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rien de nécessaire. Comme Dieu a pu former le décret de créer le monde dans le temps, il a pu et il peut toujours cesser de vouloir que le monde soit : non que l'acte de son décret puisse être ou n'être pas; mais parce que cet acte immuable et éternel est parfaitement libre, et qu'il n'enferme la durée éternelle des êtres créés que par supposition. Dieu de toute éternité a voulu, il continuera éternellement de vouloir, ou, pour parler plus juste, Dieu veut sans cesse, mais sans variété, sans succession, sans nécessité, tout ce qu'il fera dans la suite des temps. L'acte de son décret éternel, quoique simple et immuable, n'est nécessaire que parce qu'il est. Il ne peut n'être pas que parce qu'il est; mais il n'est que parce que Dieu le veut bien. Car, de même qu'un homme, dans le temps même qu'il remue le bras, est libre pour ne le point remuer, quoique dans la supposition qu'il se remue il y ait contradiction qu'il ne se remue pas; ainsi, comme Dieu veut toujours, et sans succession, ce qu'il veut quoique ses décrets soient immuables, ils ne laissent pas d'être parfaitement libres; parce qu'ils ne sont nécessaires que par la force de la supposition, prenez-y garde, que parce que Dieu est immuable dans ses desseins. Mais je crains de m'écarter revenons à notre sujet. Êtes-vous bien convaincu maintenant que les créa tures sont essentiellement dépendantes du Créateur, si fort dépendantes qu'elles ne peuvent subsister sans son influence, qu'elles ne peuvent continuer d'être que Dieu ne continue de vouloir qu'elles soient?

ARISTE.

--

J'ai fait tout ce que j'ai pu pour combattre vos raisons. Mais je me rends. Je n'ai rien à vous répliquer. La dépendance des créatures est tout autre que je ne pensais.

X. THÉODORE.

-

- Reprenons donc ce que nous venons de dire, et tirons-en des conséquences. Mais prenez garde que je n'en tire qui ne soient pas clairement renfermées dans le principe.

La création ne passe point, la conservation des créatures n'étant de la part de Dieu qu'une création continuée, qu'une même volonté qui subsiste, et qui opère sans cesse. Or, Dieu ne peut concevoir, ni par conséquent vouloir qu'un corps ne soit nulle part, ou qu'il n'ait avec les autres certains rapports de distance. Dieu ne peut donc vouloir que ce fauteuil existe, et par cette volonté le créer ou le conserver qu'il ne le place là ou là, ou ailleurs. Donc il y a contradiction qu'un corps en puisse remuer un autre. Je dis plus il y a contradiction que vous puissiez remuer votre fauteuil.

Ce n'est pas assez, il y contradiction que tous les anges et les démons joints ensemble puissent ébranler un fétu. La démonstration en est claire; car nulle puissance, quelque grande qu'on l'i

magine, ne peut surmonter ni même égaler celle de Dieu. Or, il y a contradiction que Dieu veuille que ce fauteuil soit, qu'il ne veuille qu'il soit quelque part, et que par l'efficace de sa volonté il ne l'y mette, il ne l'y conserve, il ne l'y crée. Donc nulle puissance ne peut le transporter où Dieu ne le transporte pas, ni le fixer ou l'arrêter où Dieu ne l'arrête pas, si ce n'est que Dieu accommode l'efficace de son action à l'action inefficace de ses créatures. C'est ce qu'il faut vous expliquer pour accorder la raison avec l'expérience, et pour vous donner l'intelligence du plus grand, du plus fécond et du plus nécessaire de tous les principes, qui est, que Dieu ne communique sa puissance aux créatures et ne les unit entre elles que parce qu'il établit leurs modalités causes occasionnelles des effets qu'il produit lui-même; causes occasionnelles, dis-je, qui déterminent l'efficace de ses volontés, en conséquence des lois gé– nérales qu'il s'est prescrites, pour faire porter à sa conduite le caractère de ses attributs, et répandre dans son ouvrage l'uniformité d'action nécessaire pour en lier ensemble toutes les parties qui le composent, et pour le tirer de la confusion et de l'irrégularité d'une espèce de chaos où les esprits ne pourraient jamais rien comprendre. Je vous dis ceci, mon cher Ariste, pour vous donner de l'ardeur et réveiller votre attention; car comme ce que je viens de vous dire du mouvement et du repos de la matière pourrait bien vous paraître peu de chose, vous croiriez peut-être que des principes si petits et si simples ne pourraient pas vous conduire à ces grandes et importantes vérités que vous avez déjà entrevues, et sur lesquelles est appuyé presque tout ce que je vous ai dit jusqu'ici.

ARISTE. Ne craignez point, Théodore, que je vous perde de vue. Je vous suis, ce me semble, d'assez près, et vous me charmez de manière qu'il me semble qu'on me transporte. Courage donc ! Je saurai bien vous arrêter si vous passez trop légèrement par-dessus quelques endroits trop difficiles et trop périlleux pour moi.

XI. THÉODORE. Supposons donc, Ariste, que Dieu veuille qu'il y ait sur ce plancher un tel corps, une boule, par exemple : aussitôt la voilà faite. Rien n'est plus mobile qu'une sphère sur un plan; mais toutes les puissances imaginables ne pourront l'ébranler, si Dieu ne s'en mêle; car, encore un coup, tant que Dieu voudra créer ou conserver cette boule au point A, ou à tel autre qu'il vous plaira, et c'est une nécessité qu'il la mette quelque part, nulle force ne pourra l'en faire sortir. Ne l'oubliez pas, c'est là le principe.

ARISTE. Je le liens, ce principe. Il n'y a que le Créateur qui

puisse être le moteur; que celui qui donne l'ètre aux corps, qui puisse les placer dans les endroits qu'ils occupent.

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THÉODORE. Fort bien. La force mouvante d'un corps n'est donc que l'efficace de la volonté de Dieu, qui le conserve successivement en différents lieux. Cela supposé, concevons que cette boule soit mue, et que dans la ligne de son mouvement elle en rencontre une autre en repos: l'expérience nous apprend que cette autre sera remuée immanquablement, et selon certaines proportions toujours exactement observées. Or, ce n'est point la première qui meut la seconde. Cela est clair par le principe; car un corps n'en peut mouvoir un autre sans lui communiquer de sa force mouvante. Or, la force mouvante d'un corps mu n'est que la volonté du Créateur qui le conserve successivement en différents lieux. Ce n'est point une qualité qui appartienne à ce corps. Rien ne lui appartient que ses modalités; et les modalités sont inséparables des substances. Donc les corps ne peuvent se mouvoir les uns les autres, et leur rencontre ou leur choc est seulement une cause occasionnelle de la distribution de leur mouvement. Car étant impénétrables, c'est une espèce de nécessité que Dieu, que je suppose agir toujours avec la même efficace ou la même quantité de force mouvante, partage, pour ainsi dire, cette force proportionnellement à la grandeur de chacun des corps qui se rencontrent, lesquels dans l'instant du choc peuvent être regardés comme n'en étant plus qu'un, afin qu'ils aillent ensuite de compagnie vers le même endroit, supposé néanmoins que leurs mouvements ne soient point contraires et qu'ils soient dans la même ligne : car, s'ils étaient directement contraires, je croirais qu'il s'en devrait faire une permutation réci– proque; et que s'ils ne l'étaient qu'en partie, la permutation y serait proportionnée. Que le rejaillissement des corps et l'augmentation de leur mouvement, effet connu par l'expérience, ne vous trompent point. Tout cela ne vient que de leur ressort, qui dépend de tant de causes, que de nous y arrêter maintenant, ce serait abandonner le chemin que nous devons suivre. Dieu meut toujours ou tend à mouvoir les corps en ligne droite, parce que cette ligne est la plus simple ou la plus courte. Il ne change à la rencontre des corps la direction de leur mouvement que le moins qu'il est possible, et je crois qu'il ne change jamais la quantité de la force mouvante qui anime la matière. C'est sur ces principes que sont appuyées les lois générales des communications des mouvements selon lesquelles Dieu agit sans cesse. Il n'est pas temps que je vous le prouve; car il suffit présentement que vous sachiez que les corps ne peuvent se mouvoir eux-mêmes, ni ceux qu'ils rencontrent, ce

que la raison vient de nous découvrir; et qu'il y a certaines lois selon lesquelles Dieu les meut immanquablement, ce que nous apprenons de l'expérience.

ARISTE. Cela me paraît incontestable. Mais qu'en pensezvous, Théotime? Vous ne contredites jamais Théodore.

XII. THÉOTIME.

Il y a long-temps que je suis convaincu de ces vérités. Mais puisque vous voulez que je combatte le sentiment de Théodore, je vous prie de me résoudre une petite difficulté. La voici. Je conçois bien qu'un corps ne peut de lui-même se mouvoir; mais supposé qu'il soit mu, je prétends qu'il en peut mouvoir un autre comme cause entre laquelle et son effet il y a une liaison nécessaire. Car supposons que Dieu n'ait point encore établi de lois de communications des mouvements, certainement il n'y aura point encore de causes occasionnelles. Cela étant, que le corps A soit mu, et qu'en suivant la ligne de son mouvement il enfile le corps B, que je suppose concave, et comme le moule du corps A, qu'arrivera-t-il? Choisissez.

ARISTE.

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Ce qui arrivera? Rien; car où il n'y a point de cause il ne peut y avoir d'effet.

THEOTIME.

Comment, rien? Il faut bien qu'il arrive quelque chose de nouveau; car le corps B sera mu ensuite du choc ou il ne

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THEOTIME.

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Jusqu'ici, cela va bien. Mais, Ariste, que deviendra le corps A à la rencontre de B? Où il rejaillira, ou il ne rejaillira pas. S'il rejaillit, voilà un effet nouveau, dont B sera la cause. S'il ne rejaillit pas, ce sera bien pis; car voilà une force détruite. ou du moins sans action. Donc le choc des corps n'est point une cause occasionnelle, mais très-réelle et très-véritable, puisqu'il y a une liaison nécessaire entre le choc et tel effet que vous voudrez. Ainsi.....

ARISTE. Attendez un peu, Théotime. Que me prouvez-vous là? Que les corps étant impénétrables, c'est une nécessité que dans l'instant du choc Dieu se détermine à faire choix sur ce que vous venez de me proposer. Voilà tout je n'y prenais pas garde. Vous ne prouvez nullement qu'un corps mu puisse, par quelque chose qui lui appartienne, mouvoir celui qu'il rencontre. Si Dieu n'a point encore établi de lois de communications des mouvements, la nature des corps, leur impénétrabilité l'obligera à en faire de telles qu'il jugera à propos, et il se déterminera à celles qui sont les plus simples, si elles suffisent à l'exécution des ouvrages qu'il veut former de la matière. Mais il est clair que l'impénétrabilité n'a

point d'efficace propre, et qu'elle ne fait que donner à Dieu, qui traite les choses selon leur nature, une occasion de diversifier son action, sans rien changer dans sa conduite.

Je veux bien néanmoins qu'un corps mu soit la cause véritable du mouvement de ceux qu'il rencontre, car il ne faut point disputer sur un mot. Mais qu'est-ce qu'un corps mu? C'est un corps transporté par une action divine. Cette action qui le transporte peut aussi transporter celui qu'il rencontre, si elle y est appliquée. Qui en doute? Mais cette action, cette force mouvante n'appartient nullement aux corps. C'est l'efficace de la volonté de celui qui les crée ou qui les conserve successivement en différents lieux. La matière est mobile essentiellement. Elle a de sa nature une capacité passive de mouvement. Mais elle n'a de capacité active, elle n'est mue actuellement que par l'action continuelle du Créateur. Ainsi un corps n'en peut ébranler un autre par une efficace qui appartienne à sa nature. Si les corps avaient en eux la force de se mouvoir, les plus forts renverseraient ceux qu'ils rencontrent, comme cause efficiente. Mais n'étant mus que par un autre, leur rencontre n'est qu'une cause occasionnelle, qui oblige, à cause de leur impénétrabilité, le moteur ou le Créateur à partager son action. Et parce que Dieu doit agir d'une manière simple et uniforme, il a dû se faire des lois générales, et les plus simples qui puissent être, afin que, dans la nécessité de changement il changeât le moins qu'il était possible, et que par une même conduite il produisit une infinité d'effets différents. Voilà, Théotime, comme je comprends les choses.

THÉOTIME.

Vous les comprenez fort bien.

XIII. THÉODOore. Parfaitement bien. Nous voilà tous d'accord sur le principe. Suivons-le un peu. Donc, Ariste, vous ne pouvez de vous-même remuer le bras, changer de place, de situation, de posture, faire aux autres hommes ni bien ni mal, mettre dans l'univers le moindre changement. Vous voilà dans le monde sans aucune puissance, immobile comme un roc, stupide, pour ainsi dire, comme une souche. Que votre âme soit unie à votre corps si étroitement qu'il vous plaira, que par lui il tienne à tous ceux qui vous environnent, quel avantage tirerez-vous de cette union imaginaire? Comment ferez-vous pour remuer seulement le bout du doigt, pour prononcer seulement un monosyllabe? Hélas! si Dieu ne vient au secours, vous ne ferez que de vains efforts, vous ne formerez que des désirs impuissants; car, un peu de réflexion, savez-vous bien ce qu'il faut faire pour prononcer le nom de votre meilleur ami, pour courber ou redresser celui de vos doigts dont vous faites le

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