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Cela suffit, Ariste, pour un premier entretien. Tâchez de vous accoutumer aux idées métaphysiques et de vous élever au-dessus ́de vos sens. Vous voilà, si je ne me trompe, transporté dans un monde intelligible. Contemplez-en les beautés. Repassez dans votre esprit tout ce que je viens de vous dire. Nourrissez-vous de la substance de la vérité, et préparez-vous à entrer plus avant dans ce pays inconnu, où vous ne faites encore qu'aborder. Je tâcherai demain de vous conduire jusqu'au tròne de la Majesté souveraine à qui appartient de toute éternité cette terre heureuse et immobile où habitent nos esprits.

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ARISTE. Je suis encore tout surpris et tout chancelant. Mon corps appesantit mon esprit, et j'ai peine à me tenir ferme dan's les vérités que vous m'avez découvertes; et cependant vous prétendez m'élever encore plus haut. La tète me tournera, Théodore; et si je me sens demain comme je me trouve aujourd'hui, je n'aurai pas l'assurance de vous suivre.

THÉODORE.

Méditez, Ariste, ce que je viens de vous dire, et demain je vous promets que vous serez prêt à tout. La méditation vous affermira l'esprit, et vous donnera de l'ardeur et des ailes pour passer les créatures et vous élever jusqu'à la présence du Créateur. Adieu, mon cher. Ayez bon courage.

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Adieu, Théodore, je vas faire ce que vous venez de

DEUXIÈME ENTRETIEN.

DE L'EXISTENCE DE DIEU.

Que nous pouvons voir en lui toutes choses, et que rien de fini ne peut le représenter. De sorte qu'il suffit de penser à lui pour savoir qu'il est.

THÉODORE. Hé bien, Ariste, que pensez-vous de ce monde intelligible où je vous conduisis hier? Votre imagination n'en estelle plus effrayée? Votre esprit marche-t-il d'un pas ferme et assuré dans ce pays des esprits méditatifs, dans cette région inaccessible à ceux qui n'écoutent que leurs sens?

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ARISTE. Le beau spectacle, Théodore, que l'archétype de l'univers! Je l'ai contemplé avec une extrême satisfaction. Que la surprise est agréable lorsque sans souffrir la mort l'âme se trouve transportée dans le pays de la vérité, où elle rencontre abondamment de quoi se nourrir! Je ne suis pas, il est vrai, encore bien accoutumé à cette manne céleste, à cette nourriture toute spirituelle. Elle me paraît dans certains moments bien creuse et bien

légère. Mais quand je la goûte avec attention, j'y trouve tant de saveur et de solidité, que je ne puis plus me résoudre à venir paître avec les brutes sur une terre matérielle.

THÉODORE.

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Oh oh! mon cher Ariste, que me dites-vous là? Parlez-vous sérieusement?

ARISTE. Fort sérieusement. Non, je ne veux plus écouter mes sens. Je veux toujours rentrer dans le plus secret de moi-même, et vivre de l'abondance que j'y trouve. Mes sens sont propres à conduire mon corps à sa pâture ordinaire je consens qu'il les suive. Mais que je les suive, moi ! c'est ce que je ne ferai plus. Je veux suivre uniquement la raison, et marcher par mon attention dans ce pays de la vérité, où je trouve des mets délicieux et qui seuls peuvent nourrir des intelligences.

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THÉODORE. C'est donc à ce coup que vous avez oublié que vous avez un corps. Mais vous ne serez pas long-temps sans penser à lui, ou plutôt sans penser par rapport à lui. Ce corps que vous négligez présentement vous obligera bientôt à le mener paître vous-même et à vous occuper de ses besoins. Car maintenant l'esprit ne se dégage pas si facilement de la matière. Mais pendant que vous voilà pur esprit, dites-moi, je vous prie, qu'avez-vous découvert dans le pays des idées? Savez-vous bien présentement ce que c'est que cette raison dont on parle tant dans ce monde matériel et terrestre, et que l'on y connaît si peu? Je vous promis hier de vous élever au-dessus de toutes les créatures, et de vous conduire jusqu'en présence du Créateur. N'y auriez-vous point volé de vous-même, et sans penser à Théodore?

I. ARISTE. Je vous l'avoue, j'ai cru que, sans manquer au respect que je vous dois, je pouvais aller scul dans le chemin que vous m'avez montré. Je l'ai suivi, et j'ai, ce me semble, connu clairement ce que vous me dites hier, savoir, que la raison universelle est une nature immuable, et qu'elle ne se trouve qu'en Dieu. Voici en peu de mots toutes mes démarches; jugez-en, et dites-moi si je me suis égaré. Après que vous m'eûtes quitté, je demeurai quelque temps tout chancelant et tout interdit. Mais une secrète ardeur me pressant, il me sembla que je me dis à moimême, je ne sais comment : La raison m'est commune avec Théodore; pourquoi donc ne puis-je sans lui la consulter et la suivre? Je la consultai, et je la suivis; et elle me conduisit, si je ne me trompe, jusqu'à celui qui la possède en propre, et par la nécessité de son être, car il me semble qu'elle y conduit tout naturellement. Voici donc tout simplement et sans figure le raisonnement que je fis: L'étendue intelligible infinie n'est point une modification de mon

esprit; elle est immuable, éternelle, nécessaire. Je ne puis douter de sa réalité et de son immensité. Or, tout ce qui est immuable, éternel, nécessaire, et surtout infini, n'est point une créature, et ne peut appartenir à la créature. Donc elle appartient au créateur, et ne peut se trouver qu'en Dieu. Donc il y a un Dieu et une raison: un Dieu dans lequel se trouve l'archétype que je contemple du monde créé que j'habite; un Dieu dans lequel se trouve la raison qui m'éclaire par les idées purement intelligibles qu'elle fournit abondamment à mon esprit et à celui de tous les hommes. Car je suis sûr que tous les hommes sont unis à la même raison que moi; puisque je suis certain qu'ils voient ou peuvent voir ce que je vois quand je rentre en moi-même, et que j'y découvre les vérités ou les rapports nécessaires que renferme la substance intelligible de la raison universelle qui habite en moi, ou plutôt dans laquelle habitent toutes les intelligences.

II. THEODORE. Vous ne vous êtes point égaré, mon cher Ariste. Vous avez suivi la raison, et elle vous a conduit à celui qui l'engendre de sa propre substance et qui la possède éternellement. Mais ne vous imaginez pas qu'elle vous ait découvert la nature de l'Être suprême auquel elle vous a conduit. Lorsque vous contemplez l'étendue intelligible, vous ne voyez encore que l'archétype du monde matériel que nous habitons, et celui d'une infinité d'autres possibles. A la vérité, vous voyez alors la substance divine; car il n'y a qu'elle qui soit visible, ou qui puisse éclairer l'esprit. Mais vous ne la voyez pas en elle-même, ou selon ce qu'elle est. Vous ne la voyez que selon le rapport qu'elle a aux créatures matérielles, que selon qu'elle est participable par elles, ou qu'elle en est représentative. Et par conséquent ce n'est point Dieu, à proprement parler, que vous voyez, mais seulement la matière qu'il peut produire.

Vous voyez certainement par l'étendue intelligible infinie que Dieu est; car il n'y a que lui qui renferme ce que vous voyez, puisque rien de fini ne peut contenir une réalité infinie. Mais vous ne voyez pas ce que Dieu est, car la Divinité n'a point de bornes dans ses perfections; et ce que vous voyez, quand vous pensez à des espaces immenses, est privé d'une infinité de persections. Je dis ce que vous voyez, et non la substance qui vous représente ce que vous voyez; car cette substance que vous ne voyez pas en ellemême a des perfections infinies.

Assurément la substance qui renferme l'étendue intelligible est toute puissante. Elle est infiniment sage. Elle renferme une infinité de perfections et de réalités. Elle renferme, par exemple, une infi

nité de nombres intelligibles. Mais cette étendue intelligible n'a rien de commun avec toutes ces choses. Il n'y a nulle sagesse, nulle puissance, aucune unité dans cette étendue que vous contemplez; car vous savez que tous les nombres sont commensurables entre eux, parce qu'ils ont l'unité pour commune mesure. Si donc les parties de cette étendue divisées et subdivisées par l'esprit pouvaient se réduire à l'unité, elles seraient toujours par cette unité commensurables entre elles, ce que vous savez certainement être faux. Ainsi la substance divine dans sa simplicité, où nous ne pouvons atteindre, renferme une infinité de perfections intelligibles toutes différentes, par lesquelles Dieu nous éclaire sans se faire voir à nous tel qu'il est, ou selon sa réalité particulière et absolue, mais selon sa réalité générale et relative à des ouvrages possibles. Cependant tâchez de me suivre je vas vous conduire le plus près de la Divinité qu'il me sera possible.

III. L'étendue intelligible infinie n'est l'archétype que d'une infinité de mondes possibles semblables au nôtre. Je ne vois par elle que tels et tels êtres, que des êtres matériels. Quand je pense à cette étendue, je ne vois la substance divine qu'en tant qu'elle est représentative des corps et participable par eux. Mais prenez garde: quand je pense à l'être, et non à tels et tels êtres; quand je pense à l'infini, et non à tel ou tel infini, il est certain premièrement que je ne vois point une si vaste réalité dans les modifications de mon esprit; car si je ne puis trouver en elles assez de réalité pour me représenter l'infini en étendue, à plus forte raison n'y en trouverai-je point assez pour me représenter l'infini en toutes manières. Ainsi il n'y a que Dieu, que l'infini, que l'être indéterminé, ou que l'infini infiniment infini, qui puisse contenir la réalité infiniment infinie que je vois quand je pense à l'ètre, et non à tels ou tels êtres, ou à tels et tels infinis.

IV. En second lieu, il est certain que l'idée de l'être, de la réalité, de la perfection indéterminée, ou de l'infini en toutes manières, n'est point la substance divine en tant que représentative de telle créature, ou participable par telle créature; car toute créature est nécessairement un tel être. Il y a contradiction que Dieu fasse ou engendre un être en général ou infini en toutes manières qui ne soit Dieu lui-même ou égal à son principe. Le Fils et le Saint-Esprit ne participent point à l'ètre divin, ils le reçoivent tout entier; ou, pour parler de choses plus proportionnées à notre esprit, il est évident que l'idée du cercle en général n'est point l'étendue intelligible en tant que représentative de tel cercle, ou participable par tel cercle. Car l'idée du cercle en général, ou l'essence

du cercle, représente des cercles infinis, convient à des cercles infinis. Cette idée renferme celle de l'infini; car penser à un cercle en général, c'est apercevoir, comme un seul cercle, des cercles infinis. Je ne sais si vous concevez ce que je veux vous faire comprendre. Le voici en deux mots : c'est que l'idée de l'être sans restriction, de l'infini, de la généralité, n'est point l'idée des créatures, ou l'essence qui leur convient, mais l'idée qui représente la Divinité, ou l'essence qui lui convient. Tous les êtres particuliers participent à l'ètre; mais nul être particulier ne l'égale. L'ètre renferme toutes choses; mais tous les êtres et créés et possibles, avec toute leur multiplicité, ne peuvent remplir la vaste étendue de l'ètre. ARISTE. Il me semble que je vois bien votre pensée. Vous définissez Dieu comme il s'est défini lui-même en parlant à Moïse : Dieu, c'est celui qui est 1. L'étendue intelligible est l'idée ou l'arché– type des corps. Mais l'être sans restriction, en un mot l'Etre, c'est l'idée de Dieu; c'est ce qui le représente à notre esprit tel que nous ⚫le voyons en cette vie.

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V. THÉODORE. Fort bien. Mais surtout prenez garde que Dieu ou l'infini n'est pas visible par une idée qui le représente. L'infini est à lui-même son idée. Il n'a point d'archétype. Il peut être connu, mais il ne peut être fait. Il n'y a que les créatures, que tels et tels ètres qui soient faisables, qui soient visibles par des idées qui les représentent, avant même qu'elles soient faites. On peut voir un cercle, une maison, un soleil, sans qu'il y en ait, car tout ce qui est fini se peut voir dans l'infini, qui en renferme les idées intelligibles. Mais l'infini ne se peut voir qu'en lui-même; car rien de fini ne peut représenter l'infini. Si on pense à Dieu, il faut qu'il soit. Tel ètre, quoique connu, peut n'exister point. On peut voir son essence sans son existence, son idée sans lui. Mais on ne peut voir l'essence de l'infini sans son existence, l'idée de l'ètre sans l'ètre: car l'Être n'a point d'idée qui le représente. Il n'a point d'archetype qui contienne toute sa réalité intelligible. Il est à luimême son archetype, et il renferme en lui l'archétype de tous les êtres.

Ainsi vous voyez bien que cette proposition, Il y a un Dieu, est par elle-même la plus claire de toutes les propositions qui affirment l'existence de quelque chose, et qu'elle est même aussi certaine que celle-ci : Je pense, donc je suis. Vous voyez de plus ce que c'est que Dieu, puisque Dieu, et l'ètre, ou l'infini, ne sont qu'une même chose.

VI. Mais, encore un coup, ne vous y trompez pas, vous ne voyez 1. Exode, 3, 14.

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