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en existe en grec deux recensions, l'une de sept, l'autre de douze 6. En comparant les deux recueils, on reconnaît que le second n'est qu'une édition amplifiée du premier. En 1842, un savant Anglais acheta, pour le compte du Musée britannique, dans un couvent du désert de Natron (à l'ouest de l'Égypte), des manuscrits syriaques, parmi lesquels se trouvait un recueil de trois lettres seulement d'Ignace, adressées à Polycarpe, aux Éphésiens et aux Romains 8. Aussitôt on crut avoir trouvé les Épîtres « authentiques >> du saint 9. Malheureusement un examen attentif ne permit point de les considérer comme telles, pas plus que les douze, ni même les sept.

Il n'y a plus guère aujourd'hui de doute ni sur le lieu d'origine, ni sur la date relative des sept Épîtres. Elles ont été composées à Rome 10 vers 175. La seule question encore débattue est de savoir si le recueil des trois Épîtres est antérieur ou postérieur à celui des sept 11. Il paraît être postérieur. Ce sont apparemment les sept Épîtres de l'Apocalypse qui ont déterminé l'auteur inconnu à en rédiger primitivement un pareil nombre. Le chiffre sept avait alors une telle importance dans la littérature épistolaire, que le «Canon de Muratori » distribue même les Épîtres de Paul entre sept communautés (voyez plus bas, p. 175).

Quoi qu'il en soit, les Épitres d'Ignace n'ont eu d'autre but que d'abriter sous un nom vénéré, glorifié par le martyre, une théorie de l'épiscopat, née seulement après 150, qui visait à soumettre à un seul «<évêque », comme à Dieu même, les autres épiscopes, ainsi que leurs communautés.

Polycarpe et son Épître. Le nom respectable de Polycarpe est intimement lié à la littérature apocryphe d'Ignace. Épiscope à Smyrne (vers 150), Polycarpe adressa aux Philippiens une lettre qui polémisait contre Marcion. Cette lettre dont l'authenticité est fort douteuse 12, parait avoir été composée, après la publication des Épitres d'Ignace, pour mettre sous le nom déjà célèbre de Polycarpe la recommandation officielle du recueil pseudonyme.

L'influence posthume de Polycarpe ne fut pas moins favorable

que celle d'Ignace au développement de l'épiscopat. Avant de couronner, comme l'évêque d'Antioche, son existence par le martyre, il avait, par son attachement à la tradition et son opposition à la gnose, acquis une considération suffisante pour pouvoir représenter à Rome les Églises d'Asie (Eusèbe, V, 24). C'est lui qui compléta le type idéal de l'évêque, dont le martyre d'Ignace avait déjà fourni un trait admirable, et que les Épitres pastorales avaient essayé d'esquisser (p. 111). Maintenir fidèlement la tradition de l'Église, conserver avec soin le précieux «dépôt de la foi »>, veiller à la discipline, lutter avec énergie contre les hérétiques, représenter en sa personne la communauté tout entière dans ses rapports avec d'autres communautés, enfin sacrifier courageusement sa vie pour elle et s'offrir aux coups de ses adversaires: tel est l'ensemble des devoirs que la conscience publique par l'organe de ses interprètes anonymes réclame de l'homme que les circonstances, les nécessités du temps, avaient peu à peu imposé ou fait désirer aux Églises.

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L'idéal, exprimé dans la littérature, ne fut réalisé que bien rarement. Rien de plus digne, de plus religieux, de plus désirable que l'évêque dépeint dans les Épîtres pastorales et dans celles d'Ignace. Dans la réalité, on verra souvent ces hautes fonctions remplies par des personnages très médiocres. Bien plus, on verra des ambitieux vulgaires, des intrigants de bas étage, des hommes aux mœurs douteuses s'arroger le pouvoir, dominer sur les Églises et déshonorer le nom du Christ par la violence de leurs passions.

Bref, vers 160 environ, à la place de l'ancien président des épiscopes de la communauté, à la place de l'ancien primus inter pares, on trouve l'épiscope dans un sens absolu, le chef unique de la communauté, la gouvernant, la représentant au dehors, veillant seul à la doctrine et à la discipline de l'Église. C'est de ce temps que date le titre que désormais nous pouvons traduire par « évêque». Les coépiscopes du commencement du second siècle ne s'appelleront plus que «presbytres», prêtres, et le nom de «diacons », diacres, sera réservé aux fonctionnaires de rang inférieur. C'est à partir du même temps que l'on peut considérer comme décidément fondée et

solidement établie l'Église, qui s'appelle dès lors universelle ou catholique 13, ou simplement chrétienne. Et pour donner au passé la couleur du présent, pour effacer surtout le fàcheux souvenir des rivalités de Paul et de Pierre, on se servira du magique pinceau de la légende. On remplacera le tableau historique, fondé sur Gal. 2, par une peinture fictive, où Pierre et Paul unis fonderont ensemble les principales Églises, notamment la plus célèbre de toutes, celle de Rome, et où leur existence commune, toute de concorde et de fraternité, sera couronnée par un commun martyre, dans la ville même des Césars.

CHAPITRE XXVIII.

La Légende des Apôtres Pierre et Paul.

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Le

(Les Actes de Pierre et de Paul.
Les premiers Évêques, suivant les Constitutions apostoliques.

Livre Pontifical).
- Historique de l'Église de Rome. L'Église catholique.

On dirait une ironie de l'histoire : c'est aux nazaréens, les irréconciliables adversaires de Paul, qu'est due la première forme de la légende du voyage de Pierre à Rome, à la suite de Paul. Elle est exposée dans le recueil connu sous le nom de Clémentines, où la critique moderne a découvert des documents inappréciables pour la connaissance de l'histoire du Christianisme primitif. On a vu Livre I, p. 140 et suiv., l'analyse de cet ouvrage et la polémique qu'il soutient contre Paul, identifié avec Simon le Magicien (Ibidem, p. 149). On y a vu l'exposé de la doctrine des syzygies ou « couples», qui se succèdent dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament (Ibidem, p. 143-144). Suivant les Clémentines, la loi des syzygies se révèle aussi dans l'histoire évangélique. Comme Jean-Baptiste a précédé le Christ, Simon le magicien précède Simon-Pierre.

« Je viens après lui, fait dire à ce dernier l'auteur des Clémentines, comme la lumière vient après les ténèbres, la connaissance après l'ignorance, la guérison après la maladie. Ainsi le faux Évangile annoncé par un trompeur (Paul) a di venir d'abord, puis, après la destruction de Jérusalem, l'Évangile véritable pour réfuter toutes les erreurs. Après cela

viendra de nouveau, d'abord l'Antechrist, puis seulement le vrai Christ, notre Jésus. Avec lui se lèvera la lumière éternelle qui fera disparaître toutes les ténèbres. >>

Suit la disputation de Pierre avec Simon-Paul. La lutte dure trois jours. Le magicien vaincu s'enfuit, et Pierre se met en route pour le rejoindre. Simon se rend à Rome, allant de ville en ville pour annoncer sa doctrine «impie et grotesque», attirant partout des masses de païens auxquels il promet le salut, sans leur imposer le fardeau de la Loi; opérant, par son art magique, de faux miracles qui lui donnent l'air d'un homme doué de la puissance de Dieu. Dans ce voyage, Pierre le poursuit pas à pas, pour dévoiler ses erreurs, pour démasquer ses sortiléges et pour lui arracher ses nombreux adhérents. On ne craint pas de persifler Paul en imitant son style, ou en caricaturant certains passages de ses Épîtres. Pour ne citer qu'un exemple, l'apôtre avait dit que, pour l'empêcher de s'élever, un ange de Satan avait été chargé de le souffleter (II Cor. 12, 7). Les Clémentines font dire à Simon: «< Cette nuit, les anges de Dieu sont venus à moi, impie, pour me rouer de coups, comme un ennemi du héraut de la vérité» (c'est-à-dire de Pierre).

Ce n'est ni par les Homélies ni par les Récognitions que nous sommes renseignés sur ce qui s'est passé à Rome, bien que ce dernier ouvrage mentionne la statue que l'on croyait élevée à Simon dans l'île du Tibre (comp. p. 117). Mais la lettre de Clément à Jacques (Voy. Livre I, p. 141-142), nous apprend clairement que Pierre a fondé l'Église de Rome, et qu'il a établi pour son successeur, Clément, le témoin de ses paroles et de ses actes.

Avant la fatale année 70, le mot d'ordre dans l'Église avait été Pierre ou Paul! «La soumission à la Loi!» disaient les uns. «La liberté en Christ!» s'écriaient les autres. Depuis la destruction de Jérusalem, la mémoire de Paul est peu à peu réhabilitée, et déjà Luc dans les Actes proclame la devise qui triomphera au second siècle Pierre et Paul! Mais quelles luttes à soutenir, et quelle série de phases à traverser jusque vers 160, où cette devise

prévaudra! Tandis que, d'un côté, les nazaréens conséquents accentuent de plus en plus l'hostilité des deux apôtres dans les éditions successives du roman des Clémentines; que, de l'autre, les gnostiques et les ultrachristiens cherchent à faire disparaître jusqu'au dieu de l'Ancien Testament et au Messie humain de Nazareth, les catholiques, avançant dans la voie ouverte par les Actes de Luc, s'efforcent d'associer Pierre et Paul, en effaçant toute trace d'antagonisme entre les deux apôtres.

Le premier document, après les Actes, qui marque un jalon dans cette voie, est l'Épître déjà plusieurs fois citée de Clément de Rome (p. 89). Luc avait établi la similitude entre les doctrines et les actes des deux apôtres. Clément montre Pierre et Paul semblables aussi par le martyre. Toutefois pas un mot encore d'une fin commune. L'épître, comme Baur déjà l'a fait observer 1, implique même le contraire. C'est de Paul, non de Pierre qu'elle dit:

«Il est devenu prédicateur au levant et au couchant, il a enseigné la justice au monde entier, et c'est après avoir atteint les limites de l'Occident, qu'il a subi le martyre sous les administrateurs de l'Empire» (comp. p. 90).

Dans l'intérêt de la fusion des partis, il était nécessaire que les deux apôtres eussent en commun les souffrances et la mort, comme ils avaient en commun déjà le zèle pour l'Évangile et les miracles que les Actes leur attribuaient. Il fallait en outre qu'ils eussent fondé ensemble les Églises, échelonnées depuis Antioche jusqu'à Rome. Paul, d'après son propre témoignage, ne faisait jamais concurrence à ses collègues (Romains 15, 20). Seul, suivant l'histoire, il fonda les Églises d'Asie mineure et de Grèce. Seul il fut conduit à Rome, où sa trace se perd après les deux ans de son séjour, connus par les Actes. La légende dès lors se charge de suppléer à l'histoire, en faisant de Pierre l'associé de Paul dans la fondation des Églises, et en l'amenant lui aussi dans la ville des Césars pour y pour y sceller par une mort tragique son glorieux apostolat. La première fois que cette fable encore inconnue à l'auteur des Actes 2 apparait au jour, c'est dans une lettre de Denys, évêque de Corinthe, le même dont on falsifiait les écrits de son vivant

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