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VI. DE LA CONTINENCE.

Augustin salue en Jésus-Christ ses chers enfants le très-illustre et très-honoré Armentarius, et la trèsillustre et très-honorée Pauline.

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Mon cher fils, le très - illustre Rufferius, votre parent, m'a appris le vœu de continence que vous avez fait à Dieu. J'en ai ressenti une grande joie mais comme il y a toujours lieu de craindre que ce tentateur, dont de si saintes œuvres excitent de tout temps l'envie, et irritent la malignité, ne vous détourne de l'observer, j'ai cru, mon très-cher fils et très-honoré seigneur, qu'il était de mon devoir de vous adresser quelques exhortations pour réveiller et soutenir votre charité. Souvenezvous donc de cette parole de l'Écriture: « Ne tardez point de vous convertir au Seigneur, et ne différez point de jour en jour, » afin que cette pensée vous fortifie, et vous encourage à rendre ce que vous avez voué à celui qui n'est pas moins jaloux de ce qui lui est dû que fidèle dans ses promesses. Aussi l'Écriture nous dit-elle : « Faites des vœux au Seigneur votre Dieu, mais accomplissez-les lorsque vous les aurez faits. » Quand vous ne vous seriez pas - consacré à Dieu par un vœu, quel autre conseil vous donner, ou quoi de meilleur pour l'homme que de se rendre tout entier à celui qui lui a donné l'être, surtout après que Dieu a signalé l'amour qu'il nous porte, jusqu'à envoyer son fils unique, afin qu'il mourût pour nous? Puis donc que Jésus-Christ n'est mort, comme dit l'apôtre, qu'afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux, que nous reste-t-il qu'à vivre uniquement pour lui? Et peut-on encore aimer le monde, défiguré comme il est, par ces calamités publiques, qui lui ont ôté tous les

charmes trompeurs, par où il aurait pu nous éblouir et nous séduire? Ainsi autant ceux qui ont vu le monde dans son état le plus florissant, sans avoir daigné prendre part à cette fausse félicité, ont acquis d'honneur et de gloire, autant faut-il reprendre et blâmer ceux qui se plaisent à périr avec le monde qui périt.

Si pour conserver cette vie passagère, qui doit nécessairement finir tôt ou tard, on ne craint point d'essuyer tout ce qui s'y rencontre de peines, de dangers et de pertes, à combien plus forte raison devrait-on s'exposer à tout pour la vie éternelle, où la nature n'a pas à se précautionner contre la mort, la lâcheté à la redouter honteusement, la sagesse à la supporter avec courage! Car là où il n'y a pas de place pour la mort, qui pourrait redouter la mort?

Soyez donc des amateurs de la vie éternelle, et voyez avec combien d'ardeur les amateurs de cette vie terrestre, toute misérable qu'elle est, la chérissent et s'y attachent, quoique souvent cette ardeur même les trouble tellement, qu'à force de la vouloir conserver, ils la perdent; et que pensant éviter la mort, ils s'y précipitent; comme quand un homme qui fuit devant des voleurs, ou devant une bête sauvage, tombe dans un torrent qui l'engloutit. Ne voyonsnous pas que pendant la tempête on jette à la mer jusqu'aux provisions du vaisseau; et qu'afin de conserver la vie on se prive même de ce qui est nécessaire pour la soutenir; tant on craint qu'elle ne finisse, alors même qu'elle est la plus misérable? Aussi toutes les peines qu'on s'impose pour éviter la mort ne vont-elles qu'à nous tenir plus longtemps dans les peines. Et que faisons-nous, lorsque nous voyant menacés de la mort, nous mettons tout en usage pour nous en défendre, sinon de nous livrer pour plus longtemps à cette crainte qui nous consume? Car à combien de sortes de morts ne sommes-nous pas exposés par les divers accidents de la vie? Qu'une de ces morts nous emporte, nous n'avons plus à redouter toutes les

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autres. Cependant nous fuyons toujours celle qui se présente, pour demeurer exposés à la crainte de toutes celles qui sont possibles.

Quels ne sont point en effet les supplices de ceux que les médecins traitent par le fer et par le feu? Et quel est le résultat de tant de douleurs? Est-ce de ne point mourir? Non, mais de mourir un peu plus tard. Les douleurs sont certaines et la prolongation de la vie est incertaine; souvent les malades meurent dans les douleurs auxquelles ils s'exposent de peur de mourir; et prenant le parti de souffrir pour ne point mourir, au lieu de prendre le parti de mourir pour ne souffrir plus, il arrive qu'ils trouvent la mort dans les souffrances mêmes auxquelles ils se sont exposés pour l'éviter. Il y a plus; alors même que pour le moment ils auraient évité la mort et recouvré la santé, la vie qu'ils auraient achetée au prix de tant de tourments n'aurait pas laissé de finir, parce qu'enfin c'est une vie mortelle, et qui ne pourrait même beaucoup durer, puisque les plus longues vies sont très-courtes; et que n'ayant pas un seul instant d'assuré, nous ne saurions jouir qu'en tremblant de ce petit nombre de jours, dont ce que nous appelons notre vie est composé.

Mais le plus grand des maux, celui qui inspire le plus d'horreur de tous ceux qui accompagnent l'amour excessif de cette misérable vie, c'est qu'afin de l'allonger, on ne craint point de déplaire à Dieu, qui est la source de la véritable vie; et qu'ainsi par une crainte vaine et inutile d'une mort qu'il faut subir tôt ou tard, on se ferme l'entrée du bienheureux séjour, où l'on possède une vie qui ne finit point.

D'ailleurs, quand une vie chétive, comme celle que nous menons ici-bas, pourrait toujours durer, elle ne se pourrait en aucune façon comparer à une vie heureuse, quelque courte qu'elle pût être. Cependant l'amour de cette vie, aussi courte que misérable, fait que l'on perd une vie, non-seulement heureuse mais éternelle, quoique dans la vie même qu'on a le malheur d'aimer, on ne cherche

que ce que l'on ne posséderait sûrement que dans l'autre. Qu'aime-t-on en effet, lorsqu'on aime cette vie si courte et si misérable? Ce n'est ni sa misère, puisque l'on veut être heureux, ni sa brièveté, puisqu'on craint de la voir finir. On ne l'aime donc que parce qu'elle est vie; et cela seul est cause qu'on l'aime de telle sorte, toute courte et misérable qu'elle est, que cet amour fait perdre très-souvent celle où l'on serait à jamais heureux.

Quiconque aura été attentif à ces réflexions, trouverat-il que ce soit trop, que la vie éternelle veuille être aimée de ceux qui l'aiment, comme la vie terrestre l'est des siens? Est-il juste, est-il supportable de mépriser tout ce qu'on aime au monde, pour qu'une vie qui finira bientôt soit du moins un peu prolongée en ce monde, et de ne pas mépriser le monde, pour obtenir la vie qui n'a pas de fin en celui par qui a été fait le monde?

Et tout récemment, lorsque Rome, siége d'un empire illustre, était saccagée par les barbares, combien d'amateurs de cette vie passagère, pour languir, quelques jours de plus, dans la misère et dans la pauvreté, ont été réduits à donner non-seulement tout ce qui faisait l'agrément et la dignité de leur existence, mais encore ce qui leur était nécessaire pour la soutenir et la conserver? En quoi je ne les blâme pas; car s'ils n'avaient perdu tout ce qu'ils tenaient en réserve pour le soutien de leur vie, ils l'auraient perdue elle-même, quoique les barbares, après avoir commencé par ôter leurs biens à plusieurs, leur aient ensuiteôté la vie, et qu'ils aient même commencé par l'ôter à d'autres qui étaient prêts à tout donner pour la racheter. Mais enfin nous devons comprendre par là jusqu'à quel point il nous faut aimer la vie éternelle, et que ce n'est pas trop de mépriser pour elle le superflu, puisque l'amour de cette vie passagère va jusqu'à faire mépriser le nécessaire.

Quant à nous, nous ne dépouillons pas notre vie bienaimée, ainsi que les amateurs du siècle font la leur, afin de la posséder. Mais parce que la vie terrestre n'est qu'un

moyen pour arriver à la vie éternelle, nous traitons la vie terrestre comme une servante, qui est d'autant plus en état de rendre service à sa maîtresse qu'elle est plus libre et plus alerte. C'est pourquoi nous la détachons de l'amour des superfluités, qui sont comme des parures inutiles et embarrassantes, et la déchargeons des sollicitudes de ce siècle. C'est pourquoi aussi nous écoutons la voix du Seigneur qui nous anime à la recherche de cette heureuse vie, pour gage de laquelle il nous donne la fidélité inviolable de ses promesses, lorsqu'il s'écrie comme s'il avait autour de lui tous les hommes assemblés : « Venez à moi vous tous qui êtes dans les travaux et dans les peines, et qui gémissez sous le faix des tribulations, et je vous soulagerai. Mettez-vous à porter mon joug, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes; car mon joug est doux et mon fardeau est léger. »

Cette leçon de piété et d'humilité chasse de nos âmes et éteint en nous cette cupidité turbulente et inquiète qui nous rend avides de tout ce qui n'est point en notre pouvoir. Car on est nécessairement dans la peine et dans le travail, lorsqu'on aime et qu'on recherche cette foule d'objets qu'il ne suffit pas de désirer pour les avoir, parce que la puissance ne suit pas nécessairement la volonté. Il suffit, au contraire, de vouloir une vie juste, pour l'avoir; puisque la vouloir d'une volonté pleine et entière c'est être juste, et que pour accomplir la justice, il ne faut que cette plénitude de volonté. Or, peut-on dire qu'il y a peine où il n'y a qu'à vouloir? C'est pour cela qu'il nous a été dit d'en haut : « Paix aux hommes de bonne volonté. » Car il n'y a de repos, que lorsqu'avec la fin de ses désirs on a trouvé celle de ses peines. Mais la volonté ne saurait être pleine et entière si elle n'est saine; et pour être saine, elle ne doit pas s'éloigner du médecin, qui peut seul, par sa grâce, la guérir de la maladie des désirs nuisibles et pernicieux. Or ce médecin n'est autre que celui qui s'écrie:

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