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En évangélisant la Judée, il obéissait aux exigences de son rôle, car la Judée était le centre obligé de toute action prophétique et messianique. Un envoyé de Dieu pouvait-il ne pas se fixer dans ce sol sacré entre tous, qui portait le Temple, nourrissait la tribu la plus illustre, et conservait plus ardente, plus pure, la vie nationale et religieuse? La Providence y avait fait naître Jésus; la terre de Juda était à ce titre sa vraie patrie; c'est dans son désert que Jean avait annoncé sa venue; c'est à son peuple que Jésus devait se montrer.

Ce séjour en Judée dura plusieurs mois. Il la quitta pour revenir en Galilée par la Samarie, quatre mois avant la moisson, c'est-à-dire en décembre de l'année 781 de Rome (1). Un mot du quatrième Évangile nous fournit une indication précieuse, malgré son laconisme, pour caractériser cette période de l'évangélisation judéenne. « Il baptisait, non pas lui, mais ses disciples (2); il faisait des prosélytes, et tous allaient à lui (3). » Il paraît évident que Jésus a voulu consacrer les premiers temps de sa vie publique à préparer lui-même le peuple à recevoir sa parole et à subir son action. Ce que JeanBaptiste avait si péniblement tenté, il ne le recommence pas, il le complète, il le confirme. Toute sa prédication semble avoir été résumée en deux lignes que l'Évangile de saint Marc nous a gardées fidèlement (4); il ne dit plus comme Jean : <<< Les temps sont proches »; il dit : « Les temps sont accomplis. » S'il proclame, comme son Précurseur, la loi nécessaire de la transformation et de la pénitence, il ajoute que «<le Royaume des cieux vient », et il demande la « Foi à l'Évangile», à la nouvelle dont il est le porteur et la réalisation; il laisse ses disciples baptiser comme Jean, et il prélude à l'institution du baptême chrétien qui sera le signe efficace de la régénération spirituelle de l'humanité. L'attrait de sa parole et de sa personne est puissant; toute la campagne de Judée est remuée de nouveau, et la foule accourt vers lui, attirée par le prestige de sa vertu et de ses miracles.

Une des idées dominantes qui, à ce moment, passionnent la multitude et ses docteurs, les nombreux disciples de Jean et ceux de Jésus, c'est la purification nécessaire pour être digne du Royaume.

(1) JEAN, IV, 35. — (2) JEAN, III, 22, 26. — (3) JEAN, IV, 12. - (4) MARC, I, 15.

Un fait significatif révèle cet état de l'opinion publique (1): il s'agit d'une controverse entre un ou plusieurs Juifs et les disciples du Baptiste, précisément au sujet de la purification.

Quel était le fond du litige? S'agissait-il de la valeur relative des ablutions prescrites par la loi, du rite nouveau institué par Jean, du baptême tel que le pratiquaient les disciples. de Jésus? Rien dans le récit du quatrième Évangile n'autorise à trancher ces doutes. Le détail saillant relevé par l'historien, et qui seul importe, c'est l'ombrage que prennent les sectateurs du Baptiste du succès croissant de Jésus.

A la suite du débat qu'ils avaient soulevé, ils vinrent trouver leur maître, qui continuait de baptiser la foule et dont le rôle ne devait prendre fin qu'un peu plus tard. Il était alors à Énon, petite localité renommée par l'abondance de ses sources et dont le nom et la trace se sont perdus. Saint Jérôme, suivant Eusèbe, la place près de Salem, dans la vallée du Jourdain, sur la rive droite, à huit milles au sud de Scythopolis. Peutêtre, alors, appartenait-elle au territoire de la province de Judée. Maître, dirent à Jean ses disciples, celui qui était avec toi au delà du Jourdain, celui à qui tu as rendů témoignage, le voilà qui baptise; et tous viennent à lui.

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Le dépit et l'humeur jalouse transpirent dans ces paroles. Le succès de Jésus affectait ceux qui s'étaient ralliés au Baptiste; il leur semblait que la gloire de leur maître était en déclin, qu'il allait être éclipsé par un autre, un nouveau venu; ils ne se résignaient pas à cette défaite dans laquelle ils se voyaient entraînés.

L'abnégation est une vertu rare, l'une des plus difficiles; l'individu la pratique quelquefois; les partis, les écoles, jamais. On voit des chefs s'honorer par elle, mais ils ne réussissent pas à l'inspirer en masse à leurs disciples. La grande âme de Jean en fit l'épreuve. Malgré son ascendant, son héroïque oubli de lui-même devant le Christ, ses efforts répétés pour lui rallier les esprits, il ne parviendra pas à donner à Jésus tous ceux qui l'appelaient maître, et les Johannites deviendront, sous le nom de Mendaïtes, une secte qui se perpétuera de longs siècles.

La plainte de ses disciples provoqua de la part de Jean un témoignage nouveau sur le Messie. Le renoncement personnel

(1) JEAN, III, 25 et suiv.

a rarement tenu un langage plus sincère et plus digne, plus humble et plus délicat; jamais, à coup sûr, il n'a inspiré un pareil éloge de celui-là même devant qui il était accompli.

Pourquoi ce trouble et ces vaines discussions? dit JeanBaptiste. «L'homme ne peut rien recevoir, s'il ne lui a été donné du ciel (1). » Si j'ai été la voix du désert, c'est Dieu qui l'a mise en moi. Je ne suis que ce que Dieu m'a fait. Du reste, «< vous êtes vous-mêmes témoins que j'ai dit et répété : Je ne suis point le Christ, mais envoyé devant Lui ».

« L'époux est celui qui a l'épouse; mais l'ami de l'époux qui se tient debout et l'écoute, se réjouit d'une grande joie, à la voix de l'époux. Cette joie a été pleinement mienne. »

Il comprenait que sa destinée s'achevait, et s'y résignant d'une âme douce et ferme : Il faut, ajouta-t-il, qu'il croisse et que je diminue.

La pensée du Messie dans lequel il vit absorbé, depuis sa première rencontre avec Jésus, au delà du Jourdain, l'enveloppe tout entier; il le regarde, il le contemple. Nos vulgaires distinctions humaines ne suffisent plus à le peindre, comme il le voit; et, pour en parler, il invente un langage nouveau.

« Il est celui qui vient d'en haut », dit-il, rappelant les paroles de Zacharie, son père, qui nommait le Christ : «< Celui qui se lève ou qui germe dans les hauteurs (2). Il est au-dessus de tous », car tous les autres procèdent de la terre; or, « quiconque sort de la terre est fait de terre et parle de terre ». L'origine détermine la nature, et la nature détermine et limite nos paroles et notre activité. Mais lui, «< il vient du ciel; ce qu'il dit, c'est ce qu'il a vu et entendu » dans le ciel, où la Vérité est comme la lumière, immuable, infinie. Il rend témoignage de ce qu'il a vu et entendu; mais, ajouta-t-il en regardant ses disciples, « on ne reçoit pas son témoignage » ; et pourtant, recevoir son témoignage, « c'est attester que Dieu est véritable ».

<< Ses paroles sont des paroles de Dieu »; il ne peut errer, << Dieu lui a donné l'Esprit sans mesure ».

La vision du Baptême repasse devant ses yeux.

« Le Père », dit-il, « aime le Fils, il a tout remis entre ses mains. Croyez en lui. Celui qui croit au Fils a la vie éternelle, celui qui ne croit pas ne verra pas la vie, mais l'ire de Dieu demeure sur lui. »

(1) JEAN, III, 27. - (2) LUC, 1, 78.

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Ce mot, le dernier par lequel il adjure ses disciples de se rallier à Jésus, est le testament du grand prophète.

La colère de Dieu revient sur les lèvres de Jean comme au début de son ministère; alors, c'était la colère de la justice. dont il menaçait les obstinés réfractaires au repentir; aujourd'hui, il épouvante les aveugles qui résistent à l'appel du Messie, par la colère de l'amour méconnu.

Il se taira désormais.

Il n'a plus rien à dire de son Maître. Mais nous le verrons plus tard tenter un effort suprême, du fond de sa prison, pour obliger le Maître lui-même à parler et à convaincre ses disciples récalcitrants.

Le bruit des succès de Jésus dans les campagnes de Judée vint aux oreilles des Pharisiens, qui s'en émurent. La rivalité jalouse des Johannites dut renforcer l'opposition naissante qui s'était déjà révélée à la métropole. Jésus en fut averti; ses disciples, dont plusieurs avaient été les disciples de Jean et qui formaient entre Jean et lui un lien constant, lui transmettaient les incidents qui se produisaient; il ne voulut point donner une impulsion trop forte à l'hostilité de ses ennemis. Son œuvre commençait à peine, il était sage de se retirer de la lutte l'éloignement apaise les conflits.

Jésus quitta la Judée, emmenant ses disciples, et se mit en marche pour la Galilée, en prenant la route de la Samarie.

CHAPITRE VI

JÉSUS CHEZ LES SAMARITAINS.

La Samarie doit son nom à sa métropole, qui l'a emprunté à la colline << Chaméron », sur laquelle un roi d'Israël, Omri, neuf siècles avant Jésus, l'avait bâtie; la colline même fut ainsi appelée de « Chamor », l'un des fils de Chanaan (1).

On retrouve là un exemple de la perpétuité des noms et des traditions dans cet Orient immuable où l'homme, après avoir tant espéré, ne sait plus que se souvenir.

La Samarie, depuis la déposition et le bannissement d'Archélaüs, faisait partie de la province de Judée et relevait directement des procurateurs romains. Pays charmant, entrecoupé de vallées et de montagnes, formant une enclave entre la Judée et la Galilée, il s'étend de la plaine de Saaron à celle du Jourdain, a pour limites au nord la plaine de Jizréel, et au sud l'Ouady Lubban. Josèphe (2) vante sa fertilité, ses fruits, ses pâturages, le lait de ses troupeaux, l'abondance de ses sources exquises.

Aujourd'hui encore, malgré la désolation de toute la terre palestinienne, la Samarie garde un aspect moins sombre qui contraste avec la Judée, austère et dure comme son sol rocaiileux. La ligne des montagnes est molle, les mamelons sont arrondis, les vallées larges, les eaux murmurantes. L'olivier, dont l'air souffreteux ajoute à la tristesse de la Judée, se transforme en Samarie, le tronc et les rameaux se redressent, le feuillage prend une teinte claire, argentée.

Les Samaritains étaient, de la part de tous les habitants de la Palestine, Galiléens et Judéens, l'objet d'une haine pro

(1) Gen., x, 18. (2) Antiq., vill, 12, §.

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