ dans une caverne, des trois rois, de la prophétesse Anne, devenue la mère de la Vierge, de Marie Magdeleine, identifiée avec la pécheresse repentante, de toutes les deux confondues avec la sœur de Lazare, de la vieillesse de Joseph, de la forme de la croix, etc.

:

2 Marc VI, 34 suiv. et VIII, 1 suiv.

3 Comp. Marc XIV, 3 suiv. avec Luc VII, 36 suiv. et Jean XII, 2 suiv. Luc XIX, 12 suiv.

4 Luc XXI, 20; cp. avec Matth. XXIV, 15. - Matth. X, 5. Matth. XII, 40, etc.

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