Page images
PDF
EPUB

de cette chose inconnue qu'on appelle corps, et que toutes les modalités peuvent cesser d'ètre.

1

[ocr errors]

THÉODORE. J'ai déjà répondu à la question que vous me faites ; mais elle est si importante, que bien qu'elle soit hors de propos, je suis bien aise de vous faire remarquer que sa résolution dépend, aussi bien que toutes les autres vérités, de ce grand principe, que la raison universelle renferme les idées qui nous éclairent, et que les ouvrages de Dieu ayant été formés sur ces idées, on ne peut mieux faire que de les contempler pour découvrir la nature ou les propriétés des êtres créés. Prenez donc garde: nous pouvons penser à de l'étendue sans penser à autre chose. C'est donc un ètre ou une substance, et non une manière d'être; car on ne peut penser à une manière d'être sans penser à l'être qu'elle modifie, puisque les manières d'être ne sont que l'être même de telle et telle façon. On ne peut penser à des figures et à des mouvements sans penser à l'étendue, parce que les figures et les mouvements ne sont que des manières d'être de l'étendue. Cela est clair, si je ne me trompe; et si cela ne vous paraît pas tel, je vous soutiens que vous n'avez plus aucun moyen de distinguer les modalités des substances d'avec les substances mêmes. Si cela ne vous paraît pas évident, ne philosophons pas davantage; car.......

ARISTE. Philosophons, je vous prie.

THÉODORE. Philosophons. L'idée ou l'archétype de l'étendue est éternelle et nécessaire. Nous voyons cette idée, comme je vous, l'ai déjà prouvé; et Dieu la voit aussi, puisqu'il n'y a rien en lui qu'il ne découvre. Nous la voyons, dis-je, clairement et distinctement, sans penser à autre chose. Nous pouvons l'apercevoir seule, ou plutôt nous ne pouvons pas l'apercevoir comme la manière d'être de quelque autre chose, car elle ne renferme aucun rapport nécessaire aux autres idées. Or, Dieu peut faire ce qu'il voit, et qu'il nous fait voir dans sa lumière clairement et distinctement. Il peut faire tout ce qui ne renferme point de contradiction, car il est toutpuissant. Donc il peut faire de l'étendue toute seule. Cette étendue sera donc un être ou une substance; et l'idée que nous en avons nous représentera sa nature. Supposé donc que Dieu ait créé de cette étendue, assurément il y aura de la matière. Car quel genre d'être serait-ce que cette étendue? Or, je crois que vous voyez bien que cette matière est incapable de penser, de sentir, de rai

sonner.

ARISTE. Je vous avoue que nos idées étant nécessaires et éternelles, et les mêmes que Dieu consulte, s'il agit, il sera ce que ces 1. Entretien I, u. 2.

idées représentent, et que nous ne nous tromperons point si nous n'attribuons à la matière que ce que nous voyons dans son archétype. Mais vous ne voyez peut-être pas cet archetype tout entier. Les modalités de l'étendue ne pouvant être que des rapports de distance, l'étendue est incapable de penser. J'en conviens. Mais le sujet de l'étendue, cette autre chose qui est peut-être renfermée dans l'archétype de la matière, et qui nous est inconnue, cela pourra

bien penser.

XII. THEODORE. Cela pourra bien davantage, car cela pourra tout ce que vous voudrez, sans que personne vous le puisse contester. Cela pourra avoir mille et mille facultés, vertus, propriétés admirables. Cela pourra agir dans votre âme, l'éclairer, la rendre heureuse et malheureuse en un mot, il y aura autant de puissances, et, si vous poussez la chose, autant de divinités qu'il y a de différents corps; car en effet, que sais-je si cette autre chose, que vous prenez pour l'essence de la matière, n'a point toutes les qualités qu'il vous plaira de lui attribuer, puisque je n'en ai nulle connaissance! Vous voyez peut-être par là que, pour connaître les ouvrages de Dieu, il faut consulter les idées qu'il nous en donne, celles qui sont claires, celles sur lesquelles il les a formés; et qu'on court de très-grands dangers si on suit une autre voie. Car si nous consultons nos sens, si nous nous rendons aveuglément à leur témoignage, ils nous persuaderont qu'il y a du moins certains corps dont la puissance et l'intelligence sont merveilleuses.

Nos sens nous disent que le feu répand la chaleur et la lumière. Ils nous persuadent que les animaux et les plantes travaillent à la conservation de leur être et de leur espèce, avec une espèce d'intelligence. Or, nous voyons bien que ces facultés sont autre chose que des figures et des mouvements. Nous jugeons donc, sur ces témoignages obscurs et confus de nos sens, qu'il faut qu'il y ait dans les corps quelque autre chose que de l'étendue, puisque toutes les modalités de l'étendue ne peuvent être que des mouvements et des figures. Mais consultons attentivement la raison. Arrêtons-nous à l'idée claire que nous avons des corps. Ne les confondons pas avec notre être propre, et nous découvrirons peut-être que nous leur attribuons des qualités et des propriétés qu'ils n'ont pas, et qui nous appartiennent uniquement.

Il se peut faire, dites-vous, que nous ne voyions pas tout entier l'archétype ou l'idée de la matière. Quand cela serait ainsi, nous ne devrions lui attribuer que ce que cette idée nous en représente ; car il ne faut point juger de ce qu'on ne connaît pas. Assurément, si les libertins croient qu'il leur est permis de raisonner sur des chi

mères dont ils n'ont aucune idée, ils doivent souffrir qu'on raisonne des choses par les idées qu'on en a. Mais pour leur ôter tout sujet de chute et de confiance dans leurs étranges erreurs, encore un coup, prenez garde que nous pouvons penser à l'étendue sans penser à autre chose, car c'est là le principe. Donc Dieu peut faire de l'étendue sans faire autre chose. Donc cette étendue subsistera sans cette chose inconnue qu'ils attribuent à la matière. Cette étendue sera donc une substance, et non une modalité de substance. Et voilà ce que je crois devoir appeler corps ou matière pour bien des raisons : non-seulement parce qu'on ne peut penser aux modalités des ètres sans penser aux êtres mêmes dont elles sont des modalités, et qu'il n'y a point d'autre voie pour distinguer les êtres de leurs modalités que de voir si on peut penser à ceux-là sans penser à celles-ci; mais encore parce que, par l'étendue toute seule et les propriétés que tout le monde lui attribue, on peut expliquer suffisamment tous les effets naturels, je veux dire qu'on ne remarque aucun effet de la matière dont on ne puisse découvrir la cause naturelle dans l'idée de l'étendue.

ARISTE. - Ce que vous dites là me paraît convaincant. Je com→ prends plus clairement que jamais que, pour connaître les ouvrages de Dieu, il faut consulter attentivement les idées qu'il renferme dans sa sagesse, et faire taire nos sens et surtout notre imagination. Mais cette voie de découvrir la vérité est si rude et si pénible, qu'il n'y a presque personne qui la suive. Pour juger si le son est dans l'air, il suffit de faire du bruit. Rien n'est plus commode. Mais l'esprit travaille furieusement dans l'attention qu'il donne aux idées qui ne frappent point les sens. On se lasse bientôt je le sais par expérience. Que vous êtes heureux de pouvoir méditer sur les matières métaphysiques!

THEODORE. Je suis fait comme les autres, mon cher Ariste. Jugez de moi par vous-même, et vous me ferez honneur, vous ne vous tromperez qu'à mon avantage. Que voulez-vous? Cette difficulté que nous trouvons tous à nous unir à la raison est une peine et une preuve du péché, et la rébellion du corps en est le principe. Nous sommes condamnés à gagner notre vie à la sueur de notre front. Il faut maintenant que l'esprit travaille pour se nourrir de la vérité. Cela est commun à tous les hommes. Mais, croyez-moi, cette viande des esprits est si délicieuse, et donne à l'âme tant d'ardeur lorsqu'on en a goûté, que quoiqu'on se lasse de la rechercher, on ne se lasse jamais de la désirer et de recommencer ses recherches; car c'est pour elle que nous sommes faits. Mais si je vous ai trop fatigué, donnez-moi cet instrument, afin que je soulage votre atten

tion, et que je rende sensibles, autant que cela se peut, les vérités que je veux vous faire comprendrè.

ARISTE. Que voulez-vous faire? Je comprends clairement que le son n'est point répandu dans l'air, et qu'une corde ne peut le produire. Les raisons que vous venez de me dire me paraissent convaincantes; car enfin le son ni le pouvoir de le produire n'est point renfermé dans l'idée de la matière, puisque toutes les modalités des corps ne consistent que dans des rapports de distance. Cela me suffit. Néanmoins voici encore une preuve qui me frappe et qui me convainc c'est que, dans une fièvre que j'eus il y a quelque temps, j'entendais sans cesse le hurlement d'un animal qui sans doute ne hurlait plus, car il était mort. Je pense aussi que dans le sommeil il vous arrive comme à moi d'entendre un concert, ou du moins le son de la trompette ou du tambour, quoiqu'alors tout soit dans un grand silence. J'entendais donc, étant malade, des cris et des hurlements; car je me souviens encore aujourd'hui qu'ils me faisaient beaucoup de peine. Or, ces sons désagréables n'étaient point dans l'air, quoique je les y entendisse aussi bien que celui que fait cet instrument. Donc, quoiqu'on entende les sons comme ré– pandus dans l'air, il ne s'ensuit pas qu'ils y soient. Ils ne se trouvent effectivement que dans l'âme, car ce ne sont que des sentiments qui la touchent, que des modalités qui lui appartiennent. Je pousse même les choses plus loin; car tout ce que vous m'avez dit jusqu'ici me porte à croire qu'il n'y a rien dans les objets de nos sens qui soit semblable aux sentiments que nous en avons. Ces objets ont rapport avec leurs idées, mais il me semble qu'ils n'ont nul rapport avec nos sentiments. Les corps ne sont que l'étendue capable de mouvement et de diverses figures. Cela est évident lorsque l'on consulte l'idée qui les représente.

THÉODORE.

Les corps, dites-vous, n'ont rien de semblable aux sentiments que nous avons; et pour en connaître les propriétés il ne faut pas consulter les sens, mais l'idée claire de l'étendue qui représente leur nature. Retenez bien cette importante vérité.

ARISTE.

Cela est évident, et je ne l'oublierai jamais.

XIII. THÉODore. - Jamais! Bien donc, dites-moi, je vous prie, ce que c'est qu'une octave et une quinte; ou plutôt enseignez-moi ce qu'il faut faire pour entendre ces consonnances.

[ocr errors]

ARISTE. Cela est bien facile. Touchez cette corde entière, et ensuite mettez là votre doigt, et touchez l'une ou l'autre partie de la corde, et vous entendrez l'octave,

THÉODORE. Pourquoi là mon doigt, et non pas ici?

ARISTE.

[ocr errors]

C'est qu'ici vous feriez une quinte, et non une octave. Regardez, regardez. Voilà tous les tons marqués. Vous riez? THÉODORE. Me voilà bien savant, Ariste. Je puis vous faire entendre tous les tons que je voudrai. Mais si nous avions brisé notre instrument, toute notre science serait en morceaux.

[ocr errors]

ARISTE. Point du tout. J'en referais bien un autre. Ce n'est qu'une corde sur un ais. Tout le monde en peut faire autant.

THÉODORE. - Oui; mais cela ne suffit pas. Il faut marquer exactement les consonnances sur cet ais. Comment le diviseriez-vous donc pour marquer où il faut mettre le doigt afin d'entendre l'octave, la quinte, et les autres consonnances?

ARISTE. - Je toucherais la corde entière, et en glissant le doigt je prendrais le ton que je voudrais marquer; car je sais même assez la musique pour accorder les instruments.

THÉODORE. Votre méthode n'est guère exacte, puisque ce n'est qu'en tâtonnant que vous trouvez ce que vous cherchez. Mais si vous deveniez sourd, ou plutôt si le petit nerf qui bande le tambour de votre oreille, et qui l'accorde avec votre instrument, venait à se relâcher, que deviendrait votre science? Ne pourriezvous plus marquer exactement les différents tons? Est-ce qu'on ne peut devenir sourd sans oublier la musique? Si cela est, votre science n'est point fondée sur des idées claires. La raison n'y a point de part, car la raison est immuable et nécessaire.

ARISTE. Ah! Théodore! j'avais déjà oublié ce que je viens de vous dire, que je n'oublierais jamais. A quoi est-ce que je pense? Je vous ai fait de plaisantes réponses. Vous aviez sujet d'en rire. C'est que naturellement j'écoute plus mes sens que ma raison. Je suis si accoutumé à consulter mes oreilles, que je ne pensais pas bien à ce que vous me demandiez. Voici une autre réponse dont vous serez plus content. Pour marquer l'octave sur cet instrument, il faut diviser en deux parties égales l'espace qui répond à la corde; car si l'ayant touchée entière, on touche ensuite l'une ou l'autre de ses parties, on aura l'octave. Si on la touche entière, et ensuite les deux tiers, on aura la quinte. Et enfin si on la touche entière, et ensuite les trois quarts, on aura la quarte, et ces deux dernières consonnances monteront à l'octave.

XIV. THÉODORE. Cette réponse m'instruit. Je la comprends distinctement. Je vois bien par là que l'octave, ou plutôt la cause naturelle qui la produit, est comme 2 à 4, la quinte comme 3 à 2, la quarte comme 4 à 3. Ces rapports des nombres sont clairs. Et puisque vous me dites qu'une corde divisée et touchée selon la

« PreviousContinue »