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présence. En exagérant la portée de la proposition fondamentale de Descartes, en s'appuyant sur ses définitions, en continuant de séparer de plus en plus le monde corporel et le monde spirituel, en transformant une difficulté en impossibilité, Malebranche isole la nature humaine, anéantit sa puissance; et, bientôt réduit à nier les faits et l'évidence même, ou à rejeter ses propres déductions, il sort de ce dilemme embarrassant par sa double hypothèse de la vision en Dieu et des causes occasionnelles dont sa théorie de la grâce est le complément et l'auxiliaire. Ainsi la méthode de Malebranche accomplit tout son système en deux pas: d'abord elle creuse un abîme infranchissable par les facultés de l'homme, entre l'homme et toute substance étrangère; ensuite, elle explique la connaissance de Dieu et de tout le reste par notre union avec Dieu; l'action sur le monde, et en général toute action humaine, par l'intervention divine, c'est-à-dire par la théorie des causes occasionnelles et de la grâce 1.

Il n'est pas difficile à Malebranche de montrer que nous ne pouvons connaître Dieu sans Dieu, et d'établir, comme Descartes et tant d'autres philosophes illustres, que l'idée de l'infini que je trouve en moi ne peut me venir ni de moi ni d'aucune nature finie, et que, par conséquent, elle me vient d'un infini actuellement existant, et qui daigne se communiquer actuellement à moi. Il ne lui est pas difficile de montrer que les lois éternelles de la raison, qui gouvernent le monde depuis sa naissance, et qui subsisteraient encore pour les mondes à venir si celui que nous habitons était détruit; que ces lois, dis-je, ne sont pas d'origine humaine, ne dépendent pas de nos facultés, et sont l'intelligence même

1. « La distinction de l'âme et du corps est le fondement de toutes les connaissances qui ont rapport à l'homme. » Premier Entretien, 3. Cf. Recherche de la Vérité, liv. 4, ch. 2.

ou le Verbe de Dieu, rendu visible et participable à l'intelligence humaine, et nous éclairant de sa lumière dans le plus secret de notre conscience. Que les lois éternelles et immuables du monde, que nous ne découvrons qu'en tâtonnant et à grand peine, à force d'investigations et de laborieuses recherches sur la nature sensible, ne dépendent pas des phénomènes qui nous aident à les découvrir, mais au contraire ces phénomènes de ces lois; que l'ordre de découverte soit l'inverse de l'ordre de génération; qu'il y ait plus de réalité dans la loi stable que dans l'apparence éphémère: que ces lois, établies de Dieu, subsistent en Dieu, seul auteur de toute stabilité et de toute sagesse; qu'il les envisage éternellement dans son propre Verbe et nous enlève, en se communiquant à nous par la raison, dans ce monde des beautés intelligibles qui effacent toutes les misérables splendeurs de la beauté créée, c'est une doctrine que Malebranche pouvait établir sans peine à la suite de Platon; puisque ces substances intelligibles sont la viande solide. dont les platoniciens se nourrissent, et qu'au prix de ces éternelles beautés, tous les plaisirs et tous les intérêts du monde ne leur sont qu'une nourriture creuse et fade, un objet de mépris et de dégoût. Mais, tout en appelant les esprits à quitter l'ombre pour la réalité, et le sensible pour l'intelligible, Platon leur accorde une sorte de vue de la chose sensible, une intelligence bâtarde qui nous initie aux objets des sens, et nous sert de degré et comme d'échelon pour nous rapprocher de Dieu; Malebranche, au contraire, ne nous reconnaît d'autre intelligence que la faculté de percevoir les Idées. Le monde de Platon n'est pas digne qu'on le veuille considérer; celui de Malebranche est absolument invisible 1. Platon confesse qu'on entrevoit les images sensibles des idées, mais il défend qu'on les regarde; suivant

1. Premier Entr., 6.

1

Malebranche, quand même on regarde le monde sensible, ce sont les idées que l'on voit. Enfin Platon nous exhorte à recouvrer nos ailes par la dialectique et par l'amour, pour nous envoler loin de ce monde, dans les espaces intelligibles où les dieux accomplissent leurs révolutions; Malebranche nous met du premier coup en possession des archétypes. On peut se rendre plus attentif et faire des progrès dans la connaissance des idées, mais on ne peut connaître qu'elles; et si l'on sait qu'il en existe des copies, c'est que Dieu nous révèle leur existence par l'autorité des livres sacrés et par l'entremise de nos sens, « qui, par eux-mêmes et directement, ne nous apprennent rien de leurs objets 2. » Le néant n'a point de propriétés. Dans la supposition que le monde fût anéanti, si Dieu présentait à notre esprit les mêmes idées que nous voyons actuellement, ne les verrions-nous pas même en l'absence des objets? La présence des objets est l'occasion et non la cause de la vision que nous en avons. Pour approfondir et accomplir cette vision, il faut éloigner l'objet dont la présence nous offusque en attirant notre attention sur des sentiments et des sensations insignifiantes, et en nous occupant du néant et de la bagatelle, au lieu de nous permettre de parcourir les propriétés fondamentales de son être. Nos idées ne nous viennent ni de la matière inefficace et par elle-même absolument invisible, ni de notre propre force, puisque, si nous leur donnions l'être, elles seraient à notre merci et nous pourrions les anéantir 3.

1. Premier Entr., 5.

2. Il arrive en conséquence des lois de l'âme et du corps que nous sommes avertis de la présence des objets. Car encore que les corps soient invisibles par eux-mêmes, le sentiment de couleur que nous avons en nous, et même malgré nous à leur occasion, nous persuade que nous les voyons eux-mêmes, à cause que l'opération de Dieu en nous n'a rien de sensible. » Entr., 12, 2.

3. Arnauld, entre autres accusations, insista fortement sur ce que dans la doctrine de la vision en Dieu, voyant tout en Dieu, nous y voyons aussi l'étendue : or, on ne peut voir en Dieu ce qui n'y est pas; et d'ailleurs les idées de Dieu sont

Si la substance étendue n'a aucune puissance pour agir sur l'âme, ou pour exciter en elle des impressions et des idées, réciproquement l'âme n'a point d'efficace pour agir sur le corps; et cela tient à la même cause, c'est-à-dire à la différence essentielle des deux substances. Malebranche, d'ailleurs, n'a aucune peine à montrer que la puissance humaine, si l'homme avait une puissance, serait parfaitement inutile, et que Dieu pourrait s'en passer. Que ne poussait-il plus loin sa démonstration, en prouvant que Dieu peut se passer de l'homme, et que, pour cette belle raison, l'homme lui-même n'existe pas? Le monde, dit-il, est nécessaire ou ne l'est point; et, s'il ne l'est point, il dépend de Dieu. Il en dépend, non pas une première fois et à son commencement, car il en aurait dépendu et serait indépendant à l'heure qu'il est, ce qui ne se peut ; il en dépend dans son être et dans sa durée : Dieu est la cause qui le produit et, tout ensemble, la cause qui le conserve. Conserver, qu'est-ce? sinon vouloir l'existence d'un être qui existait déjà. Et qu'est-ce que créer, sinon vouloir l'existence d'un être qui n'existait point auparavant? C'est donc par le même acte de la puissance divine que le monde est et qu'il dure: il est, il dure, par la volonté de Dieu, dont l'efficace est toute-puissante. Or, le monde sera-t-il tel que Dieu le veut ou autrement? Évidemment tel que Dieu le veut, et parce qu'il le veut ainsi. Les modifications diverses du monde, et tous les mouvements qui s'y passent, existent donc en vertu de la volonté de Dieu, à moins qu'on ne dise, ou que quelque chose est indépendant de Dieu, ou que sa volonté n'est point efficace. La volonté humaine, qui s'ajoute à la volonté de Dieu, ne peut donc coopérer

plus réelles en lui comme archétypes, que leurs images ne le sont au dehors chacun selon son idée ou son espèce. Voyez à ce sujet Lettre 2 à M. Arn, no 11. Entr., 1 et 8. « L'étendue intelligible que nous voyons dans la substance divine qui la renferme, n'est que cette même substance en tant que représentative des êtres matériels et participable par eux. » Entr. 1, 6.

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à la production de l'effet. Nous voulons, et Dieu produit. Notre volonté précède l'effet; la volonté de Dieu le cause. Il n'y a qu'une cause et qu'une efficace. L'homme voit tout en Dieu; il fait tout par le secours de Dieu : de lui-même, il ne peut ni connaître le monde, ni agir sur lui. Et, s'il y a une correspondance si parfaite entre nos volontés et les mouvements de la matière, entre les mouvements de la matière et nos conceptions, c'est que Dieu est exact à mouvoir mon bras quand je désire qu'il soit mû, et à montrer le soleil plus petit à mesure qu'il disparaît à l'horizon.

Leibnitz, qui, aussi bien que Malebranche, niait l'action directe d'une substance sur une autre, expliquait comme lui la relation que nous voyons exister entre les volontés de notre esprit et les mouvements de la matière, par l'intervention de Dieu; mais cette intervention avait lieu d'une manière différente, et c'est là tout ce qui distingue l'harmonie préétablie et les causes occasionnelles. Leibnitz, pour parler à l'imagination, comparait le monde des esprits et celui des corps à deux pendules excellentes, montées et réglées à la même heure, et qui s'accordent toujours entre elles sans que l'une agisse sur l'autre. Que l'ouvrier ne fasse un mécanisme que pour une seule pendule, et qu'il soit attentif à conduire lui-même l'aiguille de l'autre, dans un parfait accord avec celle de la première, voilà Malebranche au lieu de Leibniz; les causes occasionnelles au lieu de l'harmonie préétablie. L'hypothèse de Leibnitz semble l'emporter, en ce qu'elle n'impose pas à Dieu un travail continuel et une sorte d'obéissance à ses créatures; comme il semble aussi que celle de Malebranche conduit moins directement au déterminisme que l'on reprochait à Leibnitz. Mais ces différences sont plus apparentes que réelles. Au

1. Cinquième Méd., 6.

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