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respectées, si sincèrement aimées dans ces siècles de foi. Chaque fidèle, en effet, avait, pour sauver ces livres vénérables des mains sacrilèges des païens, pris la douce habitude, encore en usage dans la catholique Irlande et dans quelques contrées privilégiées, de porter pieusement sur sa poitrine les saints Évangiles. Ce doux fardeau centuplait les forces des chrétiens et leur conférait le courage d'affronter les menaces des tyrans.

Dans ces doux entretiens, Eutychia racontait à son enfant les luttes, les triomphes des martyrs, ces vieillards, ces faibles femmes, ces enfants sans défense, qui, pour l'amour du Christ, consentaient à endurer les tourments les plus affreux : les Cyprien, les Eutychien, les Eulalie, les Félicité, les Perpétue, les Valérien, les Cécile, les Pancrace, les Sébastien. Mais la mère et la fille étaient surtout attendries lorsqu'elles se rappelaient le courage héroïque déployé par sainte Agathe. Cette jeune vierge avait quelque trente ans auparavant, sous le règne de l'empereur Dèce, rempli d'admiration la ville de Catane. Arrêtée comme chrétienne, elle avait été conduite devant le préfet Quintien. Celui-ci, ébloui par la grâce et la beauté de la jeune fille, lui avait offert son amour et sa main. Agathe avait repoussé l'un et l'autre avec indignation.

De l'enthousiasme, Quintien passe à la fureur, et, pour dompter cette résistance qui froisse son amour-propre, il torture la généreuse enfant dans son corps et dans son exquise pureté. Il la fait enfermer dans un cachot infect, tenailler avec raffinement, fouetter sans pitié, brûler au fer rougi, puis lui fait arracher les mamelles. Mais pendant la nuit saint Pierre apparaît à la sainte et lui fait recouvrer, par son intervention, l'intégrité de sa chaste personne.

Le préfet ne se possède plus ce miracle éclatant, loin. d'éclairer son incrédulité, l'exaspère; il fait amener la martyre sur la place publique et ordonne qu'elle soit roulée sur des

tessons.

1. Lettre de M. l'abbé O'Haulon, curé de Sandymont, par Dublin (Irlande), 19 janvier 1882.

Mais voilà qu'à ce moment l'Etna fait éruption, les populations s'effrayent, la terreur les arme contre le tyran qui a osé, l'imprudent! s'attaquer à cette jeune fille, l'objet du respect universel. Le préfet se rend enfin à cette manifestation unanime; il fait rentrer la vierge admirable dans son cachot, où elle expire doucement, priant Dieu de la recueillir dans ses tabernacles éternels (5 février 251).

A ces récits, l'âme ardente de Lucie s'enflammait : elle comprenait qu'une force surhumaine avait soutenu Agathe au milieu des tourments. Dans le plus intime de son cœur, librement, spontanément, et sans en rien dire à sa mère, elle offre et voue à Dieu sa virginité. Elle veut, elle aussi, faire partie de ce chœur admirable des vierges qui entourent l'Agneau; elle veut, comme Jean, l'apôtre bien-aimé de Jésus, reposer sur le cœur sacré du Sauveur.

Quand Dieu, dans sa miséricorde, veut se choisir une Épouse, il lui fait entendre un langage mystérieux qui l'étonne et la trouble d'abord, mais bientôt la ravit et la déprend de ce qui, jusqu'à présent, avait absorbé son attention. Transportée d'amour et de reconnaissance, cette âme privilégiée s'isole de ce qui l'entoure, pour mieux goûter et savourer ce bonheur sans pareil. Aucun devoir n'est négligé, aucune obligation n'est oubliée, aucune affection n'est sacrifiée; mais toujours cette même voix chante, tour à tour grave et douce, sans cesser d'être mélodieuse. Ses accents sont pénétrants et se perçoivent distinctement, malgré les bruits, les murmures de la foule.

En dépit de ces appels réitérés, l'âme hésite parfois; elle a peur de troubler la douce quiétude ou d'augmenter les souffrances de ceux qui lui sont chers. Ne va-t-elle pas abandonner des êtres tendrement aimés? Son absence ne sera-t-elle pas la cause de grands maux, d'amers chagrins pour les autres, et pour elle-même de remords?

Enfin, cette âme est-elle bien réellement et entièrement détachée des liens terrestres qui la retiennent captive?

Mais Dieu a parlé, et malgré les obstacles et les difficultés,

malgré les épreuves et les luttes, malgré les larmes et les supplications des parents et des amis, malgré les déchirements intérieurs, que le monde ne peut soupçonner, l'âme répond généreusement à cette vocation : « Me voici, Seigneur! j'étais au sein de ma famille qui m'aime et me chérit, entourée d'amis fidèles; le monde me souriait, non le monde et ses plaisirs dangereux et défendus, mais les gais entretiens, les douces causeries, les lectures attachantes. Eh bien, Seigneur! puisque vous me faites cet honneur insigne de me destiner une place choisie parmi vos Épouses, j'abandonne tout, Seigneur, et, brisée, pantelante, éperdue, je me jette à vos genoux. Le sacrifice est pénible; mais vous en êtes la récompense, mon Dieu! cela suffit. Vous m'avez appelée : me voici ! disposez de moi, comme il vous plaira. Ecce ancilla Domini; fiat mihi secundum Verbum tuum 1 ! »

1

Et tandis que les sanglots étouffent le père, la mère, la famille entière, les amis, la douce jeune fille détache chacun des bras qui l'enchaînent dans une étreinte pleine d'amour, et, seule, les yeux voilés de larmes, le cœur déchiré par les adieux de tous, mais embrasé de l'amour de son Dieu, lui offre sa vie tout entière.

Et les neuf chœurs d'Esprits célestes, unissant leurs chants harmonieux, se mêlent aux vierges de l'Agneau et font escorte à cette douce fiancée.

Eutychia ne sait ce qui vient de se passer dans l'âme de sa fille; mais elle ne sera pas longtemps sans signaler dans le jeune cœur les traces de la grâce divine. Elle constate avec un bonheur indicible, que comprendra toute mère digne de ce nom, que Lucie est plus douce, plus attentive à ses enseignements, plus pieuse, plus exacte à remplir ses devoirs religieux. Elle s'aperçoit que sa fille a de plus longs entretiens avec le prêtre elle constate chez elle plus de retenue, une exquise pudeur (si bien nommée verecundia par les Latins, dans leur style concis et expressif), qui se trahit extérieurement par la

1. Salutation angélique.

teinte rosée de son gracieux visage, miroir fidèle où se reflètent les émotions les plus passagères; elle voit tout cela, et sans doute, par une intuition qui fait rarement défaut aux mères, elle comprend le mystère sublime dont le cœur de Lucie vient d'être le théâtre. Elle respecte ce secret de Dieu, elle s'abîme aux pieds du Créateur, auquel s'adressent ses pleurs d'attendrissement, l'expression de sa reconnaissance.

Elle s'efforce, elle dont la vie est si pure et si conforme aux prescriptions de l'Eglise, d'imiter la douceur inaltérable, la pureté sans mélange de sa noble fille. Tant il est vrai que le bon exemple, de quelque part qu'il vienne, produit toujours de salutaires effets sur ceux qui en sont les témoins.

CHAPITRE II

LUCIE EST DEMANDÉE EN MARIAGE.
MALADIE DE SA MÉRE.

Les grâces naturelles de Lucie, perfectionnées par l'éducation religieuse et solide qu'elle devait à sa mère, les immenses richesses et la haute situation de sa famille, ne devaient pas manquer d'attirer les yeux sur sa personne. Plusieurs partis se présentèrent, entre autres un jeune Syracusain, noble de naissance, ainsi que Lucie, et distingué entre tous. Sa demande. fut agréée par Eutychia, qui, dans un entretien particulier, annonça à sa fille qu'elle venait d'autoriser ce jeune homme à se présenter devant elle.

Alors un combat terrible se livre dans l'âme de Lucie. Heureuse Fiancée du Christ, elle ne peut arrêter un instant sa pensée sur un époux terrestre. Elle se croit bien appelée de Dieu à participer au banquet des Vierges; une hésitation pénible et courte se produit pourtant au plus intime de son être. Non pas certes qu'elle soit touchée par les avantages de l'union que lui propose sa mère, non; mais, dans son admirable simplicité, elle se demande avec angoisse si Dieu ne permet pas qu'il lui soit parlé de mariage par sa mère, parce qu'il trouve imprudent le vœu qu'elle a fait si généreusement quelques années auparavant. Peut-être Dieu ne la juge-t-il pas digne de la gloire sans pareille attachée à la virginité? La

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