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que votre approbation ne m'inspire quelque négligence et ne me fasse tomber dans l'erreur. Craignez pour moi, et défiez-vous de tout ce que vous peut dire un homme sujet à l'illusion. Aussi bien n'apprendrez-vous rien, si vos réflexions ne vous mettent en possession des vérités que je vas tâcher de vous démontrer.

III. Il n'y a que trois sortes d'êtres dont nous ayons quelque connaissance, et avec qui nous puissions avoir quelque liaison: Dieu, ou l'Être infiniment parfait, qui est le principe ou la cause de toutes choses; des esprits, que nous ne connaissons que par le sentiment intérieur que nous avons de notre nature; des corps, dont nous sommes assurés de l'existence par la révélation que nous en avons. Car ce qu'on appelle un homme n'est qu'un composé....

ARISTE.- Doucement, Théodore. Je sais qu'il y a un Dieu ou un Etre infiniment parfait 1. Car, si j'y pense, et certainement j'y pense, il faut qu'il soit, puisque rien de fini ne peut représenter l'infini. Je sais aussi qu'il y a des esprits, supposé qu'il y ait des êtres qui me ressemblent; car je ne puis douter que je ne pense, et je sais que ce qui pense est autre chose que de l'étendue ou de la matière. Vous m'avez prouvé ces vérités. Mais que voulez-vous dire, que nous sommes assurés de l'existence des corps par la révélation nous en avons? Quoi donc! est-ce que nous ne les voyons et que nous ne les sentons pas? Nous n'avons pas besoin de révélation pour nous apprendre que nous avons un corps; lorsqu'on nous pique, nous le sentons bien vraiment.

que

THÉODORE. Oui, sans doute, nous le sentons. Mais ce sentiment de douleur que nous avons est une espèce de révélation. Cette expression vous frappe. Mais c'est exprès pour cela que je m'en sers; car vous oubliez toujours que c'est Dieu lui-même qui produit dans votre âme tous les divers sentiments dont elle est touchée à l'occasion des changements qui arrivent à votre corps en conséquence des lois générales de l'union des deux natures qui composent l'homme lois qui ne sont que les volontés efficaces et constantes du Créateur, ainsi que je vous l'expliquerai dans la suite. La pointe qui nous pique la main ne verse point la douleur par le trou qu'elle fait au corps. Ce n'est point l'âme non plus qui produit en elle ce sentiment incommode, puisqu'elle souffre la douleur malgré qu'elle en ait. C'est assurément une puissance supérieure. C'est donc Dieu lui-même qui, par les sentiments dont il nous frappe, nous révèle, à nous, ce qui se fait hors de nous, je veux dire dans notre corps, et dans ceux qui nous environnent. 1. Entretien II. 2. Entretien 1.

Souvenez-vous, je vous prie, de ce que je vous ai déjà dit tant de fois.

IV. ARISTE. J'ai tort, Théodore. Mais ce que vous me dites me fait naître dans l'esprit une pensée fort étrange. Je n'oserais presque vous la proposer, car j'appréhende que vous ne me traitiez de visionnaire. C'est que je commence à douter qu'il y ait des corps. La raison est que la révélation que Dieu nous donne de leur existence n'est pas sure. Car enfin il est certain que nous en voyons quelquefois qui ne sont point, comme lorsque nous dormons ou que la fièvre nous cause quelque transport au cerveau. Si Dieu, en conséquence de ses lois générales, comme vous dites, peut nous donner quelquefois des sentiments trompeurs, s'il peut par nos sens nous révéler des choses fausses, pourquoi ne le pourra-t-il pas toujours, et comment pourrons-nous discerner la vérité de la fausseté dans le témoignage obscur et confus de nos sens? Il me semble que la prudence m'oblige à suspendre mon jugement sur l'existence des corps. Je vous prie de m'en donner une démonstration exacte.

THÉODORE. Une démonstration exacte! C'est un peu trop, Ariste. Je vous avoue que je n'en ai point. Il me semble au contraire que j'ai une démonstration exacte de l'impossibilité d'une telle démonstration. Mais rassurez-vous. Je ne manque pas de preuves certaines et capables de dissiper votre doute. Et je suis bien aise qu'un tel doute vous soit venu dans l'esprit; car enfin, douter qu'il y a des corps par des raisons qui font qu'on ne peut douter qu'il y a un Dieu et que l'âme n'est point corporelle, c'est une marque certaine qu'on se met au-dessus de ses préjugés, et qu'au lieu d'assujettir la raison aux sens, comme font la plupart des hommes, on reconnaît le droit qu'elle a de prononcer en nous souverainement. Qu'il soit impossible de donner une démonstration exacte de l'existence des corps, en voici, si je ne me trompe, une preuve démonstrative.

V. La notion de l'Etre infiniment parfait ne renferme point de rapport nécessaire à aucune créature. Dieu se suffit pleinement à lui-même. La matière n'est donc point une émanation nécessaire de la Divinité. Du moins, ce qui me suffit présentement, il n'est pas évident qu'elle en soit une émanation nécessaire. Or, on ne peut donner une démonstration exacte d'une vérité qu'on ne fasse voir qu'elle a une liaison nécessaire avec son principe, qu'on ne fasse voir que c'est un rapport nécessairement renfermé dans les idées que l'on compare. Donc il n'est pas possible de démontrer en rigueur qu'il y a des corps.

En effet, l'existence des corps est arbitraire. S'il y en a, c'est que Dieu a bien voulu en créer. Or, il n'en est pas de même de cette volonté de créer des corps comme de celles de punir les crimes et de récompenser les bonnes œuvres, d'exiger de nous de l'amour et de la crainte, et le reste. Ces volontés de Dieu, et mille autres semblables, sont nécessairement renfermées dans la raison divine, dans cette loi substantielle qui est la règle inviolable des volontés de l'Etre infiniment parfait, et généralement de toutes les intelligences. Mais la volonté de créer des corps n'est point nécessairement renfermée dans la notion de l'Être infiniment parfait, de l'Etre qui se suffit pleinement à lui-même. Bien loin de cela, cette notion semble exclure de Dieu une telle volonté. Il n'y a donc point d'autre voie que la révélation qui puisse nous assurer que Dieu a bien voulu créer des corps; supposé néanmoins ce dont vous ne doutez plus, savoir, qu'ils ne sont point visibles par eux-mêmes, qu'ils ne peuvent agir dans notre esprit, ni se représenter à ́lui, et que notre esprit lui-même ne peut les connaître que dans les idées qui les représentent, ni lès sentir que par des modalités ou des sentiments dont ils ne peuvent être la cause qu'en conséquence des lois arbitraires de l'union de l'âme et du corps.

VI. ARISTE. Je comprends bien, Théodore, qu'on ne peut déduire démonstrativement l'existence des corps de la notion de l'Être infiniment parfait et qui se suffit à lui-même; car les volontés de Dieu qui ont rapport au monde ne sont point renfermées dans la notion que nous avons de lui. Or, n'y ayant que ces volontés qui puissent donner l'être aux créatures, il est clair qu'on ne peut démontrer que les vérités qui ont une liaison nécessaire avec leur principe. Ainsi, puisqu'on ne peut s'assurer de l'existence des corps par l'évidence d'une démonstration, il n'y a plus d'autre voie que l'autorité de la révélation. Mais cette voie ne me paraît pas sûre; car encore que je découvre clairement dans la notion de l'Être infiniment parfait qu'il ne peut vouloir me tromper, l'expérience m'apprend que ses révélations sont trompeuses: deux vérités que je ne puis accorder. Car enfin nous avons souvent des sentiments qui nous révèlent des faussetés. Tel sent de la douleur dans un bras qu'il n'a plus. Tous ceux que nous appelons fous voient devant eux des objets qui ne sont point. Et il n'y a peut-être personne qui en dormant n'ait été souvent tout ébranlé et tout épouvanté par de purs fantômes. Dieu n'est point trompeur; il ne peut vouloir tromper personne, ni les fous, ni les sages. Mais néanmoins nous sommes tous séduits par les sentiments dont il nous touche, et par lesquels il nous révèle l'existence des corps. Il est donc

très-certain que nous sommes trompés souvent; mais il me paraît peu certain que nous ne le soyons pas toujours. Voyons donc sur quel fondement vous appuyez la certitude que vous prétendez avoir qu'il y a des corps. VII. THÉODOre. Il y a en général des révélations de deux sortes les unes sont naturelles, les autres surnaturelles. Je veux dire que les unes se font en conséquence de quelques lois générales qui nous sont connues, selon lesquelles l'auteur de la nature agit dans notre esprit à l'occasion de ce qui arrive à notre corps; et les autres, par des lois générales qui nous sont inconnues, ou par des volontés particulières ajoutées aux lois générales, pour remédier aux suites fâcheuses qu'elles ont à cause du péché qui a tout déréglé. Or, les unes et les autres révélations, les naturelles et les surnaturelles, sont véritables en elles-mêmes. Mais les premières nous sont maintenant une occasion d'erreur, non qu'elles soient fausses par elles-mêmes, mais parce que nous n'en faisons pas l'usage pour lequel elles nous sont données, et que le péché a corrompu la nature et mis une espèce de contradiction dans le rapport que les lois générales ont avec nous. Certainement les lois générales de l'union de l'âme et du corps, en conséquence desquelles Dieu nous revèle que nous avons un corps et que nous sommes au milieu de beaucoup d'autres, sont très-sagement établies. Souvenez-vous de nos entretiens précédents. Elles ne sont point trompeuses par elles-mêmes dans leur institution, considérées avant le péché et dans les desseins de leur auteur; car il faut savoir que l'homme, avant son péché, avant l'aveuglement et le trouble que la rébellion de son corps a produits dans son esprit, connaissait clairement par la lumière de la raison :

4° Que Dieu seul pouvait agir en lui, le rendre heureux ou malheureux par le plaisir ou la douleur; en un mot, le modifier ou le toucher.

2o Il savait par expérience que Dieu le touchait toujours de la même manière dans les mêmes circonstances.

3o Il reconnaissait donc par l'expérience, aussi bien que par la raison, que la conduite de Dieu était et devait être uniforme.

4o Ainsi il était déterminé à croire qu'il y avait des ètres qui étaient les causes occasionnelles des lois générales, selon lesquelles il sentait bien que Dieu agissait en lui.

5° Lorsqu'il le voulait, il pouvait s'empêcher de sentir l'action des objets sensibles.

6o Le sentiment intérieur qu'il avait de ses propres volontés, et de l'action respectueuse et soumise de ces objets, lui apprenait done

qu'ils lui étaient inférieurs, puisqu'ils lui étaient subordonnés; car alors tout était parfaitement dans l'ordre.

70 Ainsi, consultant l'idée claire jointe au sentiment dont il était touché à l'occasion de ces objets, il voyait clairement que ce n'étaient que des corps, puisque cette idée ne représente que des corps.

8° Il concluait donc que les divers sentiments dont Dieu le touchait n'étaient que des révélations par lesquelles il lui apprenait qu'il avait un corps et qu'il était environné de plusieurs autres.

9o Mais sachant par la raison que la conduite de Dieu devait être uniforme, et par l'expérience, que les lois de l'union de l'âme et du corps étaient toujours les mêmes; voyant bien que ces lois n'étaient établies que pour l'avertir de ce qu'il devait faire pour conserver sa vie, il découvrait aisément qu'il ne devait juger de la nature des corps par les sentiments qu'il en avait, ni de leur existence par ces mêmes sentiments, que lorsque son cerveau était ébranlé par une cause étrangère, et non point par un mouvement d'esprits excité par une cause intérieure, Or il pouvait reconnaître quelle était la cause de l'ébranlement ou des traces actuelles de son cerveau, parce que le cours des esprits animaux était parfaitement soumis à ses volontés. Ainsi, il n'était point comme les fous ou les fébricitants, ni comme nous, dans le sommeil, sujet à prendre des fantômes pour des réalités. Tout cela me paraît évident, et une suite nécessaire de deux vérités incontestables: la première, que l'homme, avant le péché, avait des idées fort claires, et que son esprit était exempt de préjugés; la seconde, que son corps, ou du moins la principale partie de son cerveau, lui était parfaitement soumise.

Cela supposé, Ariste, vous voyez bien que les lois générales, en conséquence desquelles Dieu nous donne ces sentiments ou ces révélations naturelles qui nous assurent de l'existence des corps et du rapport qu'ils ont avec nous, sont très-sagement établies: ; vous voyez que ces révélations ne sont nullement trompeuses par elles-mêmes. On ne pouvait rien faire de mieux, par les raisons que je vous ai déjà dites. D'où vient donc qu'elles nous jettent maintenant dans une infinité d'erreurs? C'est assurément que notre esprit est obscurci, c'est que nous sommes remplis des préjugés de l'enfance, c'est que nous ne savons pas faire de nos sens l'usage pour lequel ils nous sont donnés. Et tout cela précisément, prenez-y garde, parce que nous avons perdu par notre faute le pouvoir que nous devrions avoir sur notre cerveau: car notre union avec la raison universelle est extrêmement affaiblie par la dépendance où

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