me raconte ce qu'il a vu et ses impressions. <«< Il m'est arrivé, ajoute-t-il, une chose assez extraordinaire en visitant l'église d'Aracœli au Capitole, je me suis senti saisi d'une émotion profonde, que je ne pouvais expliquer. Témoin de mon agitation, le valet de place me demanda ce qui m'arrivait, si je voulais me retirer; prétendant que plusieurs fois il avait vu des étrangers éprouver cette même émotion. >> Il paraît qu'au moment où Ratisbonne me faisait cette confidence, mes regards étincelants de joie semblaient lui dire : Tu seras des nôtres ; car il se hâta d'affirmer avec une intention bien marquée, que cette impression avait été purement religieuse nullement chrétienne. << D'ailleurs, continua-t-il, en descendant du Capitole, un bien triste spectacle vint rallumer toute ma haine contre le catholicisme je traversais, le Ghetto, et, tout en voyant la misère et la dégradation des Juifs, je me disais qu'après tout il valait mieux être du côté des opprimés que de celui des oppresseurs. » Notre causerie tendait à la discussion : j'essayais, dans mon entraînement, de lui faire partager mes convictions catholiques, et lui, souriant de mes efforts, me répondait avec une bienveillante pitié pour ma superstition : qu'il était né Juif, et qu'il mourrait Juif. Alors il me vint l'idée la plus extraordinaire, une idée du ciel, car les sages du monde l'auraient appelée folie : <«< Puisque vous êtes un esprit si fort et si « sûr de vous-même, promettez-moi de porter « sur vous ce que je vais vous donner. « Voyons, de quoi s'agit-il? << Simplement de cette médaille. -- - Et je lui montre une médaille de la Vierge miraculeuse. Il se rejette vivement en arrière avec un mélange d'indignation et de surprise. « Mais, ajoutai-je froidement, d'après votre « manière de voir, cela doit vous être parfaite<«<ment indifférent, et c'est me faire, à moi, << un très-grand plaisir. — « Oh! qu'à cela ne tienne, s'écria-t-il « alors en éclatant de rire; je veux au moins << vous prouver qu'on fait tort aux Juifs en les << accusant d'obstination et d'un insurmontable << entêtement. D'ailleurs, vous me fournissez là « unfort joli chapitre pour mes notes et impres<«<sions de voyage. » Et il continuait des plaisanteries qui me navraient le cœur, car, pour moi, c'étaient des blasphèmes. Cependant, je lui avais passé au col un ruban, auquel mes petites filles, pendant notre débat, avaient attaché la médaille bénite. Il me restait quelque chose de plus difficile encore à obtenir, je voulais qu'il récitât la pieuse invocation de saint Bernard : Memorare, opiissima Virgo... Pour le coup, il n'y tint plus; il me refusa positivement avec un ton qui semblait dire cet homme est en vérité par trop impertinent. Mais une force intérieure me poussait moi-même, et je luttais contre ces refus réitérés avec une sorte d'acharnement. Je lui tendais la prière, le suppliant de l'emporter avec lui, mais d'être assez bon pour la copier, parce que je n'en avais pas d'autre exemplaire. Alors, avec un mouvement d'humeur et d'ironie, comme pour échapper à mes importunités « Soit, je l'écrirai; vous aurez ma << copie et je garderai la vôtre; » et il se retira en murmurant tout bas : « Voilà un original << bien indiscret. Je voudrais bien savoir ce <«< qu'il dirait si je le tourmentais ainsi pour lui « faire réciter une de mes prières juives. » Lorsqu'il fut sorti, nous nous regardâmes quelque temps en silence, ma femme et moi. Tout affligés des blasphèmes que nous avions entendus, nous en demandions au ciel pardon pour lui; nous recommandions à nos deux petites filles de réciter le soir l'Ave Maria, pour la conversion d'Alphonse. Désormais toutes les circonstances deviennent si importantes pour constater l'œuvre du Seigneur, que c'est un devoir pour moi de ra conter, autant que possible, ce que j'ai fait, ce qu'a fait Ratisbonne, depuis le jour où il a emporté le Memorare jusqu'au moment où la Mère des miséricordes lui arracha le bandeau qui l'empêchait de voir, jusqu'à celui où il a eu le bonheur de faire devant tous profession de la foi catholique. Ratisbonne ne pouvait assez s'étonner de mes instances; il avait pourtant copié cette prière, à laquelle j'attribuais une si puissante efficacité; il la lisait et relisait, afin d'y découvrir ce qui me la rendait si précieuse. A force de la lire, il la savait presque par cœur ; elle lui revenait à chaque instant à la mémoire, il la répétait machinalement, comme ces airs d'opéra qu'on chante sans y penser, et en s'en impatientant, Quant à moi, j'étais tout préoccupé de ce qui s'était passé entre moi et un homme avec lequel je n'avais aucune relation d'intimité, avec lequel j'avais causé ce jour-là pour la première fois. Je ne pouvais me rendre compte de cette force intérieure qui me poussait vers lui, et qui, en dépit de tous les obstacles et de l'opiniâtre indifférence qu'il opposait à mes efforts, me donnait une conviction intime, inexplicable, que tôt ou tard Dieu lui ouvrirait les yeux. J'étais décidé à l'empêcher à tout prix de partir dans la soirée. J'allai lui faire une visite à l'hôtel Serny, et ne l'ayant point trouvé, je l'engageai par un billet à vouloir bien passer chez moi, le lendemain dimanche, vers dix heures et demie du matin. Le soir, selon un pieux usage de Rome, je devais faire, avec le prince M. A. B. et d'autres amis, la veillée devant le Saint-Sacrement. Je leur recommandai de se joindre à mes prières pour obtenir de Dieu la conversion d'un Juif. Dimanche, 16 janvier 1842. Ratisbonne fut exact au rendez-vous; et m'abordant d'un air très-dégagé : « Eh bien! «j'espère que vous ne songez plus à vos « rêveries d'hier. Je viens prendre congé de « vous, je pars cette nuit. «Mes rêveries! ce qu'il vous plaît d'ap<< peler ainsi, me préoccupent plus que jamais; «<et, quant à votre départ, n'en parlons pas, car <«< il faut absolument le remettre à huit jours. << Impossible, ma place est retenue. « Qu'importe? allons ensemble au bureau « des diligences dire que vous ne partez plus. « Ah! cette fois, c'est trop fort; très« décidément je pars. — « Très-décidément vous ne partirez pas, << dussé-je vous tenir sous clef dans ma cham<<< bre. » |