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de sa raison,» dit-on enfin de l'idiot. L'enfant, l'aliéné, l'idiot ont donc une raison, quoiqu'ils n'en aient pas actuellement l'usage; ils sont donc sociables.

Et, en effet, cette raison est en eux, et elle y est tout entière. Comme nous, ils ont une âme raisonnable, et cette âme est intacte. Les âmes, en effet, n'ont pas d'enfance, elles ne naissent pas comme les corps, elles ne commencent pas comme eux par être des embryons, elles ne se forment pas petit à petit comme nos organes, et ne se corrompent pas comme eux; elles ne croissent, ni ne décroissent, elles ne sont ni saines, ni malades, ni jeunes, ni vieilles, ni petites, ni grandes. Les âmes, étant spirituelles, sont créées de toutes pièces dans la plénitude de leur être et de leurs facultés. L'âme de l'enfant est absolument la même, non-seulement comine identité, mais même comme capacité, que celle qui sera un jour l'âme de l'homme fait, et plus tard celle du vieillard. L'âme de l'aliéné est la même que celle qui était l'âme de l'homme sain, éclairé, raisonnable. Ce n'est pas elle qui a changé, qui s'est altérée, se sont les organes que lui servaient d'instrument, d'intermédiaire. Changez les verres d'une lunette, l'œil verra les objets sous une toute autre figure qu'auparavant; et même si ces nouveaux verres sont opaques, il ne verra plus rien; image de l'aliénation mentale, de l'idiotie ou de l'enfance; car l'œil n'a pas changé, il est toujours le même, toujours sain, toujours perçant et capable d'aller chercher les étoiles à des profondeurs d'où la lumière nous parvient à peine après des milliers d'années; mais cet œil dans son état actuel, a besoin d'instrument, et c'est cet instrument qui, dans l'enfant, l'aliéné, l'idiot est imparfait, changé, altéré, entièrement opaque peut-être. Notre esprit, en un mot, a besoin des organes du corps. Ces organes sont

encore tendres, ou bien ils sont altérés, déformés. Cela suffit, l'œil de l'âme verra mal, ou même ne verra plus. «L'âme, dit saint Augustin, est un œil ouvert sur le monde.>> Mais cet œil, dans son état présent, ne voit qu'à l'aide d'instruments. S'il voit mal, ou s'il ne voit plus, ce n'est pas l'œil qui est mauvais, c'est l'instrument.

Telle est donc la raison dans l'enfant, dans l'aliéné, dans l'idiot, elle est intérieure; il est vrai, faute d'organes sains ou développés, cette raison ne peut se produire au dehors, mais elle est entière, saine, pure, sans cela elle ne serait pas la raison, car la raison ne peut être folie ou imbécillité sans cesser d'être la raison. L'enfant, l'aliéné, l'idiot sont donc des intelligences, des êtres raisonnables. Alors pourquoi ne seraient-ils pas sociables, et même ne seraientils pas en société ?

Dira-t-on qu'ils n'ont pas l'usage actuel de leur raison, et qu'ils ne connaissent ni les autres êtres, ni eux-mêmes, ni la société, ni ses lois, ni sa fin?... Cela est vrai pour le moment, mais cet usage, ils l'auront un jour. Or, la possession actuelle de la raison n'est pas absolument nécessaire pour la sociabilité ou pour la société, autrement le sommeil interromprait chaque jour, en chacun de nous la sociabilité et la société. L'enfant, l'aliéné, l'idiot sont des intelligences endormies, voilà tout. Ces intelligences se réveilleront un jour; qui en doute? Alors la société ne commencera pas pour eux, puisqu'ils étaient en société dès leur naissance; mais elle commencera à leur être connue. L'enfant n'est-il pas membre de la famille, et même de l'État, et même de l'Église avant d'avoir atteint l'âge de raison? Oui, il l'est, il n'y a qu'à voir le soin que la famille, l'État et l'Église prennent de lui à l'envi. Il en est de même de l'aliéné et de l'idiot. Toutes les lois veillent sur eux, et le meurtre d'un

enfant, d'un aliéné, d'un idiot, ou la lésion d'un seul de leurs droits est punie avec la même rigueur que le meurtre de l'homme adulte, ou la même lésion de ses droits.

La loi a une expression admirable pour qualifier l'état de l'enfant, de l'aliéné et de l'idiot. Elle les appelle tous également des mineurs, et elle veille également sur eux comme sur des enfants. Elle sait donc qu'un jour infailliblement ils seront tous majeurs. Pour l'enfant, elle peut, à bon droit, en avoir l'espérance, car cet enfant grandira, ses organes se développeront, et son âme, qui n'attend pour agir que ce développement, se montrera alors avec toutes ses facultés. Mais qui a appris à la société que l'aliéné qui, peut-être, ne recouvrera pas sa raison dans ce monde, que l'idiot qui certainement ne l'aura jamais, seront cependant un jour majeurs? Elle sait donc qu'il y a une autre vie, une autre société, et que cette vie et cette société futures ne font qu'une même vie et qu'une même société avec celle-ci? Comme l'Église, elle dit donc aussi : Vita mutatur, non tollitur. « Cette vie ne nous est pas ravie, elle est seulement transformée. » Il en est de même de cette société actuelle, clle est transformée, non détruite.

Oui, voilà ce que sait la société. Voilà ce qu'elle veut exprimer, et ce qu'elle exprime, en effet, avec une exquise précision quand elle traite ces êtres de mineurs. Elle sait que ses soins ne sont pas perdus, que la société future en héritera, et qu'en travaillant pour cette société future, elle ne travaille pas pour une étrangère, mais bien pour elle-même; car la vie ne périt pas, elle se transforme, mutatur, non tollitur. Quelle belle profession de foi! Quelle sublime confiance dans l'immortalité de la société présente ! Et cette profession de foi, ce ne sont pas seulement les gouvernements chrétiens qui la font, ce sont, à leur insu peut-être,

tous les gouvernements sans exception, même les gouvernements rationalistes et matérialistes, car tous également traitent en mineurs les êtres dont nous parlons, et attendent par conséquent leur majorité.

CHAPITRE XII

Les maudits, les bannis à perpétuité, les excommuniés sont toujours sociables et en société.

Les enfants en bas âge, les idiots et les aliénés sont privés de l'usage de leur raison, mais ils ne sont pas méchants, car la raison qui nous est donnée pour être bon est nécessaire aussi pour être méchant. Ceux dont je vais parler ont, au contraire, l'usage entier de la raison, mais ils manquent de bonté, ils sont méchants, incorrigibles même, puisque la plupart des sociétés se sont empressées de les bannir de leur sein. Les premiers sont cependant membres de la société, malgré leur manque de raison; les seconds le sont-ils également malgré leur manque de bonté?

Oui, ils le sont, si ce manque n'est pas absolu. Or, tout prouve qu'il ne l'est pas. Dans l'enfant, dans l'idiot, dans l'aliéné, nous avons trouvé une raison cachée, latente, car Dieu a fait l'homme raisonnable; et cette raison latente est destinée à paraître ou à reparaître un jour. Dans ces

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