Page images
PDF
EPUB

nous sommes de notre corps; car enfin notre esprit est tellement situé entre Dieu qui nous éclaire et le corps qui nous aveugle, que plus il est uni à l'un, c'est une nécessité qu'il le soit d'autant moins à l'autre. Comme Dieu suit et doit suivre exactement les lois qu'il a établies de l'union des deux natures dont nous sommes composés, et que nous avons perdu le pouvoir d'empêcher les traces que les esprits rebelles font dans le cerveau, nous prenons des fantômes pour des réalités. Mais la cause de notre erreur ne vient point précisément de la fausseté de nos révélations naturelles, mais de l'imprudence et de la témérité de nos jugements, de l'ignorance où nous sommes de la conduite que Dieu doit tenir, du désordre, en un mot, que le péché a causé dans toutes nos facultés et du trouble qu'il a jeté dans nos idées, non en changeant les lois de l'union de l'âme et du corps, mais en soulevant notre corps, et en nous privant, par sa rébellion, de la facilité de pouvoir faire de ces lois l'usage pour lequel elles ont été établies. Vous comprendrez plus clairement tout ceci dans la suite de nos entretiens, ou quand vous y aurez médité. Cependant, Ariste, nonobstant tout ce que je viens de vous dire, je ne vois pas qu'il puisse y avoir de bonne raison de douter qu'il y ait des corps en général; car si je me puis tromper à l'égard de l'existence de tel corps, je vois bien que c'est à cause que Dieu suit exactement les lois de l'union de l'âme et du corps; je vois bien que c'est que l'uniformité de la conduite de Dieu ne doit pas être troublée par l'irrégularité de la nôtre, et que la perte que nous avons faite par notre faute du pouvoir que nous avions sur notre corps n'a dù rien changer dans les lois de son union avec notre âme. Cette raison me suffit pour m'empêcher de me tromper sur l'existence de tel corps. Je ne suis pas porté invinciblement à croire qu'il est; mais cette raison me manque, et je ne vois pas qu'il soit possible d'en trouver quelque autre pour m'empêcher de croire en général qu'il y a des corps, contre tous les divers sentiments que j'en ai sentiments tellement suivis, tellement enchaînés, si bien ordonnés, qu'il me paraît comme certain que Dieu voudrait nous tromper s'il n'y avait rien de tout ce que nous voyons.

VIII. Mais pour vous délivrer entièrement de votre doute spéculatif, la foi nous fournit une démonstration à laquelle il est impossible de résister; car qu'il y ait ou qu'il n'y ait point de corps, il est certain que nous en voyons et qu'il n'y a que Dieu qui nous en puisse donner les sentiments. C'est donc Dieu qui présente à mon esprit les apparences des hommes avec lesquels je vis, des livres que j'étudie, des prédicateurs que j'entends. Or, je lis dans l'ap

parence du nouveau Testament les miracles d'un homme-Dieu, sa résurrection, son ascension au ciel, la prédication des apôtres, son heureux succès, l'établissement de l'Église. Je compare tout cela avec ce que je sais de l'histoire, avec la loi des Juifs, avec les prophéties de l'ancien Testament. Ce ne sont encore là que des apparences. Mais, encore un coup, je suis certain que c'est Dieu seul qui me les donne, et qu'il n'est point trompeur. Je compare donc de nouveau toutes les apparences que je viens de dire avec l'idée de Dieu, la beauté de la religion, la sainteté de la morale, la nécessité d'un culte; et enfin je me trouve porté à croire ce que la foi nous enseigne. Je le crois, en un mot, sans avoir besoin de preuve démonstrative en toute rigueur; car rien ne me paraît plus déraisonnable que l'infidélité, rien de plus imprudent que de ne se pas rendre à la plus grande autorité qu'on puisse avoir dans des choses que nous ne pouvons examiner avec l'exactitude géométrique, ou parce que le temps nous manque, ou pour mille autres raisons. Les hommes ont besoin d'une autorité qui leur apprenne les vérités nécessaires, celles qui doivent les conduire à leur fin; et c'est renverser la Providence que de rejeter l'autorité de l'Église. Cela me paraît évident et je vous le prouverai dans la suite. Or, la foi m'apprend que Dieu a créé le ciel et la terre; elle m'apprend que l'Écriture est un livre divin. Et ce livre ou son apparence me dit nettement et positivement qu'il y a mille et mille créatures. Donc voilà toutes mes apparences changées en réalités. Il y a des corps, cela est démontré en toute rigueur, la foi supposée. Ainsi je suis assuré qu'il y a des corps, non-seulement par la révélation naturelle des sentiments que Dieu m'en donne, mais encore beaucoup plus par la révélation surnaturelle de la foi. Voilà, mon cher Ariste, de grands raisonnements contre un doute qui ne vient guère naturellement dans l'esprit. Il y a peu de gens assez philosophes pour le proposer. Et quoiqu'on puisse former contre l'existence des corps des difficultés qui paraissent insurmontables, principalement à ceux qui ne savent pas que Dieu doit agir en nous par des lois générales, cependant je ne crois pas que jamais personne en puisse douter sérieusement. Ainsi il n'était pas fort nécessaire de nous arrêter à dissiper un doute si peu dangereux; car je suis bien certain que vous-même n'aviez pas besoin de tout ce que je viens de vous dire pour vous assurer que vous êtes avec Théodore.

ARISTE. Je ne sais pas trop bien cela. Je suis certain que vous êtes ici. Mais c'est que vous me dites des choses qu'un autre ne me dirait pas et que je ne me dirais jamais à moi-même; car du reste l'amitié que j'ai pour Théodore est telle, que je le rencontre par

tout. Que sais-je si cette amitié venant encore à s'augmenter, quoique cela ne me paraisse guère possible, je pourrai toujours bien distinguer entre le vrai et le faux Théodore?

THÉODORE.

Vous n'êtes pas sage, mon cher Ariste. Ne vous déferez-vous jamais de ces manières flatteuses? Cela est indigne d'un philosophe.

-

Que vous êtes sévère ! Je ne m'attendais pas à cette

[ocr errors]

ARISTE. réponse. THÉODORE. Ni moi à la vôtre. Je croyais que vous suiviez mon raisonnement. Mais votre réponse me donne quelque sujet de craindre que vous ne m'ayez fait parler assez inutilement sur votre doute. La plupart des hommes proposent sans réflexion des difficultés ; et au lieu d'être sérieusement attentifs aux réponses qu'on leur donne, ils ne pensent qu'à quelque repartie qui fasse admirer la délicatesse de leur imagination. Bien loin de s'instruire mutuellement, ils ne pensent qu'à se flatter les uns les autres. Ils se corrompent ensemble par les inspirations secrètes de la plus criminelle des passions ; et au lieu d'étouffer tous ces sentiments qu'excite en eux la concupiscence de l'orgueil, au lieu de se communiquer les vrais biens dont la raison leur fait part, ils se donnent de l'encens qui les entête et qui les trouble.

ARISTE.

Ah! Théodore, que je sens vivement ce que vous me dites! Mais quoi! est-ce que vous lisez dans mon cœur ?

THÉODORE. - Non, Ariste. C'est dans le mien que je lis ce que je vous dis. C'est dans le mien que je trouve ce fonds de concupiscence et de vanité qui me fait médire du genre humain. Je ne sais rien de ce qui se passe dans votre cœur que par rapport à ce que je sens dans le mien. Je crains pour vous ce que j'appréhende pour moi. Mais je ne suis point assez téméraire pour juger de vos dispositions actuelles. Mes manières vous surprennent. Elles sont dures et incommodes, rustiques si vous le voulez. Mais quoi ! pensez-vous que l'amitié sincère, fondée sur la raison, cherche des détours et des déguisements? Vous ne connaissez pas les priviléges des méditatifs. Ils ont droit de dire sans façon à leurs amis ce qu'ils trouvent à redire dans leur conduite. Je voudrais bien, mon cher Ariste, remarquer dans vos réponses un peu plus de simplicité et beaucoup plus d'attention. Je voudrais que chez vous la raison fut toujours la supérieure, et que l'imagination se tût. Mais si elle est maintenant trop fatiguée de son silence, quittons la métaphysique. Nous la reprendrons une autre fois. Savez-vous bien que ce méditatif dont je vous parlais il y a deux jours veut venir ici ?

ARISTE. — Qui,
THÉODORE.

[ocr errors]

Théotime?

Eh bien, oui, Théotime lui-même.

ARISTE. Ah! l'honnête homme! Quelle joie !

-

[ocr errors]

que

d'honneur !

THÉODORE. Il a appris je ne sais comment que j'étais ici et que nous philosophions ensemble; car quand Ariste est quelque part on le sait bientôt. C'est que tout le monde veut l'avoir. Voilà ce que c'est que d'être bel esprit et d'avoir tant de qualités brillantes : il faut se trouver partout pour ne chagriner personne. On n'est plus à soi.

ARISTE.
THÉODORE.

Quelle servitude!

En voulez-vous être délivré? Devenez méditatif, et tout le monde vous laissera bientôt là. Le grand secret de se délivrer de l'importunité de bien des gens, c'est de leur parler raison, Le langage qu'ils n'entendent pas les congédie pour toujours, sans qu'ils aient sujet de s'en plaindre.

[ocr errors]

- Cela est vrai. Mais, Théotime, quand l'aurons-nous? - Quand il vous plaira,

ARISTE. THÉODORE. ARISTE. Hé! je vous prie de l'avertir incessamment que nous l'attendons, et de l'assurer surtout que je ne suis plus ce que j'étais autrefois. Mais que cela ne rompe point, s'il vous plaît, la suite de nos entretiens. Je renonce à mon doute, Théodore; mais je ne suis pas fâché de vous l'avoir proposé, car par les choses que vous m'avez dites j'entrevois le dénouement de quantité de contradictions apparentes que je ne pouvais accorder avec la notion que nous avons de la Divinité. Lorsque nous dormons, Dieu nous fait voir mille objets qui ne sont point. C'est qu'il suit et doit suivre les lois générales de l'union de l'âme et du corps. Ce n'est point qu'il veuille nous tromper. S'il agissait en nous par des volontés particulières, nous ne verrions point dans le sommeil tous ces fantômes. Je ne m'étonne plus de voir des monstres et tous les déréglements de la nature. J'en vois la cause dans la simplicité des voies de Dieu. L'innocence opprimée ne me surprend plus si les plus forts l'emportent ordinairement, c'est que Dieu gouverne le monde par des lois générales, et qu'il remet à un autre temps la vengeance des crimes. Il est juste, nonobstant les heureux succès des impies, nonobstant la prospérité des armes des conquérants les plus injustes. Il est sage, quoique l'univers soit rempli d'ouvrages où il se rencontre mille défauts. Il est immuable, quoiqu'il semble se contredire à tous moments, quoiqu'il ravage par la grêle les terres qu'il avait couvertes de fruits par l'abondance des pluies. Tous ces effets qui se contredisent ne marquent point de contradiction ni de changement dans la cause qui les produit. C'est, au contraire, que Dieu suit invio

.

lablement les mêmes lois, et que sa conduite n'a nul rapport à la nôtre. Si tel souffre de la douleur dans un bras qu'il n'a plus, ce n'est point que Dieu ait dessein de le tromper; c'est uniquement que Dieu ne change point de dessein, et qu'il obéit exactement à ses propres lois; c'est qu'il les approuve, et qu'il ne les condamnera jamais; c'est que rien ne peut troubler l'uniformité de sa conduite, rien ne peut l'obliger à déroger à ce qu'il a fait. Il me semble, Théodore, que j'entrevois que ce principe des lois générales a une infinité de conséquences d'une très-grande utilité.

THÉODORE. Bon cela, mon cher Ariste. Vous me donnez bien de la joie. Je ne pensais pas que vous eussiez été assez attentif pour bien prendre les principes dont dépendent les réponses que je vous ai faites. Cela va fort bien; mais il faudra examiner à fond ces principes, afin que vous en connaissiez plus clairement la solidité et leur merveilleuse fécondité; car ne vous imaginez pas qu'il vous suffise de les entrevoir, et même de les avoir compris, pour être en état de les appliquer à toutes les difficultés qui en dépendent. Il faut par l'usage s'en rendre comme le maître, et acquérir la facilité d'y rapporter tout ce qu'ils peuvent éclaircir. Mais je suis d'avis que nous remettions l'examen de ces grands principes jusqu'à ce que Théotime soit arrivé. Tâchez cependant de découvrir par vous-même quelles sont les choses qui ont avec nous quelque liaison, quelles sont les causes de ces liaisons, et quels en sont les effets; car il est bon que votre esprit soit préparé sur ce qui doit être le sujet de nos entretiens, afin que vous puissez plus facilement ou me reprendre si je m'égare, ou me suivre si je vous conduis directement où nous devons tendre de toutes nos forces.

SEPTIÈME ENTRETIEN.

De l'inefficace des causes naturelles, ou de l'impuissance des créatures. Que nous ne sommes unis immédiatement et directement qu'à Dieu seul.

Après bien des compliments de part et d'autre entre Ariste et Théotime, Ariste ayant remarqué que Théodore n'était pas tout à fait content de ce que cela ne finissait point, et voulant céder au nouveau venu la gloire de ce petit combat d'esprit, il se tut, et Théodore, prenant la parole, crut devoir dire à Théotime en faveur d'Ariste :

THÉODORE. En vérité, Théotime, je ne pensais pas que vous fussiez si galant homme. Vous avez obligé Ariste à se rendre, lui qui ne se rendit jamais à personne. Voilà une victoire qui vous

« PreviousContinue »