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LE CHRÉTIEN.

On ne peut pas faire une réflexion plus heureuse. En la suivant, on trouvera qu'il y a eu autrefois des ports de mer dans les villes de Suisse et sur le mont Cénis; car dans tous ces endroits-là, on trouve de ces lits et de ces couches de coquilles, que la mer a déposés peu à peu sur ces terrains, lorsqu'ils étoient baignés par l'Océan.

LE MÉCRÉANT.

Oserez-vous nier que la mer ait pu couvrir successivement tous les terrains l'un après l'autre, et que cela ait pu arriver par une gradation continuelle, dans une multitude prodigieuse de siècles?

LE CHRÉTIEN.

Oui, Monsieur, j'ose le nier.

LE MÉCRÉANT.

La mer, en cinq cents années de temps, s'est retirée d'Aiguemortes, de Fréjus, de Ravenne, qui étoient de grands ports, et a laissé environ deux lieues de terrain à sec.

Par cette progression, il est évident qu'il lui faudroit deux millions deux cent cinquante mille ans, pour faire le tour de notre globe. Donc, la mer se déplace succes

sivement.

LE CHRÉTIEN.

Je vous assure que Bergerac ne nous conte rien, dans son voyage de la Lune, de plus admirable que ce que vous nous contez vousmême ici. Il se peut faire, dites-vous, que la mer ait couvert successivement tous les terrains l'un après l'autre. C'est donc à dire qu'il peut se faire que la mer ait passé autrefois par-dessus les Alpes, les Pyrénées, les chaînes des montagnes de l'Afrique ; c'est donc à dire qu'il peut se faire que les baleines se soient promenées autrefois dans les campagnes de la Suisse, et qu'on ait pêché des huîtres sur le grand Saint-Bernard. Oh, Monsieur, que cela est bien trouvé ! Mais en ces temps-là, où étoient les habitations des hommes? Car, selon les lois de la gravitation, et les lois des fluides, le globe devoit alors être entièrement couvert par les

eaux.

LE MÉCRÉANT.

Monsieur, il ne s'agit pas de ricaner; il s'agit de m'expliquer comment la mer a pu se retirer d'Aiguemortes, de Fréjus et de Ravenne, dans l'espace de cinq cents ans ; sans quoi j'aurai toujours le droit de conclure qu'elle a pu successivement couvrir tous les terrains l'un après l'autre.

LE CHRÉTIEN.

Je vous rendrai compte très-volontiers de ce changement qui est arrivé à ces villes, et à quelques autres qui se trouvent dans la même position. Mais je dois d'abord vous dire et vous démontrer, que le monde est encore aujourd'hui tel qu'il étoit il y a deux et trois mille ans; et que quelques petits amas de sable ou de gravier, arrêtés sur quelques côtes, n'ont pas plus fait de changement dans le monde, qu'en font, dans une rivière, quelques pieds de terre ou de cailloutage qui s'ébouleront, et s'arrêteront sur son bord.

Qu'on consulte Strabon, Pomponìus Mela, ces géographes qui écrivoient, il y a seize à dix-sept cents ans; on trouvera qu'ils nous représentent les côtes de l'Espagne, des

Gaules, de l'Italie, de la Grèce, de l'Asie et de l'Afrique, telles que nous les voyons encore aujourd'hui; que des ports de mer, situés dans tous ces différents pays, et connus depuis plus de deux mille ans, se trouvent encore aujourd'hui dans la même place où ils se trouvoient alors, et reçoivent les vaisseaux comme ils les ont toujours reçus. Cependant, selon votre beau calcul, ces ports devroient déjà se trouver à huit ou dix lieues des côtes. Que l'on compare nos cartes modernes à celles qui sont faites sur Strabon, Pomponius Mela, etc. On y verra les côtes de la Méditerranée parfaitement les mêmes; on y verra Calpé ou Gibraltar, Carthagène, Barcelone, Marseille, Antibes, Gênes, Ostie, Naples, Corfou, Constantinople, Seïde ou Sidon, Carthage, ou plutôt ses ruines; on les verra encore au même lieu où elles étoient autrefois. Ainsi cette idée du déplacement des mers, n'est qu'une imagination de romancier.

Ce changement de position pour Aiguemortes, Fréjus et Ravenne, ne prouve rien pour vous. On bâtit d'abord ces villes dans des endroits marécageux, on y construit des ports, on néglige de les curer, la vase s'y amasse, elle se répand; ce n'est pas la mer qui se retire; c'est un bourbier qui s'élève, qui corrompt l'air, qui fait déserter les ha

bitans. Aussi Aiguemortes n'est plus qu'une retraite de pêcheurs; Fréjus, ville épiscopale, n'est qu'un village presque abandonné. Ces villes et ces ports seroient encore fréquentés, comme ils le furent autrefois, si l'on avoit donné les soins nécessaires pour les entretenir. Combien y a-t-il que le port de Cette ne seroit plus rien, si l'on ne travailloit pas toujours à le vider?.

Pour Ravenne, on sait qu'elle étoit autrefois au milieu des eaux ; et c'est pour cela qu'on appeloit autrefois ses habitants, les grenouilles de Ravennes, Rane Ravennates. A quelque distance de cette ville étoit un port, où Auguste tenoit une flotte, pour la sûreté de la mer Adriatique. Mais le terrain s'étant élevé peu à peu, on fauche, on moissonne aujourd'hui où l'on ne faisoit autrefois que pêcher. Ainsi je ne vois rien en cela qui puisse faire soupçonner ce déplacement de mers que vous imaginez..

LE MÉCRÉANT.

Cependant, combien trouve-t-on aujourd'hui d'excellents écrivains qui admettent ce changement? Lisez la savante Histoire naturelle de M. de Buffon, et vous verrez toutes les découvertes et observations qu'il a faites sur cela,

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