m'avait dit : « Alphonse, dans un quart« d'heure tu adoreras Jésus-Christ, ton Dieu et <ton Sauveur, et tu seras prosterné dans << une pauvre église, et tu te frapperas la poi<< trine aux pieds d'un prêtre, dans un couvent « de Jésuites où tu passeras le carnaval pour « te préparer au baptême, prêt à t'immoler pour « la foi catholique ; et tu renonceras au mon«de, à ses pompes, à ses plaisirs, à ta fortune, « à tes espérances, à ton avenir; et, s'il le «faut, tu renonceras encore à ta fiancée, à «l'affection de ta famille, à l'estime de tes << amis, à l'attachement des Juifs;... et tu n'as<< pireras plus qu'à suivre Jésus-Christ et à « porter sa croix jusqu'à la mort!... » je dis que si quelque prophète m'avait fait une semblable prédiction, je n'aurais jugé qu'un seul homme plus insensé que lui; c'eût été l'homme qui aurait cru à la possibilité d'une telle folie! Et cependant, c'est cette folie qui fait aujourd'hui ma sagesse et mon bonheur. En sortant du café, je rencontre la voiture de M. Théodore de Bussières. Elle s'arrête, et je suis invité à y monter pour une partie de promenade. Le temps était magnifique, et j'acceptai avec plaisir. Mais M. de Bussières me demanda la permission de s'arrêter quelques minutes à l'église Saint-André-des-Frères, qui se trouvait presque à côté de nous, pour une commission qu'il avait à remplir; il me proposa de l'attendre dans la voiture ; je préférai sortir pour voir cette église. On y faisait des préparatifs funéraires, et je m'informai du nom du défunt qui devait y recevoir les derniers honneurs. M. de Bussières me répondit : « C'est un <«<de mes amis, le comte de Laferronnays; sa << mort subite, ajouta-t-il, est la cause de cette << tristesse que vous avez dû remarquer en << moi depuis deux jours. » Je ne connaissais pas M. de Laferronnays; je ne l'avais jamais vu, et je n'éprouvais d'autre impression que celle d'une peine assez vague qu'on ressent toujours à la nouvelle d'une mort subite. M. de Bussières me quitta pour aller retenir une tribune destinée à la famille du defunt. «Ne vous impatientez pas, me «< dit-il en montant au cloître, ce sera l'affaire << de deux minutes... >> - L'église de Saint-Audré est petite, pauvre et déserte;... je crois y avoir été à peu près seul ;... aucun objet d'art n'y attirait mon attention. Je promenai machinalement mes regards autour de moi, sans m'arrêter à aucune pensée; je me souviens seulement d'un chien noir qui sautait et bondissait devant mes pas... Bientôt ce chien disparut, l'église tout entière disparut, je ne vis plus rien... ou plutôt, ô mon Dieu, je vis une seule chose!!! Comment serait-il possible d'en parler? Oh! non, la parole humaine ne doit point essayer d'exprimer ce qui est inexprimable; toute description, quelque sublime qu'elle puisse être, ne serait q'une profanation de l'ineffable vérité. J'étais là, prosterné, baigné dans mes larmes, le cœur hors de moi-même, quand M. de Bussières me rappela à la vie. Je ne pouvais répondre à ses questions précipitées; mais enfin je saisis la médaille que j'avais laissée sur ma poitrine; je baisai avec effusion l'image de la Vierge rayonnante de grâce... Oh! c'était bien elle ! Je ne savais où j'étais; je ne savais si j'étais Alphonse ou un autre ; j'éprouvais un si total changement, que je me croyais un autre moimême... Je cherchais à me retrouver et je ne me retrouvais pas... La joie la plus ardente éclata au fond de mon âme ; je ne pus parler; je ne voulus rien révéler; je sentais en moi quelque chose de solennel et de sacré qui me fit demander un prêtre... On m'y conduisit, et ce n'est qu'après en avoir reçu l'ordre positif, que je parlai selon qu'il m'était possible, à genoux et le cœur tremblant. Mes premiers mots furent des paroles de reconnaissance pour M. de Laferronnayset pour l'Archiconfrérie de Notre-Dame-des-Victoires. Je savais d'une manière certaine que M. de Laferronnays avait prié pour moi 1. mais je ne saurais dire comment je l'ai su, pas plus que je ne pourrais rendre compte des vérités dont j'avais acquis la foi et la connaissance. Tout ce que je puis dire, c'est qu'au moment du geste, le bandeau tomba de mes yeux; non pas un seul bandeau, mais toute la multitude de bandeaux qui m'avaient enveloppé disparurent successivement et rapidement, comme la neige et la boue et la glace sous l'action d'un brûlant soleil. Je sortais d'un tombeau, d'un abîme de ténèbres, et j'étais vivant, parfaitement vivant.... Mais je pleurais ! je voyais au fond de l'abîme les misères extrêmes d'où j'avais été tiré par une miséricorde infinie ; je frissonnais à la vue de toutes mes iniquités, et j'étais stupéfait, attendri, écrasé d'admiration et de reconnaissance... Je pensais à mon frère avec une indicible joie; mais à mes larmes d'amour se 1 On sait que M. le comte de Laferronnays, après avoir édifié Rome par ses vertus et par la piété qui éclata dans les dernières années de sa vie, mourut subitement le 17 janvier au soir. La veille, il avait dîné chez le prince Borghèse, où M. de Bussières recommanda le jeune Israélite aux prières de M. de Laferronnays, qui témoigna le plus vif interêt pour cette conversion. mêlèrent des larmes de pitié. Hélas ! tant d'hommes descendent tranquillement dans cet abime les yeux fermés par l'orgueil ou l'insouciance;... ils y descendent, ils s'engloutissent tout vivants dans les horribles ténèbres!... Et ma famille, ma fiancée, mes pauvres sœurs!!! Oh! déchirante anxiété ! C'est à vous que je pensais, ô vous que j'aime! c'est à vous que je donnais mes premières prières!.. Ne lèverez-vous pas les yeux vers le Sauveur du monde, dont le sang a effacé le péché originel? Oh! que l'empreinte de cette souillure est hideuse! Elle rend complétement méconnaissable la créature faite à l'image de Dieu. On me demande comment j'ai appris ces vérités, puisqu'il est avéré que jamais je n'ouvris un livre de religion, jamais je ne lus une seule page de la Bible, et que le dogme du péché originel, totalement oublié ou nié par les Juifs de nos jours, n'avait jamais occupé un instant ma pensée ; je doute même d'en avoir connu le nom. Comment donc suis-je arrivé à cette connaissance? Je ne saurais le dire. Tout ce que je sais, c'est qu'en entrant à l'église, j'ignorais tout; qu'en sortant, je voyais clair. Je ne puis expliquer ce changement que par la comparaison d'un homme qu'on réveillerait subitement d'un profond sommeil, ou bien par l'analogie d'un aveugle né qui tout à |