MITHRIDATE. ACTE PREMIER. SCÈNE I. XIPHARÈS, ARBATE. XIPHARÈS. On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport : ARBATE. Vous, seigneur! Quoi! l'ardeur de régner en sa place 1 Les guerres de Mithridate contre les Romains ne durèrent que trente ans, pendant lesquels ce roi du Pont eut à combattre Sylla, Lucullus et Pompée. Sa dernière défaite ne l'avait point terrassé, et il songeait, à l'exemple d'Annibal, à porter la guerre en Italie lorsque, détrôné par la trahison de son fils Pharnace, et réduit à mourir, il se fit donner la mort par un soldat gaulois, l'an 65 av. J. C. 2«Tout lecteur curieux d'étudier la période poétique fera sans doute attention à ce mot meurt, qui, après quatre vers imposants, tombe si juste au commencement du cinquième, et le coupe, en formant une césure qui force l'oreille de s'y arrêter. » (La Harpe.) 3 Arbate devrait mieux connaître Xipharès, et ne pas le soupçonner gratuitement de haine et d'ambition. XIPHARÈS. Non, je ne prétends point, cher Arbate, à ce prix, ARBATE. L'amitié des Romains? Le fils de Mithridate, XIPHARÈS. N'en doute point, Arbate; ARBATE. Et quel autre intérêt contre lui vous anime? Je m'en vais t'étonner : cette belle Monime, Hé bien, seigneur ? ARBATE. XIPHARÈS. Je l'aime, et ne veux plus m'en taire, Puisque enfin pour rival je n'ai plus que mon frère 2. Tu ne t'attendais pas, sans doute, ce discours; Mais ce n'est point, Arbate, un secret de deux jours. Cet amour s'est longtemps accru dans le silence. Que n'en puis-je à tes yeux marquer la violence, Et mes premiers soupirs, et mes derniers ennuis 3! Mais, en l'état funeste où nous sommes réduits, Ce n'est guère le temps d'occuper ma mémoire A rappeler le cours d'une amoureuse histoire. Qu'il te suffise donc, pour me justifier, Que je vis, que j'aimai la reine le premier'; Que mon père ignorait jusqu'au nom de Monime 1 En lui se rapporte à Pharnace qui était l'aîné de Xipharès 2 Le spectateur, dit Geoffroy, reçoit presque à chaque vers une instruction nouvelle : à peine connait-il les caractères differents des deux frères, qu'il apprend leur rivalité. C'est là le mérite essentiel d'une bonne exposition: jamais le sujet n'y est trop tôt expliqué. 3 Antithèse affectée. Ce vers ne s'unit au précédent que par l'ellipse trop forte d'un verbe qu'il n'est pas facile de suppléer. 4 La priorité n'est pas indifférente, au moins comme excuse. Xipharès rappellera cette circonstance dans la scène avec Monime. Quand je conçus pour elle un amour légitime. Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu ; Juge de mes douleurs quand des bruits trop certains Qu'aux offres des Romains ma mère3 ouvrit les yeux ; A mille coups mortels contre eux me dévouer, L'Euxin, depuis ce temps, fut libre, et l'est encore; Que dis-je ? en ce malheur je tremblai pour ses jours; Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses Ont pris soin d'assurer la mort de ses maîtresses. 1 Voy. la note ci-dessus, p. 159. 2 « Ce n'est pas sans dessein qu'on nomme ici Nymphée : c'est le nom de la ville dans l'enceinte de laquelle l'action se passe. Nymphée ne rime pas avec réservée. » (Geoffroy.) 3 La mère de Xipharès s'appelait Stratonice. A Foi rime avec l'hémistiche du vers suivant : c'est une négligence. 5 Que serait prosaïque et sans élégance. Quel est à sa place ici, aussi bien que dans ce vers de Phèdre, act. III, sc. VI: Quel il m'a vu jadis, et quel il me retrouve 6 Par ma mort. Je volai vers Nymphée ; et mes tristes regards Ou Monime, à ma flamme elle-même contraire, ARBATE. Commandez-moi, seigneur. Si j'ai quelque pouvoir, 1 Advenir, qui a remplacé l'ancien verbe avenir, aurait moins de grâce. On a banni l'un et l'autre du style noble. 2 Choisir est pris ici dans son ancienne acception de voir, examiner, juger. Geoffroy critique ce mot sans voir pourquoi Racine l'a choisi. 3« Quelques savants prétendent qu'il n'y a point dans la Colchide de ville qui's'appelle Colchos. Colchos n'est pas non plus le nom d'une région, d'une province, comme Luneau se l'imagine. Colchos est un nom de peuple; c'est l'accusatif de Colchi, Colchorum. Il est vrai que Racine en parle toujours comme d'une ville.» (Geoffroy.) 4 «L'usage veut qu'on dise mettre au rang et compter au nombre; mais cet usage n'est une loi que pour la prose. Cette scène est écrite avec une élégance si naturelle, que La Motte-Houdard l'a choisie pour prouver l'inutilité de la versification: il a mis en prose les vers de Racine, et il n'a eu besoin pour cette opération que de rompre la mesure: tant le style de Racine est pur, correct et facile! Mais La Motte, au lieu de faire par là triompher sa cause, s'est avoué vaincu, puisqu'il a prouvé par le fait que les bons vers réunissent à toutes les qualités d'une bonne prose une grâce, une harmonie, une vivacité, auxquelles la prose ne peut atteindre: la scène de La Motte est élégante et bien écrite 2 mais froide et ennuyeuse en comparaison de celle de Racine. >> (Geoffroy.) Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir : Du reste, ou mon crédit n'est plus qu'une ombre vaine, XIPHARÈS. Que ne devrai-je point à cette ardeur extrême ! SCÈNE II. MONIME, XIPHARĖS. MONIME. Seigneur, je viens à vous: car enfin aujourd'hui 3, 1 « L'inversion de ces quatre vers est dure; et la répétition de la conjonction et rend la phrase extrêmement pénible. » (Geoffroy.) 2 «Le reste de cet acte ne nous offrira qu'une rivalité de deux jeunes princes, dont les amours et le caractère n'ont encore rien qui puisse nous y attacher beaucoup. Tout ce commencement m'a toujours paru très-faible: sans le nom de Mithridate, rien ne serait ici au-dessus du comique noble; mais dès qu'il paraitra, il relèvera tout, et Racine ne tombe pas longtemps.» (La Harpe.) 3« L'arrivée de la reine produit un grand effet, parce que le spectateur aime déjà sa vertu, et qu'il est impatient de savoir quels sont ses sentiments à l'égard des deux princes. On a demandé pourquoi Monime venait elle-même trouver Xipharès; on a trouvé cette démarche peu convenable à son sexe : le péril de Monime et sa situation présente répondent à cette observation. » (Geoffroy.) A Je tremble à vous nommer. « Je tremble de, » ainsi qu'on dirait aujourd'hui, sur la foi des grammairiens, n'aurait ni la même vivacité, ni la même énergie, ni tout à fait le même sens. Il faut se hâter de reprendre, dans nos grands écrivains, tout ce que la tyrannie des puristes ne nous a pas définitivement enlevé. |