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temps. La marque presque infaillible d'un génie étroit est de viser à l'originalité; le philosophe aspire à la vérité seule, et ce n'est pas sans effroi qu'il lui arrive de la trouver en un lieu où personne ne l'avait encore découverte. En ce sens mais en ce sens seulement, les philosophes ont horreur des nouveautés, et ce n'est que vaincus par une évidence irrésistible qu'ils consentent enfin à se reconnaître pour inventeurs. Malebranche, qui pourtant en réalité avait un système original, mettait toute sa doctrine sous la protection de deux grands noms; car il s'en référait ordinairement à Descartes pour la philosophie, et à saint Augustin pour la théologie. Certes, sa théorie de la vision en Dieu lui était bien chère, et pourtant avec quel soin s'efforce-t-il, dans la préface de la Recherche de la Vérité, de l'identifier avec le rationalisme de saint Augustin! Que saint Augustin, parlant à Dieu dans ses Confessions, s'écrie: « ô Vérité, tu es présente partout, et tu réponds à toutes nos demandes; toutes tes réponses sont claires; mais tous les hommes ne les comprennent pas également; " » que dans un autre ouvrage il parle de l'union intime de l'esprit avec l'éternelle Vérité, image et ressemblance du Père; qu'il nous montre l'âme humaine tenant de la substance de Dieu sa vie, sa lumière et son bonheur, Malebranche n'hésite pas à voir la confirmation de son système, dans des expressions qu'aucun rationaliste n'oserait désavouer, puisqu'elles ne signifient rien autre chose, sinon que la raison qui nous conduit ne fait pas partie de notre être et n'en dépend pas, mais nous de notre propre raison, et que c'est Dieu même qui apprend à chacun de nous ces principes communs et universels, sans lesquels la communication entre les intelligences et même tout exercice de la pensée seraient im

1. Philosophiam autem, non dico stoïcam aut epicuream et aristotelicam; sed quæcumque ab his sectis rectè dicta sunt, hoc totum selectum dico philosophiam. Clem. Alexandr. Strom. lib. 1, cap. 4.

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possibles. Pour constater véritablement cette prétendue filiation, Malebranche n'aurait pas dû se borner à des passages qui établissent seulement le caractère divin de la raison, ou la théorie platonicienne que l'intelligence en soi contient seule les idées et les archétypes des êtres, et que c'est en elle seule que nous les pouvons contempler; il fallait apporter des passages sur la connaissance des choses sensibles et contingentes, sur l'impossibilité où est le corps d'agir sur l'esprit, et l'esprit de connaître directement le corps. A ce prix seulement il eût désarmé les théologiens. Mais saint Augustin ne parle jamais que des vérités générales, des idées; et pour les vérités particulières ou spéciales, c'est au Verbe de Dieu révélé dans les évangiles qu'il se réfère, et non pas au Verbe se communiquant intimement à nous en vertu de l'ordre établi depuis la création de l'homme, dans le for intérieur de notre conscience. Malebranche n'est véritablement disciple de saint Augusque dans ses théories sur la providence générale et sur la grâce.

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Bayle, qu'il faut compter au nombre des admirateurs de Malebranche, puisqu'il l'appelle constamment plus sublimes esprits de ce siècle, le plus grand métaphysicien de ce siècle, » Bayle a cherché de singuliers rapprochements entre la doctrine du P. Malebranche et celle de quelques penseurs de l'antiquité, auxquels on ne se serait pas avisé de songer, Chrysippe, Démocrite et Porphyre. Il fait honneur à Chrysippe de cette explication du mal, qui consiste à dire que Dieu ne peut vouloir directement et spécialement le mal, mais bien une perfection à laquelle un moindre mal est attaché; que par exemple la faiblesse des os dont est enveloppée notre tête l'expose à de fréquentes blessures, ce que Dieu n'a pas pu vouloir; mais que ce mal est la condition d'un plus grand bien,

puisque cette fragilité des os de la tête était nécessaire à la perspicacité et à la finesse des organes dont elle est le siége. Bayle cite à l'appui un passage d'Aulu-Gelle, liv. VI, ch. 1; et une telle doctrine fait à coup sûr un grand honneur à Chrysippe. L'habile critique aurait dû se souvenir que le principe dont il s'agit n'est pas ce qu'il y a d'original dans la théorie de Malebranche sur la Providence, mais plutôt ce qui traite des volontés particulières dans l'ordre de la grâce; car ce point ôté, toutes les explications de Ma-. lebranche pourraient être rapprochées d'un grand nombre de philosophes, avec autant de justesse et d'à-propos que de Chrysippe. Ce que dit Bayle au sujet de Démocrite est encore plus surprenant. Après avoir distingué la théorie des atomes de Démocrite d'avec celle d'Épicure, sur un passage de Cicéron qui établit que les atomes de Démocrite ont une nature animale et divine: « Ces images des objets qui se répandent à la ronde, sont, dit-il, des émanations de Dieu, et sont elles-mêmes un Dieu. » Et il ajoute : « Je ne sais si personne a pris garde que le sentiment d'un des plus sublimes esprits de ce siècle, » que nous voyons tout en Dieu, « n'est qu'un développement et une réparation du dogme de Démocrite. » Que cette interprétation, en ce qui touche Démocrite, ait de l'exactitude, il n'importe pas ici de l'examiner; mais quel rapport entre la vision en Dieu, la contemplation des intelligibles renfermés dans le Verbe divin, et ces émanations divinisées de la matière? Bayle n'est pas plus heureux lorsque dans son article sur Amélius, après avoir indiqué l'opinion primitive de Porphyre, que Plotin lui fit ensuite changer, sur l'identité de l'intelligence et de l'intelligible, il ajoute : « Voilà ce que le P. Malebranche a renouvelé de nos jours. Ce que Malebranche a renouvelé, ce n'est pas la doctrine particulière de Porphyre sur ce point là, c'est l'opinion commune à toute l'école d'Alexandrie, que les modèles in

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telligibles de toutes choses, c'est-à-dire l'animal en soi, ou les idées, sont identiques avec l'une des trois hypostases de la trinité divine: encore n'est-ce pas à l'école d'Alexandrie, qui a toujours hésité à ce sujet entre la seconde et la troisième hypostase, entre le Verbe et l'Esprit, que Malebranche a fait cet emprunt; mais bien à la doctrine chrétienne, telle que l'ont exposée les Pères des premiers siècles, et principalement Clément d'Alexandrie et saint Augustin. Les rapports nombreux et bien constatés qui existent entre la théologie alexandrine et le dogme chrétien, expliquent les analogies frappantes de Malebranche avec Plotin et son école; et plus Malebranche est fidèle aux vérités de la foi et s'efforce de les accorder avec son rationalisme, plus il se rapproche des alexandrins. Peut-on s'en étonner, puisqu'il a voulu comme eux confondre la philosophie avec la théologie, sinon dans leur méthode, du moins dans tous leurs résultats importants, et qu'il considérait cette même Trinité, à laquelle la foi l'obligeait de croire, comme une doctrine philosophique avouée par la raison, et même comme le principe et la source de toute philosophie et de toute lumière? Sans parler des alexandrins du quatrième et du cinquième siècle, venus après les conciles généraux de Nicée, de Constantinople, d'Ephèse, de Chalcédoine, et chez lesquels par conséquent le plagiat et l'imitation du dogme chrétien se supposerait tout naturellement s'il n'était pas évident à tant d'autres titres; Bayle avait sous la main une matière plus ample pour ses comparaisons avec Malebranche, dans le livre Des Mystères, attribué par Proclus à Iamblique, et qui, s'il n'est pas de lui, est du moins l'ouvrage d'un de ses contemporains, et l'exposition d'une doctrine avouée dans l'école. Là on démontre que nous ne connaissons pas Dieu par le raisonnement ou à l'aide du syllogisme, mais que la connaissance de Dieu est innée en nous, uguros pois, et tient intimement à notre

essence'; que dans de certains moments, grâce à des pratiques religieuses, ou à une grande perfection philosophique, nous entrons en communion avec l'intelligence éternelle, sans toutefois nous identifier avec elle comme dans l'os, et connaissons ainsi directement et avec une plénitude que nos facultés propres ne sauraient atteindre la nature des choses sensibles, que nous contemplons alors, non en elles-mêmes, mais dans leurs idées, où elles nous apparaissent simultanément avec leurs causes et leurs effets, parce que pour l'intelligence éternelle il n'y a ni passé ni futur 2. N'est-ce pas là une doctrine plus voisine de la vision en Dieu que saint Augustin? Le même livre Des Mystères enseigne encore que la grâce, ἡ δόσις τῶν θεῶν, qui nous est nécessaire pour accomplir notre salut, suivant l'expression fréquemment employée par Porphyre dans son ouvrage Sur l'Abstinence, ne peut être obtenue par des moyens naturels3; que la prière ou l'évocation n'agissent pas directement sur Dieu, car il n'y a pas d'action du fini sur l'infini; mais que la grâce de Dieu, agissant suivant des lois générales et par une action et une puissance infinie, tend toujours à se manifester partout où elle n'y rencontre pas d'obstacle, et se manifeste en nous immédiatement, sans aucune action particulière des dieux, dès que par la prière nous nous sommes mis en état de la recevoir ". Voilà sans doute les termes et le langage d'un chrétien, et presque complétement l'opinion de Malebranche. Enfin, au milieu de ses extravagances sur les apparitions, les fantômes, les héros, les archontes ou principautés, l'auteur des Mystères assigne aux anges et aux archanges, le même rôle que leur attribuent la philosophie de Male

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