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fond, le Dieu de Malebranche ne tombe pas plus que celui de Leibnitz, dans le temps et dans le contingent; sa volonté est immuable, éternelle, et ce n'est pas par quelque volonté particulière qu'il exécute les désirs de ses créatures, mais par des volontés générales, dont l'efficace est telle que chaque mouvement s'accomplit aussitôt que les créatures ont formé le désir, auquel Dieu s'est imposé la loi de satisfaire dès avant le commencement du monde. Et, quant au déterminisme, si Malebranche y échappe, ce n'est pas moins au profit de la liberté. Que sera la liberté de l'homme dans un système où l'homme n'est, en quelque sorte, souffert que par la nécessité de lui assigner une place? Substance pensante, il n'a que des modifications passives, des sentiments, des conceptions, des désirs; encore ces désirs n'ont-ils point d'efficace. Dieu met en nous l'amour de notre bien, et nous sommes contraints de l'aimer. Cet amour nécessaire est le principe de tous nos désirs; nous ne pouvons rien aimer que nous ne le considérions actuellement comme notre bien. Quand nous tournons nos pensées et nos désirs vers le mal, c'est à cause de la corruption de notre nature, qui nous fait voir notre bien où il n'est pas, et prendre pour le bien lui-même quelque volupté charnelle qui n'en est qu'une vile et basse imitation: ainsi, c'est encore par amour du bien que nous nous précipi tons dans le mal. La volonté de l'homme est, dit Malebranche, cette faculté qui nous rend capables d'aimer généralement tous les biens 1. Cette volonté sans efficace, qui n'est qu'un amour et un désir, appliquée nécessairement à sa fin, s'excite-t-elle en nous avec quelque liberté? Et dépend-il de nous, sinon de la diriger, au moins de la faire naître? Non, la puissance de l'homme ne va pas même jusque là son propre mouvement n'a pas son origine en lui

1. Douzième Méd., 4.

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même, mais en Dieu qui le lui communique par sa grâce; et si, l'objet atteint, il nous reste encore de l'activité, que nous dépensons en pure perte jusqu'à ce qu'elle s'épuise, c'est qu'alors la grâce n'avait pas été justement mesurée à nos besoins. Si tu peux ne point t'arrêter, c'est que tu as du mouvement pour aller au delà 1. » Au dehors impuissance absolue d'effectuer ses désirs; au dedans, impuissance d'aimer aucun bien en particulier, que par l'amour naturel et invincible que Dieu nous donne pour le bien en général 2; impuissance de diriger'sa pensée vers un bien quelconque, si ce n'est avec le secours de la grâce; impuissance même de mériter la grâce, car la grâce est prévenante, et l'homme, par lui-même, ne peut rien mériter de Dieu; voilà les entraves de la liberté, Nous pouvons prendre le mal pour le bien; c'est là toute notre puissance, et notre prétendue liberté n'est guère que l'incontestable pouvoir qui nous a été donné de nous tromper sur le bien et le mal. Il est vrai que Malebranche, qui nous refuse le pouvoir de former un désir, semble nous accorder celui de l'arrêter; mais il ne songe pas que ces deux actions ne diffèrent que par leur fin; que tous les actes volontaires ont la même nature, et qu'on ne peut arrêter une action qu'en produisant une action. Il dit à Dieu, dans la cinquième méditation : Exaucez ma prière, après que vous l'aurez formée en moi. » Voilà en effet ce qui reste à la volonté de l'homme, entre la grâce de Dieu qui fait naître les désirs, et son efficace qui les accomplit.

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Si c'est Dieu qui fait tout par des volontés immuables, comment expliquer le mal, le péché, la création, les grâces particulières, les miracles? Comment mettre d'accord cette volonté immuable du Dieu de la métaphysique avec l'in

1. Cinquième Méd., 19. 2. Quinzième Méd., 10.

3. Douzième Méd,, 19.

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tervention fréquente du Dieu des chrétiens dans le gouvernement du monde ? Malebranche, qui voulait porter partout le flambeau de la philosophie, et ne se bornait point aux principes généraux et aux vérités premières, entreprend de rendre raison de toutes les vérités révélées, sans s'écarter de l'orthodoxie. Après avoir établi, par des considérations très-belles et très-philosophiques, le grand principe que Dieu fait tout par des volontés immuables et par les moyens les plus simples, au lieu de nier le mal, comme Leibnitz, il le reconnaît expressément; mais il demande, non pas si le monde est le meilleur possible; mais s'il a été fait par les voies les plus simples et les plus générales. Il demande s'il vaudrait mieux que quelque mal disparût du monde, à la condition que Dieu eût recours à des moyens plus compliqués, et, par conséquent, moins dignes de sa nature. Dieu, dit-il, se glorifie de ses perfections, et il ne peut pas ne pas les exprimer dans ses ouvrages. Le monde exprime d'autant plus les perfections de Dieu, que tout s'y accomplit par des voies plus simples, et qu'un même principe y a des conséquences plus nombreuses. Dieu ne veut pas le mal; il veut le bien par la voie la plus simple possible. Il ne veut pas la mort du juste; mais il veut, en général, que telle loi qui cause sa mort s'accomplisse toujours, parce qu'elle importe à la sagesse et à la régularité de son gouvernement. Il s'est imposé à lui-même, dès le commencement, des lois qu'il ne peut changer, parce qu'il ne peut se repentir. La stabilité du monde dépend de la permanence de ses volontés, et ses volontés ne changeront point, parce qu'il aime son Verbe d'un amour nécessaire, et, dans la substance de son Verbe, les intelligibles et les archétypes du monde qui y sont renfermés.

Pourquoi Dieu a-t-il fait le monde? Éternel écueil de tous les systèmes! Dieu se suffit à lui-même ; il est parfait ; il ne peut dépendre de ses créatures, ni pour son bonheur,

ni pour sa gloire. Les manichéens, qui font du monde un principe, et l'opposent éternellement à Dieu; les sociniens, qui nient la création, et, tout en maintenant la dépendance du monde, lui accordent l'éternité; les éléates, qui n'admettent que Dieu tout seul, par l'impossibilité d'expliquer la nécessité ou l'utilité du monde; les panthéistes et les athées, qui suppriment Dieu ou divinisent le monde, parce qu'ils ne peuvent expliquer le rapport de deux principes et le parfait produisant l'imparfait, sans nécessité, sans utilité ; toutes ces doctrines résolvent ce problème à leur manière, en essayant de le nier ou de le dissimuler, mais il n'en subsiste pas moins, et il subsistera toujours à la confusion de la philosophie, tant que les hommes voudront connaître le pourquoi des causes premières. Les uns, attachés à la terre par la bassesse de leurs penchants et la faiblesse de leur vue, aiment mieux ne pas en sortir; d'autres, du premier coup, élevés à la conception de Dieu, ne savent pas redescendre, et sacrifient la conséquence au principe. L'école d'Alexandrie, à moitié platonicienne, et qui, commençant par la dialectique, peut bien mépriser le monde, mais ne saurait le nier, croit proclamer une imperfection de Dieu en disant que, si l'imparfait n'était pas sorti du parfait, la perfection même aurait été plus parfaite; mais elle ne proclame que sa propre faiblesse, la faiblesse et l'incurable orgueil de l'esprit humain. Malebranche, à qui le dogme chrétien devait apprendre à ne pas tenter Dieu et à respecter les mystères, tantôt humilie son orgueil, et tantôt, poussé par le besoin de tout expliquer et de tout comprendre, entrevoit la même pensée qui frappa les néoplatoniciens; et le philosophe chrétien du xvII" siècle est-il bien loin de l'école d'Alexandrie quand il confesse, dans une de ses méditations 1, que « Dieu a bien voulu prendre la condition basse

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1. Dix-neuvième Méd., 5.

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et humiliante de créateur? » Il ajoute, à la vérité, que « Dieu a aimé le monde à cause du sacrifice de son fils, qui devait s'y accomplir, mais ce n'est pas là répondre; à moins qu'on ne prouve la nécessité de ce sacrifice indépendamment du péché.

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Que Dieu s'abaisse en devenant créateur, c'est une tache dans sa perfection infiniment infinie: n'en est-ce pas une pour l'immutabilité de ses volontés, qu'il ait créé le monde dans le temps? Malebranche, sur ce point, se sépare de l'école d'Alexandrie; il démontre que la matière même est créée, et que, si elle ne l'était pas, Dieu ne sau→ rait la connaître1; qu'elle a été créée dans le temps; que le monde a commencé et qu'il doit finir. Mais, pourquoi Dieu a-t-il changé d'avis? ou, sinon, pourquoi sa volonté n'est-elle pas éternellement efficace? Se peut-il que le monde ne soit pas éternel, et que sa durée ne marque pas un commencement et une fin dans l'éternité du Dieu dont la main soutient le monde? L'incarnation et le sacrifice du fils de Dieu, qui s'accomplissent dans le temps, ne font que doubler la difficulté pour Malebranche; et d'ailleurs, sont-ce là des doctrines où la raison puisse aborder? n'est-ce pas les compromettre que de les expliquer? La raison universelle a-t-elle des réponses pour des questions si téméraires et, dès qu'on introduit dans une philosophie cartésienne de tels problèmes, que devient la maxime de ne rien admettre en sa créance qu'on ne le conçoive clairement et distinctement comme vrai?

Le péché originel sert à Malebranche pour expliquer le péché, Mais de quoi se servira-t-il pour expliquer le péché originel? Avant le péché 2, il y avait dans l'homme des dispositions à la grâce autres que celles que Dieu y met; il n'y en a plus aujourd'hui. Quelle est cette sagesse de Dieu,

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