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sons actuellement que dans ses décrets et dans son éternité, car il ne tire point ses connaissances de ce qui se passe actuellement dans ses créatures. Mais ne pourrait-on point dire que les esprits ne voient point les mêmes vérités, mais des vérités semblables? Dieu voit que 2 fois 2 font 4. Vous le voyez; je le vois. Voilà trois vérités semblables, et non point une seule et unique vérité.

ARISTE. Voilà trois perceptions semblables d'une seule et même vérité; mais comment trois vérités semblables? Et qui vous a dit qu'elles sont semblables? Avez-vous comparé vos idées avec les miennes et avec celles de Dieu, pour en reconnaître clairement la ressemblance? Qui vous a dit que demain, que dans tous les siècles, vous verrez comme aujourd'hui que 2 fois 2 font 4? Qui vous a dit que Dieu même ne peut faire d'esprits capables de voir clairement que 2 fois 2 ne soient pas 4? Assurément, c'est que vous voyez la même vérité que je vois; mais par une perception qui n'est pas la mienne, quoique, peut-être, semblable à la mienne. Vous voyez une vérité commune à tous les esprits, mais par une perception qui vous appartient à vous seul; car nos perceptions, nos sentiments, toutes nos modalités sont particulières. Vous voyez une vérité immuable, nécessaire, éternelle; car vous êtes si certain de l'immutabilité de vos idées, que vous ne craignez point de les voir demain toutes changées. Comme vous savez qu'elles sont avant vous, aussi êtes-vous bien assuré qu'elles ne se dissiperont jamais. Or, si vos idées sont éternelles et immuables, il est évident qu'elles ne peuvent se trouver que dans la substance éternelle et immuable de la Divinité. Cela ne se peut contester. C'est en Dieu seul que nous voyons la vérité. C'est en lui seul que se trouve la lumière qui l'éclaire, lui et toutes les intelligences. Il est sage par sa propre sagesse, et nous ne le pouvons être que par l'union que nous avons avec lui. Ne disputons point de ces principes. Ils sont évidents, ce me semble, et le fondement de la certitude que nous trouvons dans les sciences.

THEOTIME. J'ai bien de la joie, Ariste, de voir que vous êtes convaincu, non-seulement que la puissance de Dieu est la cause efficace de nos connaissances, car je pense que vous n'en doutez pas, mais encore que sa sagesse en est la cause formelle, qui nous éclaire immédiatement, et sans l'entremise d'aucune créature. Je vois bien que Théodore vous a entretenu sur cette matière. Je lui dois aussi ce que vous tenez de lui et qu'il dit tenir de saint Augustin.

THÉODORE.

- Nous convenons donc tous que Dieu est infiniment sage, et cela essentiellement et par lui-même, par la nécessité de

son èire; que les hommes ne peuvent être sages que par la lumière de la sagesse divine; que cette lumière leur est communiquée en conséquence de leur attention, qui est la cause occasionnelle qui détermine l'efficace des lois générales de l'union de leur esprit avec la raison universelle, ainsi que nous expliquerons dans la suite. Prouvons maintenant que Dieu est juste.

XIII. Dieu renferme dans la simplicité de son être les idées de toutes choses et leurs rapports infinis, généralement toutes les vérités. Or, on peut distinguer en Dieu deux sortes de vérités ou de rapports, des rapports de grandeur et des rapports de perfection, des vérités spéculatives et des vérités pratiques, des rapports qui n'excitent par leur évidence que des jugements, et d'autres rapports qui excitent encore des mouvements. Ce n'est pas néanmoins que les rapports de perfection puissent être clairement connus, s'ils ne s'expriment par des rapports de grandeur. Mais il ne faut pas nous arrêter à cela. Deux fois deux font quatre : c'est un rapport d'égalité en grandeur; c'est une vérité spéculative qui n'excite point de mouvement dans l'âme, ni amour, ni haine, ni estime, ni mépris, etc. L'homme vaut mieux que la bète : c'est un rapport d'inégalité en perfection qui exige non-seulement que l'esprit s'y rende, mais que l'amour et l'estime se règlent par la connaissance de ce rapport ou de cette vérité. Prenez donc garde.

Dieu renferme en lui tous les rapports de perfection. Or, il con- . naît et il aime tout ce qu'il renferme dans la simplicité de son être. Donc il estime et il aime toutes choses à proportion qu'elles sont aimables et estimables. Il aime invinciblement l'ordre immuable, qui ne consiste et ne peut consister que dans les rapports de perfection qui sont entre ses attributs et entre les idées qu'il renferme dans sa substance. Il est donc juste essentiellement et par luimême. Il ne peut pécher, puisque, s'aimant invinciblement, il ne peut qu'il ne rende justice à ses divines perfections, à tout ce qu'il est, à tout ce qu'il renferme. Il ne peut même vouloir positivement et directement produire quelque dérèglement dans son ouvrage, parce qu'il estime toutes les créatures selon la proportion de la perfection de leurs archétypes. Par exemple, il ne peut sans raison vouloir que l'esprit soit soumis au corps; et si cela se trouve, c'est que maintenant l'homme n'est point tel que Dieu l'a fait. Il ne peut favoriser l'injustice; et si cela est, c'est que l'uniformité de sa conduite ne doit pas dépendre de l'irrégularité de la nôtre. Le temps de sa vengeance viendra. Il ne peut vouloir ce qui corrompt son ouvrage; et s'il s'y trouve des monstres qui le défigurent, c'est qu'il rend plus d'honneur à ses attributs par la simplicité et la

généralité de ses voies, que par l'exemption des défauts qu'il permet dans l'univers, ou qu'il y produit en conséquence des lois générales qu'il a établies pour de meilleurs effets que la génération des monstres, comme nous l'expliquerons dans la suite. Ainsi, Dieu est juste en lui-même, juste dans ses voies, juste essentiellement, parce que ses volontés sont nécessairement conformes à l'ordre immuable de la justice qu'il se doit à lui-même et à ses divines perfections.

Mais l'homme n'est point juste par lui-même; car l'ordre immuable de la justice, qui comprend tous les rapports de perfection de tous les êtres possibles et de toutes leurs qualités, ne se trouvant qu'en Dieu, et nullement dans nos propres modalités, quand l'homme s'aimerait par un mouvement dont il serait lui-mème la cause, bien loin que son amour-propre pût le rendre juste, il le corromprait infiniment plus que l'amour-propre du plus scélérat des hommes; car il n'y eut jamais d'âme assez noire, et possédée d'un amour-propre si déréglé, que la beauté de l'ordre immuable ne l'ait pu frapper en certaines occasions. Nous ne sommes donc parfaitement justes que lorsque, voyant en Dieu ce que Dieu y voit lui-même, nous en jugeons comme lui, nous estimons et nous aimons ce qu'il aime et ce qu'il estime. Ainsi, bien loin que nous soyons justes par nous-mêmes, nous ne serons parfaitement tels que, lorsque, délivrés de ce corps qui trouble toutes nos idées, nous verrons sans obscurité la loi éternelle, sur laquelle nous réglerons exactement tous les jugements et tous les mouvements de notre cœur. Ce n'est pas qu'on ne puisse dire que ceux qui ont la charité sont justes véritablement, quoiqu'ils forment souvent des jugements fort injustes. Ils sont justes dans la disposition de leur cœur; mais ils ne sont pas justes en toute rigueur, parce qu'ils ne connaissent pas exactement tous les rapports de perfection qui doivent régler leur estime et leur amour.

XIV. ARISTE. Je comprends, Théodore, par ce que vous me dites là, que la justice aussi bien que la vérité habitent, pour ainsi dire, éternellement dans une nature immuable. Le juste et l'injuste, aussi bien que le vrai et le faux, ne sont point des inventions de l'esprit humain, ainsi que prétendent certains esprits corrompus. Les hommes, disent-ils, se sont fait des lois pour leur mutuelle conservation. C'est sur l'amour-propre qu'ils les ont fondées. Ils sont convenus entre eux, et par là ils se sont obligés; car celui qui manque à la convention se trouvant plus faible que le reste des contractants, il se trouve parmi des ennemis qui satisfont à leur a nour-propre en le pun'ssant. Ainsi, par amour-propre, il doit

observer les lois du pays où il vit: non parce qu'elles sont justes en elles-mêmes, çar delà l'eau, disent-ils, on en observe de toutes contraires; mais parce qu'en s'y soumettant on n'a rien à craindre de ceux qui sont les plus forts. Selon eux, tout est naturellement permis à tous les hommes. Chaque particulier a droit à tout; et si je cède de mon droit, c'est que la force des concurrents m'y oblige. Ainsi, l'amour-propre est la règle de mes actions. Ma loi c'est une puissance étrangère; et si j'étais le plus fort, je rentrerais naturellement dans tous mes droits. Peut-on rien dire de plus insensé? La force a déféré au lion l'empire sur les autres brutes; et j'avoue que c'est souvent par elle que les hommes l'usurpent les uns sur les autres. Mais de croire que cela soit permis, et que le plus fort ait droit à tout, sans qu'il puisse jamais commettre aucune injustice, c'est assurément se ranger parmi les animaux, et faire de la société humaine une assemblée de bêtes brutes. Oui, Théodore, je conviens que l'ordre immuable de la justice est une loi dont Dieu même ne se dispense jamais, et sur laquelle il me semble que tous les esprits doivent régler leur conduite. Dieu est juste essentiellement et par la nécessité de son être. Mais voyons un peu s'il est bon, miséricordieux, patient; car il me semble que tout cela ne peut guère s'accorder avec la sévérité de sa justice.

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XV. THÉODORE. Vous avez raison, Ariste. Dieu n'est ni bon, ni miséricordieux, ni patient selon les idées vulgaires. Ces attributs, tels qu'on les conçoit ordinairement, sont indignes de l'Être infiniment parfait. Mais Dieu possède ces qualités dans le sens que la raison nous l'apprend, et que l'Écriture, qui ne peut se contredire, nous le fait croire. Pour expliquer cela plus distinctement, voyons d'abord si Dieu est essentiellement juste en ce sens qu'il récompense nécessairement les bonnes œuvres, et qu'il punit indispensablement tout ce qui l'offense, ou qui blesse, pour ainsi dire, ses attributs.

ARISTE. Je conçois bien, Théodore, que si les créatures sont capables d'offenser Dieu, il ne manquera pas de s'en venger, lui qui s'aime par la nécessité de son être. Mais que Dieu puisse en être offensé, c'est ce qui ne me paraît pas concevable. Et si cela était possible, comme il s'aime nécessairement, il n'aurait jamais donné l'être, ou du moins cette liberté ou cette puissance, à des créatures capables de lui résister. Est-ce que cela n'est pas évi→ dent?

THÉODORE.Vous me proposez, Ariste, une difficulté qui s'éclaircira bientôt. Suivez-moi, je vous prie, sans me prévenir. N'estil pas clair par ce que je viens de vous dire que l'ordre immua→

ble est la loi de Dieu, la règle inviolable de ses volontés, et qu'il ne peut s'empêcher d'aimer les choses à proportion qu'elles sont aimables?

ARISTE. C'est ce que vous venez de démontrer.

THÉODORE. Donc Dieu ne peut pas vouloir que ses créatures n'aiment pas selon ce même ordre immuable. Il ne peut les dispenser de suivre cette loi. Il ne peut pas vouloir que nous aimions davantage ce qui mérite le moins d'être aimé. Quoi! vous hésitez? Est-ce que cela ne vous paraît pas certain?

ARISTE. J'y trouve de la difficulté. Je suis convaincu, par une espèce de sentiment intérieur, que Dieu ne peut pas vouloir qu'on aime et qu'on estime davantage ce qui mérite le moins d'être aimé et d'être estimé; mais je ne le vois pas bien clairement. Car que fait à Dieu notre amour et notre estime? Rien du tout. Nous vou-lons peut-être qu'on nous estime, nous, et qu'on nous aime, parce que nous avons tous besoin les uns des autres. Mais Dieu est si au-dessus de ses créatures, qu'apparemment il ne prend aucun intérêt dans les jugements que nous portons de lui et de ses ouvrages. Cela a du moins quelque vraisemblance.

THÉODORE. Cela n'en a que trop pour des esprits corrompus. Il est vrai, Ariste, que Dieu ne craint et n'espère rien de nos jugements. Il est indépendant; il se suffit abondamment à lui-même. Cependant il prend nécessairement intérêt dans nos jugements et dans les mouvements de notre cœur. En voici la preuve. C'est que les esprits n'ont une volonté, ou ne sont capables de vouloir ou d'aimer qu'à cause du mouvement naturel et invincible que Dieu leur imprime sans cesse pour le bien. Or, Dieu n'agit en nous que parce qu'il veut agir; et il ne peut vouloir agir que par sa volonté, que par l'amour qu'il se porte à lui-même et à ses divines perfections. Et c'est l'ordre de ces divines perfections qui est proprement sa loi, puisqu'il est juste essentiellement et par la nécessité de son être, ainsi que je viens de vous le prouver. Il ne peut donc pas vouloir que notre amour, qui n'est que l'effet du sien, soit contraire au sien, tende où le sien ne tend pas. Il ne peut pas vouloir que nous aimions davantage ce qui est le moins aimable. Il veut nécessairement que l'ordre immuable, qui est sa loi naturelle, soit aussi la nôtre. Il ne peut ni s'en dispenser, ni nous en dispenser. Et puisqu'il nous a faits tels que nous pouvons suivre ou ne suivre pas cette loi naturelle et indispensable, il faut que nous soyons tels que nous puissions être ou punis ou récompensés. Oui, Ariste, si nous sommes libres, c'est une conséquence que nous pouvons être heureux ou malheureux; et si nous sommes capables

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