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que fort confusément, et comme de loin, ce que c'est que Dieu. Vous ne le voyez point tel qu'il est, parce que, quoique vous voyiez l'infini, ou l'ètre sans restriction, vous ne le voyez que d'une manière fort imparfaite. Vous ne le voyez point comme un être simple. Vous voyez la multiplicité des créatures dans l'infinité de l'ètre incréé, mais vous n'y voyez pas distinctement son unité. C'est que vous ne le voyez pas tant selon sa réalité absolue que selon ce qu'il est par rapport aux créatures possibles, dont il peut augmenter le nombre à l'infini, sans qu'elles égalent jamais la réalité qui les représente. C'est que vous le voyez comme raison universelle qui éclaire les intelligences selon la mesure de lumière qui leur est nécessaire maintenant pour se conduire et pour découvrir ses perfections en tant que participables par des êtres limités. Mais vous ne découvrez pas cette propriété qui est essentielle à l'infini, d'ètre en même temps un et toutes choses, composé, pour ainsi dire, d'une infinité de perfections différentes, et tellement simple qu'en lui chaque perfection renferme toutes les autres sans aucune distinction réelle '.

Dieu ne communique pas sa substance aux créatures, il ne leur communique que ses perfections; non telles qu'elles sont dans sa substance, mais telles que sa substance les représente, et que la limitation des créatures le peut porter. L'étendue intelligible, par exemple, représente les corps; c'est leur archétype ou leur idée. Mais quoique cette étendue n'occupe aucun lieu, les corps sont étendus localement; et ils ne peuvent être que localement étendus, à cause de la limitation essentielle aux créatures, et que toute substance finie ne peut avoir cette propriété incompréhensible à l'esprit humain, d'être en même temps un et toutes choses, parfaitement simple, et posséder toutes sortes de perfections.

Ainsi l'étendue intelligible représente des espaces infinis, mais elle n'en remplit aucun et quoiqu'elle remplisse, pour ainsi dire, tous les esprits, et se découvre à eux, il ne s'ensuit nullement que notre esprit soit spacieux. Il faudrait qu'il le fût infiniment pour voir des espaces infinis, s'il les voyait par une union locale à des espaces localement étendus 2.

La substance divine est partout sans extension locale. Elle n'a point de bornes. Elle n'est point renfermée dans l'univers. Mais ce n'est point cette substance, en tant que répandue partout, que nous voyons lorsque nous pensons à des espaces; car si cela était, notre esprit étant fini, nous ne pourrions jamais penser à des espaces

1. Voy. la Première Lettre touchant la défense de M. Arnauld, remarq. 3o. 2. Voy. la même Lettre, seconde remarque, n. 11 et les suivants.

infinis. Mais l'étendue intelligible que nous voyons dans la substance divine qui la renferme n'est que cette même substance en tant que représentative des êtres matériels et participable par eux. Voilà tout ce que je puis vous dire. Mais remarquez bien que l'être sans restriction, ou l'infini en toutes manières que nous apercevons, n'est point seulement la substance divine en tant que représentative de tous les êtres possibles; car quoique nous n'ayons point des idées particulières de tous ces êtres, nous sommes assurés qu'ils ne peuvent égaler la réalité intelligible de l'infini. C'est donc en un sens la substance même de Dieu que nous voyons. Mais nous ne la voyons en cette vie que d'une manière si confuse et si éloignée, que nous voyons plutôt qu'elle est la source et l'exemplaire de tous les êtres que sa propre nature ou ses perfections en elles-mêmes.

ARISTE. N'y a-t-il point quelque contradiction dans ce que vous me dites? Si rien de fini ne peut avoir assez de réalité pour représenter l'infini, ce qui me paraît évident, n'est-ce pas une nécessité qu'on voie la substance de Dieu en elle-même ?

VII. THÉODORE. Je ne vous nie pas qu'on ne voie la substance de Dieu en elle-même. On la voit en elle-même en ce sens, que l'on ne la voit point par quelque chose de fini qui la représente. Mais on ne la voit point en elle-même, en ce sens, qu'on atteigne à sa simplicité et que l'on y découvre ses perfections.

Puisque vous demeurez d'accord que rien de fini ne peut représenter la réalité infinie, il est clair que si vous voyez l'infini, vous ne le voyez qu'en lui-même. Or, il est certain que vous le voyez; car autrement, quand vous me demandez s'il y a un Dieu, ou un être infini, vous me feriez une demande ridicule par une proposition dont vous n'entendriez pas les termes. C'est comme si vous me demandiez s'il y a un Blictri2, c'est-à-dire une telle chose, sans savoir quoi.

Assurément tous les hommes ont l'idée de Dieu, ou pensent à l'infini, lorsqu'ils demandent s'il y en a un. Mais ils croient pouvoir y penser sans qu'il y en ait, parce qu'ils ne font pas réflexion que rien de fini ne peut le représenter. Comme ils peuvent penser à bien des choses qui ne sont point, à cause que les créatures peuvent être vues sans qu'elles soient, car on ne les voit point en ellesmêmes, mais dans les idées qui les représentent, ils s'imaginent qu'il en est de même de l'infini, et qu'on peut y penser sans qu'il

1. Voy. la Première Lettre touchant la défense de M. Arnauld et ci-dessous Entretien VIII.

2. C'est un terme qui ne réveille aucune idée.

soit. Voilà ce qui fait qu'ils cherchent, sans le reconnaître, celui qu'il rencontrent à tous moments, et qu'ils reconnaîtraient bientôt s'ils rentraient en eux-mêmes et faisaient réflexion sur leurs idées.

ARISTE. Vous me convainquez, Théodore, mais il me reste encore quelque doute. C'est qu'il me semble que l'idée que j'ai de l'ètre en général ou de l'infini est une idée de ma façon. Il me semble que l'esprit peut se faire des idées générales de plusieurs idées particulières. Quand on a vu plusieurs arbres, un pommier, un poirier, un prunier, etc., on s'en fait une idée générale d'arbre. De même quand on a vu plusieurs êtres, on s'en forme l'idée gé-nérale de l'ètre. Ainsi cette idée générale de l'ètre n'est peut-être qu'un assemblage confus de tous les autres. C'est ainsi qu'on me l'a appris, et que je l'ai toujours entendu.

VIII. THÉODORE. Votre esprit, Ariste, est un merveilleux ouvrier. Il sait tirer l'infini du fini, l'idée de l'être sans restriction des idées de tels et tels ètres. C'est peut-être qu'il trouve dans son propre fonds assez de réalité pour donner à des idées finies ce qui leur manque pour être infinies. Je ne sais si c'est ainsi qu'on vous l'a appris, mais je crois savoir que vous ne l'avez jamais bien compris. ARISTE. Si nos idées étaient infinies, assurément elles ne seraient point notre ouvrage, ni des modifications de notre esprit. Cela ne se peut contester. Mais peut-être sont-elles finies, quoique par elles nous puissions apercevoir l'infini; ou bien l'infini que nous voyons n'est point tel dans le fond. Ce n'est, comme je viens de vous dire, que l'assemblage confus de plusieurs choses finies. L'idée générale de l'être n'est peut-être qu'un amas confus des idées de tels et tels êtres. J'ai de la peine à m'òter cette pensée de l'esprit.

IX. THÉODORE. Oui, Ariste, nos idées sont finies, si par nos idées vous entendez nos perceptions ou les modifications de notre esprit. Mais si vous entendez par l'idée de l'infini ce que l'esprit voit quand il y pense, ou ce qui est alors l'objet immédiat de l'esprit, assurément cela est infini, car on le voit tel. Prenez-y garde, vous dis-je, on le voit tel. L'impression que l'infini fait sur l'esprit est finie. Il y a même plus de perception dans l'esprit, plus d'impression d'idée, en un mot plus de pensée, lorsqu'on connaît clairement et distinctement un petit objet, que lorsqu'on pense confusément à un grand ou même à l'infini. Mais quoique l'esprit soit presque toujours plus touché, plus pénétré, plus modifié par une idée finie que par une infinie, néanmoins il y a bien plus de réalité dans l'idée infinie que dans la finie, dans l'être sans restriction que dans tels et tels êtres.

Vous ne sauriez vous ôter de l'esprit que les idées générales ne sont qu'un assemblage confus de quelques idées particulières, ou du moins que vous avez le pouvoir de les former de cet assemblage. Voyons ce qu'il y a de vrai et de faux dans cette pensée dont vous êtes si fort prévenu. Vous pensez, Ariste, à un cercle d'un pied de diamètre, ensuite à un de deux pieds, à un de trois, à un de quatre, etc., et enfin vous ne déterminez point la grandeur du diamètre, et vous pensez à un cercle en général. L'idée de ce cercle en général, direz-vous, n'est donc que l'assemblage confus des cercles auxquels j'ai pensé. Certainement cette conséquence est fausse; car l'idée du cercle en général représente des cercles infinis, et leur convient à tous; et vous n'avez pensé qu'à un nombre fini de cercles.

C'est donc plutôt que vous avez trouvé le secret de former l'idée de cercle en général de cinq ou six que vous avez vus. Et cela est vrai en un sens, el faux en un autre. Cela est faux en ce sens, qu'il y ait assez de réalité dans l'idée de cinq ou six cercles pour en former l'idée de cercle en général. Mais cela est vrai en ce sens, qu'après avoir reconnu que la grandeur des cercles n'en change point les propriétés, vous avez peut-être cessé de les considérer l'un après l'autre selon leur grandeur déterminée, pour les considérer en général selon une grandeur indéterminée. Ainsi vous avez, pour ainsi dire, formé l'idée de cercle en général en répandant l'idée de la généralité sur les idées confuses des cercles que vous avez imaginés. Mais je vous soutiens que vous ne sauriez former des idées générales que parce que vous trouvez dans l'idée de l'infini assez de réalité pour donner de la généralité à vos idées. Vous ne pouvez penser à un diamètre indéterminé que parce que vous voyez l'infini dans l'étendue, et que vous pouvez l'augmenter ou la diminuer à l'infini. Je vous soutiens que vous ne pourriez jamais penser à ces formes abstraites de genres et d'espèces, si l'idée de l'infini, qui est inséparable de votre esprit, ne se joignait tout naturellement aux idées particulières que vous apercevez. Vous pourriez penser à tel cercle, mais jamais au cercle. Vous pourriez apercevoir telle égalité de rayons, mais jamais une égalité générale entre des rayons indéterminés. La raison est que toute idée finie et déterminée ne peut jamais représenter rien d'infini et d'indéterminé. Mais l'esprit joint sans réflexion à ses idées finies l'idée de la généralité qu'il trouve dans l'infini; car de même que l'esprit répand sur l'idée de telle étendue, quoique divisible à l'infini, l'idée de l'unité indivisi– ble, il répand aussi sur quelques idées particulières l'idée générale d'une parfaite égalité. Et c'est ce qui le jette dans une infinité d'er

reurs; car toute la fausseté de nos idées vient de ce que nous les confondons entre elles, et que nous les mèlons encore avec nos propres modifications. Mais c'est de quoi nous parlerons une autre fois. ARISTE. Tout cela est fort bien, Théodore. Mais n'est-ce point que vous regardez nos idées comme distinguées de nos perceptions? Il me semble que l'idée du cercle en général n'est qu'une perception confuse de plusieurs cercles de diverses grandeurs, c'est-à-dire un amas de diverses modifications de mon esprit presque effacées, dont chacune est l'idée ou la perception de tel cercle 1.

X. THÉODORE. —Oui, sans doute, je mets bien de la différence entre nos idées et nos perceptions, entre nous qui apercevons et ce que nous apercevons. C'est que je sais que le fini ne peut trouver en lui de quoi se représenter l'infini. C'est que je sais, Ariste, que je ne renferme en moi aucune réalité intelligible; et que bien loin de trouver en ma substance les idées de toutes choses, je n'y trouve pas même l'idée de mon être propre; car je suis éntièrement inintelligible à moi-même, et je ne verrai jamais ce que je suis que lorsqu'il plaira à Dieu de me découvrir l'idée, ou l'archétype des esprits que renferme la raison uuiverselle. Mais c'est de quoi nous nous entretiendrons une autre fois 2.

Assurément, Ariste, si vos idées n'étaient que des modifications de votre esprit, l'assemblage confus de mille et mille idées ne serait jamais qu'un composé confus, incapable d'aucune généralité. Prenez vingt couleurs différentes, mêlez-les ensemble pour exciter en vous une couleur en général; produisez en vous dans un même temps plusieurs sentiments différents pour en former un sentiment en général : vous verrez bientôt que cela n'est pas possible; car en mêlant diverses couleurs, vous ferez du vert, du gris, du bleu, toujours quelque couleur particulière. L'étourdissement n'est qu'un assemblage confus d'une infinité de sentiments ou de modifications de l'âme; mais ce n'est néanmoins qu'un sentiment particulier. C'est que toute modification d'un être particulier, tel qu'est notre esprit, ne peut être que particulière. Elle ne peut jamais s'élever à la généralité qui se trouve dans les idées. Il est vrai que vous pouvez penser à la douleur en général, mais vous ne sauriez jamais être modifié que par une douleur particulière. Et si vous pouvez penser à la douleur en général, c'est que vous pouvez joindre la généralité à toutes choses. Mais, encore un coup, vous ne sauriez

1. Voy. la Réponse au livre des Vraies et des Fausses idées.

2. Voy. la seconde partie du liv. III, de la Rech. de la Vérité, ch. 7, n. 4, et l'Éclaircissement qui répond à ce chapitre.

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