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que reprendre les projets de Scipion. S'ils avaient quelque chance de réussir, c'était exécutés par lui.

Malheureusement Scipion combattait aux portes de Numance quand la révolution éclata, et à son retour elle était déjà entrée dans les voies de sang et de violence d'où on ne pouvait plus la tirer, et où lui-même trouva la mort. C'est qu'excepté lui, peut-être, tous fermaient les yeux sur la gravité du mal, et nul ne songeait au moyen de le guérir. Comme ces vieux sénateurs qui, assis dans leurs chaises curules, attendaient, impassibles et dignes, que les Gaulois parussent, les Scævola, les Calpurnius et les Tubéron croyaient faire assez pour leur patrie en donnant l'exemple d'une vie sans tache, et, prêts à mourir, mais incapables de combattre, ils laissaient, dans leur inactive vertu, arriver les jours de malheur. Stoïciens pour la plupart, ils savaient mieux souffrir qu'agir; jurisconsultes, ils n'auraient pas voulu sortir de la légalité; et ils ne voyaient pas que la république, comme un malade désespéré, avait besoin de ces remèdes énergiques des temps de révolution qui sauvent les empires ou qui les tuent.

CHAPITRE XVI.

LES GRACQUES (133-121).

SOULÈVEMENT DES ESCLAVES; EUNUS (133). ·

LOI AGRAIRE DE TIBERIUS GRACCHUS (133). DÉPOSITION D'OCTAVIUS; MORT DE TIBÉRIus (133). SCIPION ÉMILIEN ET LES ITALIENS.— ROGATIONS ET PUISSANCE DE CAÏUS GRACCHUS (123). · MORT DE CAÏUS (121).

Soulèvement des esclaves; Eunus (133).

Il y avait trois classes d'opprimés : le peuple de Rome, les Italiens et les provinciaux, les esclaves. Chacune de ces trois classes réclama à son tour. Les esclaves les plus maltraités de tous, se soulevèrent les premiers. Six fois déjà le sénat avait eu à réprimer des révoltes partielles d'esclaves avant d'avoir à combattre la formidable insurrection d'Eunus. Ce Syrien, esclave en Sicile, avait prédit qu'il serait roi

et appuyé sa prophétie par un miracle; en parlant, il lançait des flammes; une noix remplie de soufre allumé et cachée dans sa bouche accomplissait le prodige. Grâce à ses impostures il s'était acquis une grande autorité sur ses compagnons d'infortune, quand la cruauté d'un maître, le riche Damophile de la ville d'Enna, amena un soulèvement. Ses 400 esclaves ayant brisé leurs chaînes, se jetèrent dans la campagne, et rentrèrent bientôt en force dans la ville; tous les habitants furent massacrés, Damophile servit longtemps de jouet à leur vengeance; ils n'épargnèrent que sa fille qui leur avait montré quelque pitié. Un mouvement pareil éclata à Agrigente, et 5000 hommes vinrent se réunir aux esclaves d'Enna, qui avaient pris pour chef le prophète syrien, sous le nom du roi Antiochus. Dès qu'il eut un camp, un lieu de refuge, les esclaves accoururent de tous les points de l'île En quelques mois, Eunus réunit 70 000 hommes.

C'était le temps des honteux désastres essuyés par les légions devant Numance, avant que Scipion y arrivât; ils se renouvelèrent en Sicile. Quatre préteurs et un consul furent successivement battus. Maîtres d'Enna, au centre de l'ile, 200000 esclaves répandirent la terreur, de Messine à Lilybée, tandis que de Tauroménium, sur la côte, ils montraient à leurs frères d'Italie leurs chaines brisées. D'un bout à l'autre de l'empire les esclaves tressaillirent, et quelques explosions trahirent l'incendie qui, sourdement, gagnait de proche en proche. A Délos, dans l'Attique, dans la Campanie, dans le Latium même, il y eut des tentatives de soujèvement. Heureusement pour Rome, ses grands foyers d'esclaves étaient séparés par des mers ou par des pays mal peuplés. Alors, comme plus tard, l'insurrection ne put franchir le détroit, parce que les provocations qui venaient de la Sicile retombaient sans écho sur les solitudes du Brutium et de la Lucanie.

En 133, Calpurnius Pison ayant rétabli la discipline dans les légions, fit lever aux esclaves le siége de Messine; Rupilius, son successeur, leur prit Tauroménium, après les avoir réduits, par la famine à manger leurs femmes et leurs enfants; Enna lui fut livrée par trahison. Dès lors l'armée

se dispersa; il n'en resta que des bandes que l'on traqua dans les montagnes. Tous ceux qu'on fit prisonniers périrent dans les supplices. Le roi Antiochus, qui n'avait pas eu le courage de se tuer, fut pris dans une caverne avec son cuisinier, son boulanger, son baigneur et son bouffon. On le laissa mourir dans un cachot. Rupilius essaya de prévenir une nouvelle révolte par de sages règlements que l'avidité des maîtres mit bientôt en oubli.

La révolte des esclaves était apaisée, mais la guerre civile commençait.

Loi agraire de Tibérius Gracchus (133).

Tibérius et Caïus perdirent jeunes leur père, le pacificateur de l'Espagne. Mais Cornélie le remplaça dignement. Elle les entoura des maîtres les plus habiles de la Grèce, et dirigea elle-même leur éducation. Tibérius, plus âgé que son frère de neuf ans, servit d'abord en Afrique avec distinction; il monta le premier sur les murs d'une ville ennemie. Plus tard, il suivit, en Espagne, comme questeur, le consul Mancinus dont il sauva l'armée, en obtenant des Numantins un traité qu'ils refusaient au consul. Le sénat déchira le traité et voulut livrer à l'ennemi le consul et son questeur, nus et les mains liées comme des esclaves. Mais le peuple ne permit pas que Tibérius fût puni pour l'impéritie de son chef, et Mancinus seul fut livré. En revenant de Numance, Tibérius trouva les fertiles campagnes de l'Etrurie désertes; dans Rome, une multitude oisive et affamée, que la guerre ne nourrissait plus; dans l'Italie entière, plusieurs millions d'esclaves qui frémissaient au bruit des succès d'Eunus. Quel remède contre ce triple mal: la misère et la dégradation du peuple, l'extension de l'esclavage, la ruine des campagnes? un seul, peut-être diviser ces immenses domaines que les grands avaient usurpés sur l'Etat; ramener à la propriété et régénérer par la vertu du travail la foule indigente, chasser les esclaves des campagnes en rendant celles-ci aux ouvriers libres, changer en citoyens utiles et dévoués ces affranchis qui de Romains n'avaient que le nom en

un mot, faire reculer d'un siècle la république, en reconstituant, par une loi agraire, la petite propriété et la classe moyenne.

Dès que Tibérius eut été élevé au tribunat, le peuple attendit de lui de grandes choses. Les portiques, les murs des temples et les tombeaux furent couverts de placards; on l'excitait à faire rendre aux pauvres les terres du domaine public. Après avoir pris conseil de son beau-père Appius, ancien consul et censeur, du grand pontife Licinius Crassus et du fameux jurisconsulte Mucius Scævola, consul de cette an née, il reprit le projet de Lælius et de Scipion, et il proposa, dans une assemblée du peuple par tribus, la loi suivante: «Que personne ne possède plus de 500 arpents de terres conquises; que personne n'envoie aux pâturages publics plus de 100 têtes de gros bétail ou plus de 500 têtes de petit; que chacun ait sur ces terres un certain nombre d'ouvriers de condition libre. » C'était l'ancienne loi de Licinius Stolon, qu'aucune prescription légale n'avait abolie. Afin d'en rendre l'exécution moins douloureuse pour les riches, Tibérius y ajouta : « Les détenteurs des terres publiques garderont 250 arpents pour chacun de leurs enfants mâles, et une indemnité leur sera allouée pour les dédommager des dépenses utiles faites par eux dans le fonds qui leur sera ôté. Ce que l'État aura ainsi recouvré sera distribué aux citoyens pauvres par des triumvirs qu'on changera tous les ans. Ces lots seront inaliénables et ne devront au trésor aucune redevance. » Ils allaient devenir ainsi de véritables propriétés.

Les riches furent frappés de stupeur. On voulait donc, disaient-ils, leur arracher les tombeaux de leurs aïeux, la dot de leurs épouses, l'héritage de leurs pères, des terres qu'ils avaient légitimement acquises à prix d'argent, qu'ils avaient améliorées, couvertes de constructions. Le pillage du domaine public n'avait pas profité seulement aux nobles de Rome et aux publicains, Dans les colonies, dans les municipes, partout où il y avait des riches, il se trouvait aussi des détenteurs de terres publiques. Ils accoururent à Rome. Le our des comices venu, Tibérius monta à la tribune, et s'a

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dressant aux riches : « Cédez quelque peu de votre richesse, si vous ne voulez vous voir tout ravir un jour; eh quoi! les bêtes sauvages ont leurs tanières, et ceux qui versent leur sang pour l'Italie ne possèdent rien que l'air qu'ils respirent! Sans toit où s'abriter, sans demeure fixe, ils errent avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent, quand ils les exhortent à combattre pour les temples des dieux, pour les tombeaux de leurs pères. De tant de Romains en est-il un seul qui ait un tombeau, un autel domestique? ils ne combattent, ils ne meurent que pour nourrir le luxe et l'opulence de quelques-uns. On les appelle les maîtres du monde, et ils n'ont pas en propriété une motte de

terre. »

Le peuple allait voter; mais le tribun Octavius, gagné par les riches, opposa son veto. Tibérius, irrité, supprima aussitôt les deux articles qui seuls rendaient sa proposition acceptable, l'indemnité et les arpents réservés aux détenteurs et à leurs fils. Octavius n'en maintint que plus énergiquement son veto cette fermeté poussa Tibérius à des mesures violentes. En vertu de la puissance illimitée que le tribunat lui donnait, il suspendit les magistrats de leurs fonctions, et défendit qu'on s'occupât d'aucune affaire avant d'avoir voté sur la loi.

Déposition d'Octavius; mort de Tibérius (133).

Mais il était difficile que cette suspension du gouvernement durât longtemps. Tibérius proposa au peuple et obtint la déposition de son collègue, ne pouvant vaincre autrement son opposition. C'était la première atteinte à l'inviolabilité tribunitienne.

Alors la loi passa; trois commissaires furent nommés : Tibérius, son frère Caïus, en ce moment en Espagne, et son beau-père Appius. Mais aussitôt commencèrent les innombrables difficultés d'exécution que Tibérius n'avait pas prévues. Comment reconnaître ces terres du domaine usurpées depuis des siècles? par où commencer? comment faire et distribuer les lots? puis il fallait déjouer le mauvais vouloir

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