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VIII. THEODore. C'est que vous ne sauriez rentrer en vousmême pour interroger la raison, et que, fatigué du travail de l'attention, vous écoutez votre imagination et vos sens, qui vous parlent sans que vous ayez la peine de les consulter. Vous n'avez pas fait assez de réflexions sur les preuves que je vous ai données que leur témoignage est trompeur. Il n'y a pas long-temps qu'il y avait un homme, fort sage d'ailleurs, qui croyait toujours avoir de l'eau jusqu'au milieu du corps, et qui appréhendait sans cesse qu'elle ne s'augmentat el ne le noyât. Il la sentait, comme vous votre terre. Il la trouvait froide, et il se promenait toujours fort lentement, parce que l'eau, disait-il, l'empêchait d'aller plus vite. Quand on lui parlait néanmoins, et qu'il écoutait, on le détrompait. Mais il retombait aussitôt dans son erreur. Quand un homme se croit transformé en coq, en lièvre, en loup ou en bœuf, comme Nabuchodonosor, il sent en lui, au lieu de ses jambes, les pieds d'un coq; au lieu de ses bras, les jarrets d'un bœuf, et au lieu de ses cheveux, une crête ou des cornes. Comment ne voyez-vous pas que la résistance que vous sentez en pressant du pied votre plancher, n'est qu'un sentiment qui frappe l'àme, et qu'absolument parlant nous pouvons avoir tous nos sentiments indépendamment des objets? Est-ce qu'en dormant vous n'avez jamais senti sur la poitrine un corps fort pesant qui vous empêchait de respirer, ou que vous n'avez jamais cru être frappé et même blessé, ou frapper vousmême les autres, vous promener, danser, sauter sur une terre solide?

Vous croyez que ce plancher existe, parce que vous sentez qu'il vous résiste. Quoi donc ! est-ce que l'air n'a pas autant de réalité que votre plancher, à cause qu'il a moins de solidité? Est-ce que la glace a plus de réalité que l'eau, à cause qu'elle a plus de dureté? Mais, de plus, vous vous trompez; nul ne peut résister à un esprit. Ce plancher résiste à votre pied je le veux. Mais c'est tout autre chose que votre plancher ou que votre corps qui résiste à votre esprit, ou qui lui donne le sentiment que vous avez de résistance ou de solidité.

Néanmoins je vous accorde encore que votre plancher vous ré– siste. Mais pensez-vous que vos idées ne vous résistent point? Trouvez-moi donc dans un cercle deux diamètres inégaux, ou dans une ellipse trois égaux. Trouvez-moi la racine carrée de 8, et la cubique de 9. Faites qu'il soit juste de faire à autrui ce qu'on ne veut pas qu'on nous fasse à nous-mêmes; ou, pour prendre un exemple qui revienne au vôtre, faites que deux pieds d'étendue intelligible n'en fassent plus qu'un. Certainement la nature de cette

étendue ne peut le souffrir. Elle résiste à votre esprit. Ne doutez donc point de sa réalité. Votre plancher est impénétrable à votre pied: c'est ce que vous apprennent vos sens d'une manière confuse et trompeuse. L'étendue intelligible est aussi impénétrable à sa façon c'est ce qu'elle vous fait voir clairement par son évidence et par sa propre lumière.

Écoutez-moi, Ariste. Vous avez l'idée de l'espace ou de l'étendue, d'un espace, dis-je, qui n'a point de bornes. Cette idée est nécessaire, éternelle, immuable, commune à tous les esprits, aux hommes, aux anges, à Dieu mème. Cette idée, prenez-y garde, est ineffaçable de votre esprit, comme celle de l'ètre ou de l'infini, de l'ètre indéterminé. Elle lui est toujours présente. Vous ne pouvez vous en séparer, ou la perdre entièrement de vue. Or, c'est de cette vaste idée que se forme en nous non-seulement l'idée du cercle, et de toutes les figures purement intelligibles, mais aussi celle de toutes les figures sensibles que nous voyons en regardant le monde créé tout cela selon les diverses applications des parties intelligibles de cette étendue idéale, immatérielle, intelligible à notre esprit; tantôt en conséquence de notre attention, et alors nous connaissons ces figures; et tantôt en conséquence des traces et des ébranlements de notre cerveau, ct alors nous les imaginons ou nous les sentons. Je ne dois pas maintenant vous expliquer tout ceci plus exactement. Considérez sculement qu'il faut bien que cette idée d'une étendue infinie ait beaucoup de réalité, puisque vous ne pouvez la comprendre, et que quelque mouvement que vous donniez à votre esprit, vous ne pouvez la parcourir. Considé– rez qu'il n'est pas possible qu'elle n'en soit qu'une modification, puisque l'infini ne peut être actuellement la modification de quelque chose de fini. Dites-vous à vous-même: Mon esprit ne peut comprendre celte vaste idée. Il ne peut la mesurer. C'est donc qu'elle le passe infiniment. Et si elle le passe, il est clair qu'elle n'en est point la modification; car les modifications des êtres ne peuvent pas s'étendre au delà de ces mêmes ètres, puisque les modifications des êtres ne sont que ces mèmes ètres de telle et telle façon. Mon esprit ne peut mesurer cette idée : c'est donc qu'il est fini, et qu'elle est infinie. Car le fini, quelque grand qu'il soit, appliqué ou répété tant qu'on voudra, ne peut jamais égaler l'infini.

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ARISTE. Que vous êtes subtil et prompt! Doucement, s'il vous plaît. Je vous nie que l'esprit aperçoive l'infini. L'esprit, je le veux, aperçoit de l'étendue dont il ne voit pas le bout; mais il ne voit pas une étendue infinie; un esprit fini ne peut rien-voir d'infini.

IX. THÉODORE. - Non, Ariste, l'esprit ne voit pas une étendue infinie, en ce sens que sa pensée ou sa perfection égale une étendue infinie. Si cela était, il la comprendrait, et il serait infini luimême; car il faut une pensée infinie pour mesurer une idée infinie, pour se joindre actuellement à tout ce que comprend l'infini. Mais l'esprit voit actuellement que son objet immédiat est infini : il vot actuellement que l'étendue intelligible est infinie. Et ce n'est pas, comme vous le pensez, parce qu'il n'en voit pas le bout; car si cela était, il pourrait espérer de le trouver, ou du moins il pourrait douter si elle en a, ou si elle n'en a point; mais c'est parce qu'il voit clairement qu'elle n'en a point.

Supposons qu'un homme tombé des nues marche sur la terre toujours en droite ligne, je veux dire sur un des grands cercles dont les géographes la divisent; et que rien ne l'empêche de voyager : pourrait-il décider, après quelques journées de chemin, que la terre serait infinie, à cause qu'il n'en trouverait point le bout? S'il était sage et retenu dans ses jugements, il la croirait fort grande, mais il ne la jugerait pas infinie. Et à force de marcher, se retrouvant au mème lieu dont il serait parti, il reconnaîtrait qu'effectivement il en aurait fait le tour. Mais lorsque l'esprit pense à l'étendue intelligible, lorsqu'il veut mesurer l'idée de l'espace, il voit clairement qu'elle est infinie. Il ne peut douter que cette idée ne soit inépuisable. Qu'il en prenne de quoi se représenter le lieu de cent mille mondes, et à chaque instant encore cent mille fois davantage, jamais cette idée ne cessera de lui fournir tout ce qu'il faudra. L'esprit le voit, et n'en peut douter. Mais ce n'est point par là qu'il découvre qu'elle est infinie. C'est au contraire parce qu'il la voit actuellement infinie, qu'il sait bien qu'il ne l'épuisera jamais.

Les géomètres sont les plus exacts de ceux qui se mèlent de raisonner. Or, tous conviennent qu'il n'y a point de fraction qui, multipliée par elle-même, donne huit pour produit, quoiqu'en augmentant les termes de la fraction on puisse approcher à l'infini c'e ce nombre. Tous conviennent que l'hyperbole et ses asymptotes, et plusieurs autres semblables lignes continuées à l'infini, s'approcheront toujours sans jamais se joindre. Pensez-vous qu'ils découvrent ces vérités en tâtonnant, et qu'ils jugent de ce qu'ils ne voient point par quelque peu de chose qu'ils auraient découvert? Non, Ariste. C'est ainsi que jugent l'imagination et les sens, ou ceux qui suivent leur témoignage. Mais les vrais philosophes ne jugent précisément que de ce qu'ils voient. Et cependant ils ne craignent point d'assurer, sans jamais l'avoir éprouvé, que nulle partie de la diagonale d'un carré, fût-elle un million de fois plus petite que le

plus petit grain de poussière, ne peut mesurer exactement et sans reste cette diagonale d'un carré et quelqu'un de ses côtés. Tant il est vrai que l'esprit voit l'infini aussi bien dans le petit que dans le grand non par la division ou la multiplication réitérées de ses idées finies, qui ne pourraient jamais atteindre à l'infini, mais par l'infinité même qu'il découvre dans ses idées et qui leur appartient, lesquelles lui apprennent tout d'un coup, d'une part qu'il n'y a point d'unité, et de l'autre point de bornes dans l'étendue intelligible.

ARISTE. Je me rends, Théodore. Les idées ont plus de réalité que je ne pensais, et leur réalité est immuable, nécessaire, éternelle, commune à toutes les intelligences, et nullement des modifications de leur être propre, qui, étant fini, ne peut recevoir actuellement des modifications infinies. La perception que j'ai de l'étendue intelligible m'appartient à moi c'est une modification de mon esprit. C'est moi qui aperçois cette étendue. Mais cette étendue que j'aperçois n'est point une modification de mon esprit; car je sens bien que ce n'est point moi-même que je vois lorsque je pense à des espaces infinis, à un cercle, à un carré, à un cube, lorsque je regarde cette chambre, lorsque je tourne les yeux vers le ciel. La perception de l'étendue est de moi. Mais cette étendue, et toutes les figures que j'y découvre, je voudrais bien savoir comment, ne sont point à moi. C'est donc une modification de mon esprit. Mais l'étendue que je vois subsiste sans moi; car vous la pouvez contempler sans que j'y pense, vous et tous les autres hommes.

X. THÉODORE. - Vous pourriez sans crainte ajouter et Dieu même; car toutes nos idées claires sont en Dieu, quant à leur réalité intelligible. Ce n'est qu'en lui que nous les voyons; ce n'est que dans la raison universelle, qui éclaire par elle toutes les intelligences. Si nos idées sont éternelles, immuables, nécessaires, vous voyez bien qu'elles ne peuvent se trouver que dans une nature immuable. Oui, Ariste, Dieu voit en lui-même l'étendue intelligible, l'archétype de la matière dont le monde est formé et où habitent nos corps; et encore un coup, ce n'est qu'en lui que nous la voyons, car nos esprits n'habitent que dans la raison universelle, dans cette substance intelligible qui renferme les idées de toutes les vérités que nous découvrons, soit en conséquence des lois générales de . l'union de notre esprit avec cette même raison, soit en conséquence des lois générales de l'union de notre âme avec notre corps, dont la cause occasionnelle ou naturelle n'est que les traces qui s'im

1. Entretien XII.

priment dans le cerveau par l'action des objets ou par le cours des esprits animaux.

L'ordre ne permet pas présentement que je vous explique tout ceci en particulier. Mais pour satisfaire en partie le désir que vous avez de savoir comment l'esprit peut découvrir toutes sortes de figures, et voir ce monde sensible dans l'étendue intelligible, prenez garde que vous apercevez un cercle, par exemple, en trois manières. Vous le concevez, vous l'imaginez, vous le sentez ou le voyez. Lorsque vous le concevez, c'est que l'étendue intelligible s'applique à votre esprit avec des bornes indéterminées quant à leur grandeur, mais également distantes d'un point déterminé, et toutes dans un même plan; et alors vous concevez un cercle en général. Lorsque vous l'imaginez, c'est qu'une partie déterminée de cette étendue, dont les bornes sont également distantes d'un point, touche légèrement votre esprit. Et lorsque vous le sentez ou le voyez, c'est qu'une partie déterminée de cette étendue touche sensiblement votre âme, et la modifie par le sentiment de quelque couleur; car l'étendue intelligible ne devient visible et ne représente tel corps en particulier que par la couleur, puisque ce n'est que par la diversité des couleurs que nous jugeons de la différence des objets que nous voyons. Toutes les parties intelligibles de l'é– tendue intelligible sont en qualité d'idées de même nature, aussi bien que toutes les parties de l'étendue locale ou matérielle en qualité de substance. Mais les sentiments de couleur étant essentiellement différents, nous jugeons par eux de la variété des corps. Si je distingue votre main de votre habit, et l'un et l'autre de l'air qui les environne, c'est que j'en ai des sentiments de couleur ou de lumière fort différents. Cela est évident; car si j'avais de tout ce qui est dans votre chambre le même sentiment de couleur, je n'y verrais par le sens de la vue nulle diversité d'objets. Ainsi vous jugez bien que l'étendue intelligible, diversement appliquée à notre esprit, peut nous donner toutes les idées que nous avons des figures mathématiques, comme aussi de tous les objets que nous admirons dans l'univers, et enfin de tout ce que notre imagination nous représente 1; car, de même que l'on peut par l'action du ciseau former d'un bloc de marbre toutes sortes de figures, Dieu peut nous représenter tous les ètres matériels par les diverses applications de l'étendue intelligible à notre esprit. Or, comment cela se fait et pourquoi Dieu le fait ainsi, c'est ce que nous pourrons examiner dans la suite.

1. Voy. la Recherche de la Vérité, liv. III, seconde partie, et l'Éclaircissement sur cette matière. Voy. aussi ma Réponse au livre des Vraies et des Fausses idées de M. Arnauld, et ma Première Lettre touchant sa défense.

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